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Au Jardin des Plantes, rive gauche à Paris, les promeneurs ont parfois la surprise d’entendre un joggeur crier « Ataï ! » au moment où il croise un certain orme blanc. C’est Edwy Plenel, qui – il le confie dans ce nouveau livre d’intervention, Le jardin et la jungle – ne manque jamais de saluer au passage, en prononçant son nom, les mânes d’un grand chef kanak tué par l’armée coloniale française en 1878. L’arbre a été planté en mémoire d’Ataï il y a dix ans, lorsque la France s’est décidée à restituer son crâne (conservé jusqu’alors dans les collections du Muséum d’histoire naturelle) afin qu’il trouve sépulture en Kanaky. 

Tout le propos de ce petit livre, sous-titré Adresse à l’Europe sur l’idée qu’elle se fait du monde, consiste à opposer un double démenti aux prétentions occidentales de constituer une civilisation fondée sur l’humanisme, dont l’action au-dehors serait conforme aux principes universels du droit. Démenti, d’abord, par l’histoire et l’actualité du colonialisme – depuis les conquêtes sanglantes du XIXe siècle jusqu’au nettoyage ethnique de la Palestine, en passant par les innombrables exactions et hécatombes subies par les « indigènes ». Démenti, aussi, par le passé et le présent des penchants autoritaires et racistes au sein même de l’Occident – du triomphe des fascismes d’hier à la montée de ceux d’aujourd’hui en passant par le judéocide lors de la Seconde Guerre Mondiale, au plus atroce des ténèbres européennes. 

« L’Europe est un jardin » où « tout fonctionne », avec « la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire », a déclaré en 2022 Josep Borell, haut représentant de l’Union Européenne pour les affaires étrangères… afin de mieux avertir que « la plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin ». L’État d’Israël, quant à lui, est volontiers présenté comme « une villa dans la jungle » par les partisans de ses orientations politiques depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1993 (et la mise à mort, en même temps, des accords d’Oslo en vue de la coexistence avec un État palestinien). E. Plenel a choisi ces images de l’antagonisme entre « eux » (les barbares) et « nous » (les civilisés) comme fil directeur de son essai. On y retrouve – notons-le au passage – les deux facettes du suprémacisme occidental illustrées à la fin du siècle dernier par les essais à succès des néoconservateurs Francis Fukuyama (La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992) et Samuel Huntington (Le choc des civilisations, 1996) : triomphalisme naïf, puisque l’Occident aurait atteint au meilleur système politique possible avec la démocratie libérale, et pessimisme belliciste, puisque les « autres », loin de se rallier à l’excellence de notre modèle, menacent plutôt de le détruire. Aux visions de J. Borrel et des sionistes radicalisés, E. Plenel oppose une autre villa avec son jardin. C’est celle du commandant d’Auschwitz, mise en scène récemment au cinéma par Jonathan Glazer dans La zone d’intérêt. Tandis que la famille de l’obersturmbannführer SS Rudolf Höss y vit agréablement, les crimes de masses dont il est le superviseur se poursuivent au quotidien de l’autre côté des murs.  

À la racine des maux, E. Plenel identifie un commun dénominateur : le rejet de l’égalité des droits. 

Cette prise de conscience douloureuse est dans l’air du temps (à gauche seulement) depuis l’essor du mouvement décolonial ; elle a pris une acuité peut-être inédite depuis le lancement de la guerre d’extermination à Gaza : tout en se targuant d’avoir apporté leurs Lumières au monde, l’Europe et « l’Occident », son émanation, n’ont en pratique jamais abandonné le suprémacisme civilisationnel, le racisme et la prédation sans scrupule qui ont animé aussi bien les politiques coloniales que les expériences fascistes. À la racine des maux, E. Plenel identifie un commun dénominateur : le rejet de l’égalité des droits. Tel est le principe constitutif non seulement de tous les obscurantismes et de toutes les extrêmes-droites, de Joseph de Maistre à Bruno Retailleau, mais aussi du colonialisme et de l’impérialisme, bien que ces derniers portent les masques du progressisme ou du réalisme géopolitique. 

La démonstration est riche en éclairages historiques érudits et suggestifs, en références philosophiques et littéraires judicieusement mobilisées pour éclairer l’actualité. Le livre est d’autant plus appréciable qu’E. Plenel est l’une des très rares figures de notre grande presse à s’éloigner du point de vue conservateur pour dénoncer aussi bien la politique française en Kanaky que le traitement ignoble réservé aux migrants, ou encore le « deux poids, deux mesures » entre la condamnation de l’invasion russe en Ukraine et l’acceptation du nettoyage ethnique à Gaza. Mais les analyses, malheureusement, ne dépassent jamais ici la déploration des contradictions si flagrantes entre les nobles valeurs et la réalité sinistre. 

E. Plenel n’envisage pas vraiment que l’existence même du jardin de prospérité pourrait être conditionnée par le désordre, la dévastation et l’ensauvagement qui font de l’extérieur une jungle. Plus loin de lui encore l’idée troublante que l’universalisme occidental, si bien intentionné, puisse pourtant avoir été et demeurer, de fait, un instrument de domination sur le reste du monde. D’un autre côté, le livre ne se détache jamais des appréciations générales pour chercher un tant soit peu à démêler les tenants et les aboutissants des situations en cause. E. Plenel n’entre pas dans l’examen du jeu impur des circonstances historiques et des confrontations d’intérêts – dont la lecture en termes moraux est moins aisée… mais où réside la politique à proprement parler. Ne reste ainsi pour toute clef de compréhension que l’opposition entre le bien et le mal. Cette dernière ne se présente certes pas de la même manière ici que chez un George Bush ou un Benjamin Netanhyaou – dont E. Plenel dénonce la rhétorique des « fils de la Lumière » engagés à Gaza et au Liban dans une guerre messianique contre « les fils des ténèbres ». « Eux » et « nous » ne sont pas les mêmes, mais le simplisme n’est pas moindre. 

On cherchera en vain dans le livre la moindre esquisse d’une stratégie politique susceptible de faire peser davantage les forces du droit et de l’égalité dans les divers contextes, français ou internationaux. 

Tant qu’à en rester exclusivement au plan des idées et des principes moraux, E. Plenel aurait pu, concernant la Palestine, pousser l’analyse jusqu’à sa conclusion logique. Il faut du courage, face au déchaînement philo-sioniste de la classe dirigeante et des médias français, pour rappeler comme il le fait que l’État d’Israël tire sa légitimité de la réparation d’un génocide perpétré par des Européens, mais que cette réparation s’est faite par d’autres crimes, perpétrés contre des populations palestiniennes étrangères à cette histoire. Pourquoi dès lors ne pas substituer au fameux « droit à se défendre » d’une entité coloniale fondée sur l’identité ethnico-religieuse (et vouée à l’expansionnisme) la nécessité d’une solution à un État, unique et multiculturel, seule à même d’assurer la sécurité de toutes les populations ? Là-dessus, et bien qu’il voie généralement comme délétère le cadre identitaire de l’État-nation, E. Plenel ne dit mot. 

Pas une ligne non plus, alors même qu’il dénonce le consentement des classes dirigeantes occidentales, sur la seule opposition résolue à la guerre génocidaire d’Israël parmi les principaux partis politiques français, celle de La France insoumise – chèrement payée, pourtant, par ce mouvement. Que Le Média trouve ses origines dans une initiative liée à LFI en prolongement de la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2017 (un peu comme les débuts de Médiapart ont passé par le puissant soutien du mouvement Désir d’Avenir après la candidature de Ségolène royal en 2007) n’empêchera pas de le regretter ici. Tout comme il faut regretter que Médiapart, dont E. Plenel a récemment quitté la présidence, ait alimenté à sa manière les accusations d’antisémitisme grossièrement instrumentales lancées contre LFI en raison de son soutien aux Palestiniens. Il aurait valu la peine ici de réfléchir aux raisons pour lesquelles seule cette gauche de rupture, intransigeante sur la question sociale et très critique envers la construction européenne, s’est refusée à rien céder sur la solidarité avec un peuple étranger écrasé par l’oppression. Car il y a bien là une expression directe de la fidélité aux principes de 1789, à ces droits humains dont l’essai d’E. Plenel est tout entier consacré à déplorer la trahison. 

Mais on cherchera en vain dans le livre la moindre esquisse d’une stratégie politique susceptible de faire peser davantage les forces du droit et de l’égalité dans les divers contextes, français ou internationaux. Pas la moindre réflexion non plus sur la cause principale des replis identitaires, à savoir le néolibéralisme et ses effets sociaux dévastateurs. Et donc, logiquement, nulle remise en cause de l’Union européenne comme moteur, via l’imposition des normes néolibérales, de la montée actuelle de l’extrême-droite au sein des classes dirigeantes, de leurs médias et, en définitive, des sociétés (sans parler du nationalisme blanc impitoyablement mis en oeuvre contre les migrants aux frontières de l’UE). 

Au vrai, l’Europe à laquelle E. Plenel s’adresse pour la rappeler à sa promesse humaniste est au fond aussi fantomatique que l’ombre du chef kanak Ataï autour de l’arbre planté en sa mémoire. S’agit-il de son opinion publique ? Et comment ses dirigeants pourraient-ils être amenés à « rompre avec l’imaginaire de supériorité et de puissance » comme E. Plenel y exhorte ? Aux multiples références savantes mobilisées dans le livre, il faudrait encore en ajouter trois. Machiavel, d’abord, et sa découverte que les valeurs morales ne sont pas des moyens d’action opératoires dans le champ de la politique. Montesquieu, ensuite, selon qui seule la puissance peut contenir la puissance. Hegel enfin, et sa réflexion sur « la belle âme » nécessairement malheureuse : en refusant de s’exposer à l’impureté de l’action et aux salissures de l’histoire pour mieux s’en tenir à l’idéal, elle se condamne à l’impuissance. 

Edwy Plenel, Le jardin et la jungle. Adresse à l’Europe sur l’idée qu’elle se fait d’elle-même, Paris : La Découverte, 2024.

À chaque livraison, Le Média des livres signalera à ses lecteurs une petite sélection d’ouvrages récemment parus, décidée… en tout arbitaire. 

En commençant cette fois-ci par la réédition en format poche du classique de C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue (éditions Amsterdam). Parue dans sa première édition anglaise en 1938, cette histoire de la seule révolte d’esclaves à jamais avoir été victorieuse, qui déboucha sur la proclamation de la République noire d’Haïti en 1804, n’a rien perdu de son souffle. L’oeuvre de James (1901-1989), historien et militant de gauche originaire de Trinité-et-Tobago, demeure encore trop méconnue en France, même si les éditions Amsterdam ont aussi traduit il y a quelques années son Histoire des révoltes panafricaines. C’est l’occasion, par contiguïté, de signaler aussi la traduction récente d’un autre classique, Marxisme noir, de Cedric Robinson, aux éditions Entremonde. Avec ce livre, Robinson (1940-2016) lança en 1983 la thèse historico-politique du « capi­ta­lisme racial », tout en se penchant sur les oeuvres de plusieurs grandes figures intellectuelles du militantisme noir – parmi lesquelles, précisément, C. L. R. James.

Enfin, dans un tout autre registre, une bande dessinée à recommander : Les Crieurs du crime. La belle époque du fait divers, scénarisée par l’historien Sylvain Venayre et dessinée par Hugues Micol (éditions La Découverte/ Delcourt). On suit, aux côtés d’un jeune journaliste, de sa fiancée portée au féminisme et d’une dessinatrice de presse mariée à un médecin un tantinet misogyne, les développements de la sordide affaire Soleilland – le viol et l’assassinat d’une fillette de 11 ans par un ouvrier-ébéniste en 1907. À travers les couleurs d’un Paris de la Belle-Époque superbement dépeint à la gouache, l’histoire révèle le rôle de la presse à grand tirage et de ses patrons peu scrupuleux – déjà – dans la manipulation de l’opinion publique à grand renfort de faits divers complaisamment montés en épingle. Le feuilletonnage à sensation de l’affaire Soleilland par les grands quotidiens populaires est si efficace que des dizaines de milliers de personnes se pressent à l’enterrement de la victime. C’est que depuis le lancement d’un débat sur l’abolition de la peine de mort par le gouvernement Clémenceau, l’année précédente, des campagnes de presse attisent l’indignation populaire et le sentiment d’insécurité. Le Petit parisien, propriété du sénateur Jean Dupuy, en vient même fin 1907 à organiser son « référendum » et recueille un million et demi de réponses de ses lecteurs, majoritairement hostiles à l’abolition… dont le projet échoue finalement peu après. On apprend beaucoup au fil de ce récit bien mené, parfaitement accommodé avec l’expressivité singulière du trait. ●●

Minuit dans le jardin de la morale, ou l’introuvable politique d’Edwy Plenel. Le Média des livres #1

« Ataï, chef de la Révolution de 1878 ». J. Raché éditeur, Nouméa

Source

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