Partage de la valeur : l’exécutif joue les primes contre les salaires
Si vous n’avez perçu cette année ni prime d’intéressement ni participation, ce pourrait être bientôt votre tour. Alors que des centaines de milliers de personnes se sont de nouveau exprimées dans les rues partout en France contre la réforme des retraites à l’occasion des manifestations du 1er mai, le gouvernement cherche à faire oublier son passage en force.
En sortie de conseil des ministres le 26 avril, Elisabeth Borne a précisé les priorités de l’exécutif pour les 100 prochains jours, esquissées une semaine auparavant par le président de la République dans une courte allocution. Et parmi les chantiers importants sur lesquels le gouvernement souhaite avancer avant l’été figure celui du partage de la valeur.
Objectif : rendre accessible à davantage de salariés les dispositifs de partage de la valeur créée par les entreprises. Précisons d’emblée le périmètre : il ne sera pas question des salaires dans le projet de loi présenté par le gouvernement à la fin du mois de mai, bien que ces derniers soient l’outil principal de partage de la valeur en entreprise.
Pour cause, le gouvernement voit dans leur augmentation un risque pour la préservation des marges et donc de la compétitivité des entreprises françaises. Il y a quelques mois, Emmanuel Macron et le ministre de l’Economie et des finances Bruno Le Maire s’étaient ainsi prononcés contre une indexation des salaires sur l’inflation au motif que cela risquait d’entretenir la hausse des prix et de détruire, à terme, des emplois.
Au menu du projet de loi figureront donc les mécanismes de participation, d’intéressement et la plus récente prime « pour le partage de la valeur » (PPV). Depuis l’été 2022, cette dernière remplace la « prime exceptionnelle pour le pouvoir d’achat » (Pepa), dite « Prime Macron », instaurée fin 2018 en réponse au mouvement des gilets jaunes.
Les entreprises de moins de 50 salariés sont particulièrement visées car elles sont beaucoup moins nombreuses que les grandes à disposer en leur sein de mécanismes de partage de la valeur. Les mécanismes de participation, qui prévoient la redistribution des bénéfices de l’entreprise dans une proportion fixée par la loi, ne sont par exemple obligatoires que pour les entreprises de plus de 50 salariés.
Accord entre partenaires sociaux
Quant aux dispositifs d’intéressement, qui déclenchent le versement d’une prime aux salariés en cas d’atteinte d’objectifs fixés collectivement au sein de l’entreprise (niveau de production, objectifs de qualité, performance environnementale…), ils sont facultatifs pour toutes les entreprises mais sont plus répandus dans les grandes.
En 2019, 56 % des salariés embauchés dans une entreprise de plus de 1 000 salariés avaient reçu une prime d’intéressement, contre 8,4 % dans les entreprises comprises entre 10 et 50 salariés, selon les chiffres du ministère du Travail.
Appelés à s’entendre sur le sujet dès l’été dernier, le patronat et les organisations syndicales (sauf la CGT) ont signé un accord national interprofessionnel (ANI) le 10 février dernier, dont la transcription dans la loi sera, par l’intermédiaire d’un projet de loi gouvernemental, débattue au parlement avant l’été.
« Nous respecterons le compromis trouvé entre les partenaires sociaux et nous proposerons la transcription fidèle et totale de cet accord dans la loi », s’est en effet engagée Elisabeth Borne dès la fin février.
« Un grand apport de l’accord est qu’il va permettre à près d’un million de salariés de bénéficier, à partir de 2025, d’un dispositif de partage de la valeur », s’est félicitée la CFE-CGC. De quoi apporter un supplément de revenus bienvenu à l’heure où l’inflation grignote peu à peu les salaires. De quoi également réduire en partie les inégalités entre salariés au sein des entreprises.
Car le mécanisme est désormais connu : les outils de partage de la valeur réduisent les inégalités au sein des entreprises. Les plus modestes bénéficient en effet de primes plus importantes proportionnellement à leurs salaires.
Mais l’effet redistributif au sein de l’entreprise se double d’un effet anti-redistributif à l’échelle de la société, « car les dispositifs de partage de la valeur profitent plus aux salariés des grands groupes, qui sont déjà ceux qui sont les mieux rémunérés », résume la députée Eva Sas (EELV), co-rapporteuse avec le député Louis Margueritte (Renaissance) d’un rapport sur le partage de la valeur présenté mi-avril à l’assemblée.
Concurrence déloyale de la « prime Macron »
La disposition principale de l’accord oblige les entreprises comptant entre 11 et 50 salariés à mettre en place au moins un dispositif de partage de la valeur (intéressement, participation, prime pour le partage de la valeur ou plan d’épargne salariale). Trois critères sont listés pour déterminer quelles entreprises seront effectivement soumises à cette nouvelle obligation, dont l’entrée en vigueur est pour l’instant prévue à 2025. Parmi eux figure la réalisation d’un bénéfice net fiscal positif au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant trois années consécutives, condition que respectent 17 500 entreprises sur les 130 000 de cette taille que compte l’hexagone.
Aucun seuil n’a été fixé en termes de montants
Comme dans la formule légale qui encadre les montants à distribuer sous forme de participation, c’est la notion de bénéfice fiscal qui a été retenue et non pas celle de bénéfice comptable. Cela laisse ouverte la possibilité, estiment certains syndicats, d’une manipulation à la baisse de la participation par les entreprises grâce à des pratiques d’optimisation fiscale.
Mais la tension principale qui traverse les questions liées au partage de la valeur est ailleurs. Elle concerne l’articulation entre la PPV d’un côté, et la participation ou l’intéressement de l’autre. L’accord négocié permet en effet aux entreprises concernées par la nouvelle obligation de choisir entre ces trois modalités. « Au départ de la négociation, nous ne voulions créer aucune obligation supplémentaire pour les entreprises, explique Stéphanie Pauzat, vice-présidente déléguée de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). L’ANI en a finalement créé une mais en contrepartie, il fallait que le choix reste le plus libre possible pour les employeurs ».
Parmi toutes les options laissées, la PPV risque d’être privilégiée pour plusieurs raisons : plus facile à mettre en œuvre, elle laisse également la possibilité, pour l’employeur, de choisir arbitrairement le montant distribué plutôt que d’être lié par des règles de calcul définies antérieurement dans le cadre de négociations collectives. Avec comme conséquence une régression du dialogue social en entreprise, sur lequel ont alerté les syndicats.
Par ailleurs, aucun seuil n’a été fixé en termes de montants. Cela signifie, pour prendre un cas extrême, qu’une entreprise pourrait répondre à son obligation en se satisfaisant du versement d’une prime d’un euro à chacun de ces salariés.
« L’ANI a pour objectif la diffusion plus large des dispositifs négociés entre les partenaires sociaux et l’association des employés aux profits de l’entreprise. La PPV elle, est unilatérale et temporaire, et ne constitue qu’un bonus ponctuel et non une association durable », insiste Eva Sas.
Dit autrement, l’obligation de partage de la valeur pour les entreprises prévue dans l’ANI est une avancée pour les salariés concernés, mais sa portée est limitée par le fait que l’employeur garde la possibilité de le faire via une prime dont le montant n’est pas, contrairement à l’intéressement et la participation, déterminé en amont avec les partenaires sociaux, et qui ouvre ainsi la possibilité de traitements différenciés selon les salariés.
Morcellement du droit du travail
Toujours dans les entreprises comptant entre 11 et 50 salariés, l’accord prévoit bien en parallèle une obligation d’ouvrir des négociations collectives sur la question de la participation avant fin 2024. Mais sans obligation de résultat, il n’est pas certain que cette incitation suffise à lui redonner du souffle par rapport à la PPV.
« La loi Pacte encourageait déjà les entreprises à négocier sur le sujet, et cela s’est peu traduit en résultats », rappelle Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT et négociateur de l’ANI sur le partage de la valeur. Pour le patronat, c’est la formule de calcul de la participation qui était en cause. L’accord signé en février prévoit donc la possibilité pour les entreprises d’en choisir une autre, dont le résultat pourra être inférieur à la formule légale. « Cela permet de se familiariser avec le dispositif sans être engagé sur des montants importants », se félicite Stéphanie Pauzat.
« Encore une fois, on morcèle le code du travail en permettant d’avoir des accords d’entreprises moins-disants par rapport à la loi, et ce au détriment des salariés qui étaient jusqu’à présent égaux face au calcul de la participation », regrette Eva Sas.
« Il n’était pas question de donner un chèque en blanc au patronat, nuance Luc Matthieu. L’expérimentation doit durer 5 ans ».
Enfin, reste en suspens la question des salaires. « Le partage de la valeur ne peut pas être restreint à la seule question des primes. Cette négociation aurait dû être l’occasion de négocier plus largement la question des salaires », a notamment insisté la CGT qui a décidé, pour cette raison, de ne pas signer l’accord.
« La question des salaires est indirectement prise en compte dans l’accord, assure Luc Mathieu. Par exemple, l’article 3 exige que les branches professionnelles ayant manqué à l’obligation de revoir tous les cinq ans leur grille de classification rouvrent des négociations à ce sujet avant la fin 2023 ». L’objectif : éviter qu’avec le temps et les revalorisations successives du Smic, les grilles salariales ne soient trop écrasées. « Dans la branche du caoutchouc par exemple, seuls 60 euros séparent le niveau de classification le plus faible et le plus élevé », illustre le dirigeant de la CFDT.
Le salaire, grand absent de la réforme
Dans l’immédiat, en plus de cannibaliser les dispositifs collectifs comme évoqué plus haut, le développement de la prime pour le partage de la valeur risque de créer un effet d’aubaine, c’est-à-dire de venir remplacer des augmentations de salaires qui auraient autrement eu lieu.
Concrètement, « en l’absence du dispositif de PPV, des employeurs auraient sans doute versé, sous une forme différente, une partie au moins, estimée en première analyse à environ 30 %, du montant des primes à leurs salariés », a estimé l’Insee il y a quelques mois, notant au passage le faible dynamisme des salaires de base (c’est-à-dire hors primes et heures supplémentaires), qui se font petit à petit grignoter par l’inflation. Et rien ne permet d’assurer que la seule séparation des négociations sur les salaires et sur le partage de la valeur, prônée dans le premier article de l’ANI, ne permette de limiter cet effet.
En résumé, ce que les salariés gagnent d’un côté en pouvoir d’achat immédiat avec cette prime, ils risquent de le perdre de l’autre côté en salaires, mais aussi en droits sociaux. « C’est un jeu de dupes, car les revenus extra-salariaux ne donnent pas droit à la retraite ou au chômage, par exemple », rappelle ainsi Henri Sterdyniak, économiste et membre du collectif des Economistes atterrés. Pour ces raisons, « le projet de loi du gouvernement est une mauvaise réponse à une bonne question », lance Eva Sas.
Si l’on raisonne à échelle plus globale, les primes – tout comme d’ailleurs la participation et l’intéressement – étant exonérés partiellement ou totalement de cotisations, leur utilisation massive crée un déficit de recettes pour la Sécurité sociale et compromet la capacité de nos différents régimes sociaux (retraites, maladie…) à réaliser leurs missions.
L’aboutissement d’un accord entre partenaires sociaux sur un sujet aussi important que le partage de la valeur, et ce en pleine crise des retraites, est évidemment à saluer. D’autant qu’il porte un certain nombre de mesures a priori favorable aux salariés.
Toutefois, ces dernières restent timides et apparaissent, dans la situation actuelle, comme une manière pour le gouvernement de traiter la question du pouvoir d’achat à moindres frais. S’attaquer de front à cette question nécessiterait en effet de contraindre les entreprises à un geste fort sur les salaires plutôt qu’à inciter fiscalement les employeurs à se tourner vers des mesures qui vident les caisses de la Sécurité sociale.
D’autant plus que ces mesures finissent par créer des conflits sociaux qui coûtent très cher… Comme le montre l’épisode actuel de la réforme des retraites.
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