Patrick Artus : « 2050, c’est la disparition de l’Europe comme puissance économique »
Patrick Artus fait partie de ces économistes engagés dans le débat public. Et depuis longtemps ! Que l’on partage ou non ses points de vue, ses analyses quotidiennes, remplies de graphes et de statistiques, alimentent la réflexion. De même que ses livres, publiés régulièrement, toujours pédagogiques et un brin provocateurs.
L’entretien qu’il nous a accordé revient sur le parcours personnel, la graphomanie, les prévisions et les choix idéologiques de cet économiste atypique. Avant d’entrer dans le contenu de son tout dernier livre prospectif sur l’Europe et la France (Quelle France en 2050 ? avec Marie-Paule Virard, Odile Jacob), il analyse la dynamique de l’économie mondiale pour les décennies à venir, et trace une trajectoire pessimiste pour l’économie européenne.
Matheux d’origine, qu’est-ce qui vous a poussé vers l’économie ?
Patrick Artus : Mes cours d’économie à l’Ecole polytechnique ! Je dois notamment souligner l’influence qu’ont eue les enseignements de Jean Peyrelevade. Je m’intéressais à l’économie mathématique, mais pas seulement, et le mélange de rigueur et de sciences humaines m’a séduit. Au grand désespoir de mes profs, j’ai fait l’Ensae (Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique) et rejoint l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques).
Beaucoup de ceux qui ont suivi ce parcours-là, au début des années 1970, vont se retrouver dans l’école de la régulation. Pas vous.
P. A. : Je croise bien sûr les Robert Boyer, Michel Aglietta, Jacques Mistral, etc. Nous nous retrouvions dans les mêmes réunions de travail, moi côté Insee, eux à la Direction de la prévision. Mais je ne suis pas un économiste académique, affilié à une école de pensée.
J’ai beaucoup publié dans les « grandes revues » de la profession, mais dans le domaine de l’économie appliquée, j’étais plus un empiriste que le défenseur d’une ligne politique particulière. Et je suis resté un empiriste ! Je conserve une grande admiration pour Henry Sterdyniak. Pendant plusieurs années, nous avons partagé un bureau à l’Insee. Il est d’une grande puissance intellectuelle, et c’est le meilleur relecteur que je connaisse : il trouve de suite ce qui ne va pas !
Parmi les grands penseurs de l’économie, avez-vous un auteur de référence ?
P. A. : J’ai des goûts assez éclectiques. Je n’ai pas de héros en économie. J’ai été proche de ce que l’on a appelé les « nouveaux économistes classiques », les Robert J. Barro, Thomas Sargent, etc., mais j’ai finalement trouvé leur approche très simpliste. L’auteur qui m’a le plus intéressé est sûrement Karl Marx. Cette logique inexorable qui va de la crise de la suraccumulation du capital à la crise financière est séduisante.
« Je suis radicalement hostile au néolibéralisme. L’économie fonctionnait beaucoup mieux dans les années 1960-1970 »
Aujourd’hui, vous reconnaissez-vous dans l’étiquette d’économiste libéral ?
P. A. : Absolument pas ! Je suis radicalement hostile au néolibéralisme porté depuis Ronald Reagan et Margaret Thatcher. L’économie fonctionnait beaucoup mieux dans les années 1960-1970, il y avait beaucoup moins d’inégalités, plus d’innovations, moins de monopoles. Je suis pour une économie régulée autour d’un véritable interventionnisme étatique, sans que l’Etat décide de tout.
Vous enseignez depuis longtemps, pourquoi est-ce important pour vous ?
P. A. : J’ai enseigné de 25 à 70 ans ! Pourquoi ? Parce que quand vous vous présentez devant des étudiants, vous devez travailler vos sujets profondément pour ne pas être superficiel.
Patrick Artus, pour tous ceux qui suivent l’économie, ce sont des « Flash » quotidiens, plusieurs petites notes par jour : pourquoi cette graphomanie ?
P. A. : C’est la première chose que je fais le matin. Je suis devenu un économiste de banque et je reçois beaucoup de questions auxquelles j’aime bien répondre par écrit. Mais je sais qu’en dehors de la banque, les étudiants, les journalistes et d’autres en ont l’utilité. Je vous rassure, je vais en faire moins !
Vous mobilisez toujours beaucoup de statistiques. Est-ce que tout est dans les chiffres ?
P. A. : Bien sûr que non. D’abord, les chiffres sont généralement faux ! Il faudrait passer plus de temps à comprendre l’ampleur des révisions auxquelles nous sommes confrontés. Les effets qualité sont mal intégrés. Certaines variables clés, comme l’innovation en matière de nouvelles technologies, ou ce qui entre dans la définition des « entreprises », ne sont pas définies ou mesurées de la même façon selon les pays ! Les entreprises individuelles sont classées dans les ménages en France et dans les entreprises en Allemagne, il en résulte des écarts sur les taux de profit ou autres. Quand je publie des données, elles essaient de corriger tous ces biais.
« La qualité des prévisions, hors chocs exogènes, est bonne. Le problème, c’est qu’il y a aujourd’hui plus de chocs ! »
Les économistes font beaucoup de prévisions, et se trompent beaucoup.
P. A. : Ils se trompent assez rarement, en réalité. On arrive à bien prévoir ce qui se passe, sauf en cas de chocs exogènes non prévus comme des changements brutaux de politique économique, une pandémie mondiale, etc. La qualité des prévisions hors chocs est bonne, parce qu’on arrive à marier des données macroéconomiques, microéconomiques, d’enquêtes etc. Le problème, c’est qu’il y a aujourd’hui plus de chocs.
Au printemps 2008, vous écriviez que la crise était derrière nous…
P. A. : Je confirme que j’avais raison ! Si les autorités américaines n’avaient pas laissé Lehman Brothers faire faillite, tous les indicateurs montraient qu’on était en train de sortir de la crise. Sauver l’établissement aurait coûté quelques milliards, mais la décision brutale des Etats-Unis de faire un exemple en le laissant tomber a provoqué une panique bancaire mondiale. On ne peut pas laisser une institution financière faire faillite.
Dans votre dernier livre, on ne parle pas de prévisions, mais de scénarios pour le futur de la France à l’horizon 2050. Premier élément, vous annoncez une rareté du travail.
P. A. : La France connaît une chute de sa fécondité : la population en âge de travailler diminue, et plus vite que la population totale. Or les recettes fiscales reposent majoritairement sur le travail quand les dépenses sont destinées à toute la population. Nous nous dirigeons vers un problème structurel des comptes publics et des comptes sociaux qui va s’étendre jusqu’à la fin du siècle. De plus, la France n’affiche plus de gains de productivité.
Les pays qui ont anticipé ce genre d’évolutions ont eu recours à deux grandes stratégies : les Japonais et les Chinois ont accumulé d’importants avoirs extérieurs qui leur donnent des revenus ; les Coréens ont robotisé leur économie à haut niveau.
Malheureusement, la France n’ayant suivi aucune de ces stratégies, elle va prendre de plein fouet son évolution démographique. Il faudrait investir massivement dans les nouvelles technologies, cela représente l’équivalent de 6 points de PIB aux Etats-Unis contre 2,5 points en France. La rareté du travail va se traduire en rareté du revenu, ce qui sera source de gros conflits de répartition.
« Il n’y aura pas de réindustrialisation spontanée, seules viendront s’installer les entreprises qui pourront bénéficier d’une manne d’argent public »
Vous écrivez dans le livre : « La réindustrialisation naturelle n’existe pas. »
P. A. : La France ne dispose d’aucun avantage compétitif en matière d’industrie. Très peu de jeunes font des études d’ingénieurs et techniciens, le prix de l’énergie est élevé et le tissu industriel est très lâche. Il y a 1 500 entreprises industrielles de taille intermédiaire en France et 6 000 en Allemagne.
Il n’y aura pas de réindustrialisation spontanée, seules viendront s’installer les entreprises qui pourront bénéficier d’une manne d’argent public correspondant environ à la moitié du montant de l’investissement. Je ne crois pas à la multiplication de projets pharaoniques qui ramèneraient le poids de l’industrie à 15 % du PIB. Si l’on arrive à le stabiliser vers les 9-10 % actuels, ce sera déjà bien.
L’économie française évoluera dans un monde moins mondialisé ?
P. A. : On ne pourra pas continuer à dépendre du reste du monde pour un ensemble de produits, médicaments, semi-conducteurs, biens de la transition énergétique… Mais au-delà de cette version défensive, il faudrait arriver à trouver des secteurs où nous pourrions être des leaders, l’informatique quantique, des batteries de nouvelles générations, etc.
On ne peut pas se contenter de jouer la carte européenne. Si toutes les éoliennes sont construites au Danemark, la valeur ajoutée y sera, il faudra lui acheter de l’électricité, et ce ne sera pas mieux que notre dépendance au pétrole aujourd’hui. Nous ne sommes pas à un degré de fédéralisme, de redistribution entre pays qui nous permettrait d’ignorer la répartition géographique de la production en Europe. Nous sommes obligés d’avoir une stratégie nationale de politique industrielle.
Le monde de demain sera marqué par une guerre pour l’épargne ?
P. A. : Les besoins d’investissement pour demain sont colossaux. En gros, l’équivalent de 2,5 points de PIB pour la transition énergétique, un point de plus pour l’eau, un autre pour la défense – en gros, 5 points de PIB. Un tel niveau nous fait passer au niveau mondial dans une situation où l’épargne a priori disponible pour financer tout cela est insuffisante.
De plus, il va y avoir un problème de répartition de l’épargne disponible : dans cette bataille, l’Europe n’est pas attractive. Les Etats-Unis attirent aujourd’hui l’équivalent de 7 points de PIB de capitaux étrangers chaque année. Il y a l’hypothèque Trump mais, à long terme, l’économie américaine devrait rester dominante. Les investissements en Europe resteraient très largement insuffisants.
Est-ce qu’une union des marchés de capitaux en Europe permettrait de régler le problème ? Je n’y crois pas du tout. Disposer d’un régulateur unique des marchés ne change rien à la donne de fond : un dollar placé aux Etats-Unis a une rentabilité de 17 % quand un euro placé chez nous rapporte 9 %. C’est un cercle vicieux : pour concurrencer les Etats-Unis sur l’allocation de l’épargne mondiale, il faudrait réaliser de gros investissements sources de gains de productivité… qui réclament beaucoup d’épargne !
Vous regrettez un manque d’esprits animaux des entrepreneurs, adverses au risque, préférant accumuler les liquidités : les chefs d’entreprises français ne sont pas assez entreprenants ?
P. A. : Oui, les PME font très peu de recherche et d’innovation. De plus, l’épargne est complètement intermédiée par les banques, et ces dernières prennent peu de risques. S’ajoute à tout cela une perte d’efficacité de la recherche et développement : il en faut de plus en plus pour trouver quelque chose.
« La Chine va s’effondrer, on prévoit 600 millions de Chinois à l’horizon 2050 contre 1,4 milliard aujourd’hui. Le monde de demain sera dominé par les Etats-Unis »
Votre diagnostic final : une France appauvrie en 2050.
P. A. : Avec un scénario tendanciel dans lequel il n’y a plus de gains de productivité et une population en baisse, le revenu créé en France et en Europe ne peut que diminuer. Notre continent passerait de 22 % du PIB mondial aujourd’hui à 15 % en 2050 et moins de 10 % en 2100. C’est la disparition de l’Europe comme puissance économique, au profit des Etats-Unis, de l’Inde et de l’Afrique – mais dans ces deux derniers cas, ils partent de trop bas pour pouvoir jouer un rôle conséquent.
La Chine va s’effondrer, on prévoit 600 millions de Chinois à l’horizon 2050 contre 1,4 milliard aujourd’hui. Le monde de demain sera dominé par les Etats-Unis.
D’ici là, à 72 ans, vous repartez à la rentrée pour un nouveau poste !
P. A. : Je vais continuer à faire ce que je sais faire : décrypter l’actualité économique de façon raisonnable et non moutonnière. Jacques de Larosière, ancien gouverneur de la Banque de France et ancien patron du FMI, fait le tour du monde pour présenter ses livres à 94 ans, j’ai de la marge !
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