Pierre Leroux, économiste et philosophe
Né en pleine révolution (1797), Pierre Leroux a grandi dans une famille des plus modestes. « La pauvreté m’a pris dans mon berceau et ne m’a jamais quitté », écrit-il ainsi dans ses vieux jours. Typographe, il lance en 1830, avec ses amis, un journal (Le Globe), espérant que l’abdication de Charles X (sous la pression populaire, au profit de Louis-Philippe) augure une société démocratique.
En 1858, il dira : « Je voulais follement que la France (…) proclamât ce jour-là la République et le Socialisme. » Le Globe affiche en sous-titre : « Le journal de la doctrine de Saint-Simon » qui, explique-t-il, travaille en faveur de « l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».
En 1832, Le Globe cesse de paraître, et lui succède une série de revues dans lesquelles Leroux écrit de nombreux articles : la Revue encyclopédique (1832-1835), l’Encyclopédie nouvelle (1835-1840), La revue indépendante (1841-1848) dans laquelle George Sand publie en feuilletons Horace, roman refusé par la Revue des deux mondes car « trop audacieux », et, enfin, la Revue sociale.
Il crée sa propre imprimerie sous forme coopérative (1843) à Boussac dans la Creuse, non loin de la maison de George Sand, qui, en 1844, écrira : « Je ne suis rien d’autre qu’un (…) pâle reflet de Pierre Leroux. »
A Paris, il participe aux journées de février 1848, qui débouchent sur la brève IIe République. Candidat à la Constituante, il est élu dans la capitale, comme Victor Hugo, Proudhon et Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier, élu président de la République en 1849, instaure l’empire en 1852 et, comme beaucoup de républicains (Victor Hugo, Louis Blanc, Etienne Cabet…), Leroux doit s’exiler pour échapper à la prison.
D’abord à Londres, où il espère un soutien de John Stuart Mill qui l’avait félicité pour son discours de 1851 à l’Assemblée (« la cause des femmes est la cause du peuple »). La rencontre le déçoit, il se replie à Jersey. Sa nombreuse famille le rejoint, ses conditions de vie sont des plus précaires.
Revenu en France en 1859, il publie une autobiographie poétique, La grève de Samarez (1865), du nom d’une plage de Jersey. Il meurt durant la Commune de Paris. Celle-ci délègue deux de ses membres à ses funérailles (le 14 avril 1871) en hommage « à l’homme politique qui, au lendemain des journées de juin 1848, a pris courageusement la défense des vaincus ». Ce même jour, Victor Hugo notait dans ses Carnets : « Pierre Leroux est mort. C’est ce qu’il avait de mieux à faire. »
Socialiste et économiste
Pierre Leroux est un touche-à-tout : philosophe, mais aussi féministe, historien, homme politique et économiste critique. Il pourfend « la déplorable science des économistes » dont « l’unique axiome est la liberté et la concurrence. Chacun pour soi, et en définitive tout pour les riches, rien pour les pauvres, la voilà résumée ; libérale en apparence, meurtrière en réalité. »
Ses convictions : la non-violence est plus efficace que la bagarre, la pauvreté résulte d’une économie au service des mieux lotis, et le socialisme est la seule façon pour les travailleurs de retrouver leur dignité.
A plusieurs reprises, il dit avoir été l’inventeur du terme « socialisme ». C’est contestable mais son adhésion au socialisme ne l’est pas
A plusieurs reprises, il dit avoir été l’inventeur du terme « socialisme ». C’est contestable , mais son adhésion au socialisme ne l’est pas. En 1842 (avant Karl Marx), il avance que « le peuple se compose de deux classes distinctes de conditions et d’intérêt : les prolétaires et les bourgeois », ce qui amène Marx à parler du « génial Leroux ».
Mais il refuse le « socialisme absolu » qui cherche à « changer la vie sociale en un mécanisme où l’individu serait fatalement gouverné et conduit », donc privé de liberté. Il plaide pour un socialisme « républicain » conciliant « chacun des termes de la formule Liberté, Fraternité, Egalité, Unité » : une démocratie pacifique dans laquelle les inégalités seraient fortement réduites. Il condamne encore plus fermement la « liberté absolue » qui conduit inéluctablement à ce que le fort exploite le faible.
Ce n’est ni à l’Etat ni même aux élus de décider des réformes souhaitables, sauf si le Parlement est une représentation « de plus en plus vraie » du peuple. Certes, en mars 1848, le suffrage universel (masculin) a remplacé le suffrage censitaire (seules 250 000 personnes disposaient d’un patrimoine leur donnant le droit de vote), mais l’Assemblée élue n’est guère à l’image de la population.
Si elle l’était, écrit-il, alors le peuple pourrait « préparer, sous une multitude de rapports, les solutions législatives (…) à promulguer pour accomplir de plus en plus le but social ». Et ce but social, pour lui, c’est la fin du « paupérisme ».
Colères et espoirs
Leroux dénonce les conditions sociales déplorables des travailleurs : la durée quotidienne de travail des ouvriers des usines textiles est de 14 heures pour des salaires permettant de tout juste survivre.
Ce qui, selon lui, explique le nombre croissant d’enfants abandonnés (plus de 30 000 en 1835 dans le département de la Seine) : « La France va-t-elle ressembler à la Chine, où les enfants sont abandonnés dans les rues, et où on ramasse leurs cadavres avec les tas d’ordures ? », alors que les détenteurs des « instruments de travail » vivent dans le luxe, faisant des pauvres eux-mêmes les responsables du paupérisme.
Leroux, scandalisé, cite un livre (De la charité) de l’ancien ministre Charles Duchâtel, couronné par l’Académie française :
« La charité est nuisible aux riches, elle leur impose un fardeau et elle n’est pas utile aux pauvres, leur nombre augmentant à la faveur de cette charité » (sous-entendu : ils se tourneront les pouces).
Ne se limitant pas à l’économie, il plaide en faveur du droit de vote des femmes, et s’indigne de ce que, en France, plus d’un million d’enfants n’apprennent pas à lire
Son espoir, il le met dans l’association (les coopératives ouvrières), levier d’une société équitable. Ne se limitant pas à l’économie, il plaide en faveur du droit de vote des femmes, et s’indigne de ce que, en France, plus d’un million d’enfants n’apprennent pas à lire.
En 1826, il envisageait une « Union européenne », car « la patrie est pour nous partout où l’homme combat pour la justice et pour la vérité, la liberté, la fraternité, l’égalité ». Mais il a été aussi accusé d’antisémitisme pour avoir écrit, en 1846, un article (« Les juifs, rois de l’époque ») dans lequel il appelait « esprit juif » l’attachement insensé à l’argent.
Retrouvez notre série « Petite histoire des économistes hétérodoxes »
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