2 400 postes supprimés chez Auchan. 1 200 chez Michelin. Plus de 600 chez Exxon Mobil (pétrole), 450 chez Vencorex (chimie). Les plans sociaux s’accumulent ces dernières semaines, au point que la CGT évoque une « saignée industrielle ». Par ailleurs, la Banque de France estime à 64 650 le nombre d’entreprises en défaillance cumulées sur douze mois fin octobre. Même le ministre de l’Industrie, Marc Ferracci, a commenté début novembre : « Des fermetures de sites sont à prévoir dans les semaines et les mois à venir. Cela se chiffrera en milliers d’emplois. » Comment en arrive-t-on là alors qu’à la fin de 2022, l’emploi et le chômage affichent encore des résultats positifs ?
Comme souvent en économie, il n’y a pas qu’un seul facteur explicatif… Le premier remonte à 2020 avec la pandémie de Covid-19. En effet, l’Etat avait rapidement accordé des aides aux entreprises sans condition. C’était l’ère du « quoi qu’il en coûte ». Les firmes pouvaient profiter de prêts garantis par l’Etat (PGE), avec un remboursement différé.
« Cela a permis à de nombreuses entreprises de traverser la crise, alors qu’en temps normal, certaines auraient mis la clé sous la porte [Ces entreprises qualifiées de « zombies », NDLR], signale Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Les autorités publiques ont couvert l’économie pour éviter un effondrement de la structure productive. Néanmoins, pour certaines, les aides ont probablement été trop généreuses. »
Quatre ans plus tard, la reprise est laborieuse pour plusieurs firmes. Elles doivent maintenant rembourser les PGE, entraînant un effet de rattrapage en matière de défaillances… et de licenciements. Effectivement, durant la pandémie, « les entreprises avaient tendance à conserver leurs salariés, même dans une période de ralentissement d’activité », ajoute Xavier Ragot de l’OFCE, mais cette « rétention de main-d’œuvre » devient de plus en plus insoutenable.
Effet d’aubaine et difficultés sectorielles
À cela s’ajoutent des difficultés spécifiques à certains secteurs : le coût de l’énergie, la concurrence étrangère accrue, la diminution de la consommation… Difficile de ne pas évoquer Michelin ou Auchan dans ce contexte.
« Il existe également un effet d’aubaine, souligne Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’Institut du travail de l’université de Strasbourg. Lorsqu’une vague de licenciements est révélée, il est plus facile de s’y engouffrer. Comme en 2008, pour certaines entreprises, c’est presque une occasion de procéder à des licenciements. »
Au fond, c’est ce que dénonce Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, à propos de Michelin. Le groupe « optimise et délocalise ses coûts », déclare-t-elle. Le fabricant de pneus a annoncé la fermeture de deux usines, à Vannes et à Cholet, tout en affichant 2 milliards d’euros de bénéfices en 2023 et en reversant plus d’1 milliard à ses actionnaires sous forme de dividendes. De plus, il a bénéficié de plus de 65 millions d’euros d’aides de l’Etat via le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) depuis 2013, ainsi que 12 millions d’euros pour le chômage partiel et 42 millions d’euros pour le crédit d’impôt recherche (CIR). Sans oublier le plan de soutien à l’automobile de 2020, qui lui a apporté 200 millions d’euros.
Même Michel Barnier, le Premier ministre, s’est montré préoccupé : « Je souhaite savoir comment l’argent public alloué à ces groupes [Michelin et Auchan, NDLR] a été utilisé. Je veux avoir des réponses. Nous allons donc poser des questions et étudier si cet argent a été bien ou mal employé pour en tirer des enseignements. » Une « task force » a été établie pour investiguer.
Pourtant, la conclusion semble très claire pour Hélène Cavat : la politique de l’offre mise en œuvre depuis une décennie a échoué. « Une illusion s’effondre. Celle selon laquelle, si l’on gâte les entreprises et veille à leur santé économique optimale, les salariés seront protégés. La situation démontre clairement que la politique des employeurs ne permet pas de maintenir les emplois. »
Un rapport publié en mai par l’institut La Boétie confirmait déjà cette analyse. En étudiant les comptes de l’Etat, les auteurs ont souligné à quel point la politique budgétaire a favorisé les entreprises. Les subventions et les transferts en capital qui leur ont été accordés représentaient 120 milliards d’euros en 2022, soit trois fois plus qu’en 2000. Cependant, l’efficacité de ces aides n’a pas vraiment été prouvée, comme l’évoquait déjà cet article.
Droit du travail pro-licenciement
Parallèlement aux aides financières, les dix dernières années ont été marquées par « une destruction méthodique de nombreuses barrières encadrant la liberté de licenciement en France », signale Hélène Cavat. D’où le nombre élevé de destructions d’emplois aujourd’hui, « car le législateur porte une part de responsabilité, au même titre que les multinationales, ayant créé un cadre juridique qui facilite les licenciements. »
Les exemples abondent. De la loi de sécurisation de l’emploi de 2013 à la loi travail de 2016, en passant par les ordonnances Macron, « on a vu à la fois une multiplication d’accords collectifs (comme les ruptures conventionnelles collectives ou accords de performance collective) qui facilitent les licenciements tout en dégradant les conditions de travail. Simultanément, on a observé des attaques contre le droit de licenciement pour motif économique ». En d’autres mots, les entreprises ont de plus en plus de liberté pour licencier sans justification.
La mauvaise nouvelle, c’est que cette hémorragie semble loin de s’interrompre. En matière de droit du travail, il est peu probable que le gouvernement fasse marche arrière et réintroduise des protections plus strictes contre les licenciements.
La responsabilité de l’Etat
Sur le plan socio-économique, d’autres difficultés viendront s’ajouter aux problèmes de remboursement des PGE. D’abord, la croissance devrait ralentir. Elle ne serait que de 0,8 % l’an prochain, contre 1,1 % en 2024.
« Quand la croissance est faible, les entreprises recrutent moins et peuvent avoir du mal à maintenir leurs effectifs », rappelle Mathieu Plane.
Les entreprises ne pourront pas compter sur des politiques de l’emploi généreuses, comme ce fut le cas ces dernières années. Plusieurs mesures sont actuellement discutées dans le cadre du projet de loi de finances 2025, mais les aides pour l’embauche des apprentis pourraient être diminuées. Or, on sait que ces aides ont largement contribué à augmenter le nombre d’apprentis et à accroître le taux d’emploi, non sans générer des effets d’aubaine pour les entreprises.
Des discussions sont également en cours sur la réduction des exonérations de cotisations sociales dont bénéficient les firmes. Cependant, leur ampleur, sous la pression du patronat, devrait rester limitée.
Enfin, le marché du travail devrait être impacté par le déploiement l’année prochaine de la réforme des retraites :
« L’augmentation de l’âge de départ légal, par définition, implique que les entreprises maintiennent les seniors en emploi, ce qui les incite à embaucher moins de jeunes ou d’autres catégories, ou encore à se séparer des seniors, qui se retrouvent au chômage. »
Les plans sociaux, partie visible de l’iceberg
En résumé, en prenant en compte tous ces éléments, « il est évident que nous sommes face à un retournement du marché du travail », précise l’économiste de l’OFCE. Malgré la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, qui voit juste des « tensions ».
Après un taux de chômage de 7,3 % cette année, l’OFCE anticipe une hausse à environ 8 % en 2025, avec 150 000 destructions d’emplois. Les analystes observent déjà les premiers indicateurs pour évaluer la véracité de leurs prévisions. Toutefois, les outils à disposition sont perfectibles. Les statistiques des défaillances d’entreprise, qui ne concernent que les entreprises en redressement ou en liquidation judiciaire, ne prennent pas en compte les plans sociaux.
Pour compenser ce biais, la CGT s’efforce de recenser tous les plans sociaux. Elle en a déjà identifié 180, mais cela ne représente qu’une partie de la réalité. D’autres licenciements, moins significatifs, échappent aux relevés. De manière encore plus discrète, des destructions seront liées au non-remplacement des départs à la retraite. Au total, « il est crucial de comprendre que ces suppressions s’étaleront sur plusieurs années. Ce n’est que le début », prévient Hélène Cavat, de l’Institut du travail de l’université de Strasbourg.
Un autre indicateur, habituellement très surveillé, ne laisse guère entrevoir d’optimisme. Il concerne l’évolution de l’emploi intérimaire, qui joue le rôle de baromètre avancé des tendances à venir sur le marché du travail en raison de sa sensibilité au climat économique. Au troisième trimestre 2024, il continuait de baisser pour le septième trimestre consécutif (- 0,9 %). Bien que l’intérim ne représente que 2 à 3 % de l’emploi salarié en France, il annonce les mois à venir pour l’Hexagone.
Entre 2015 et 2022, dans un contexte de croissance économique, plusieurs indicateurs de l’emploi et du travail avaient tendance à s’améliorer en France : augmentation des emplois, diminution du chômage, plus de recrutements en CDI et à temps plein, hausse du taux d’activité et d’emploi, des salariés plus flexibles n’hésitant pas à changer d’employeur pour améliorer leurs conditions de travail…
Ce cercle vertueux pour les travailleurs risque désormais de devenir vicieux, affectant à la fois ceux qui ont un emploi et ceux qui en sont dépourvus : « Ces vagues de licenciements instaurent un climat de peur, conclut Hélène Cavat. Ce qui aboutit à une pression pour ne pas changer d’emploi, ne pas trop revendiquer et accepter des conditions de travail dégradantes. » Voilà qui présage un avenir sombre pour l’emploi et le travail…
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