Plus de 150 000 emplois industriels seraient menacés en France par la hausse du prix de l’énergie
La décarbonation rapide et en profondeur de l’industrie française est une priorité affichée du gouvernement. Le 3 avril, le ministre de l’Economie réceptionnait les 29 propositions de cinq groupes de travail, produites dans le cadre d’une large concertation qui devrait aboutir cet été à la présentation d’un projet de loi pour l’industrie verte.
Ainsi, la France fait sienne la proposition législative européenne présentée le 16 mars par la Commission bruxelloise visant à aligner l’appareil industriel des Vingt-Sept sur l’objectif « zéro émission nette en 2050 », le Net Zero Industry Act.
Ce projet de règlement européen se veut aussi une réponse à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain qui fait trembler l’Union européenne. Cette loi fédérale entrée en vigueur en août 2022 aux Etats-Unis prévoit en effet, parmi d’autres mesures, 369 milliards de dollars d’investissements dans la transition énergétique (véhicules électriques, énergies renouvelables, hydrogène, etc.), mais fléchés vers les industriels domestiques, déjà implantés ou qui s’implanteront à l’avenir. De quoi siphonner l’investissement vert et les emplois qui vont avec de ce côté-ci de l’Atlantique ? C’est en tout cas l’inquiétude.
Le surlendemain, le 5 avril, c’était au tour du ministre de l’Industrie et de la ministre de la Transition énergétique de réunir les dirigeants des 50 sites industriels les plus émetteurs de CO2 (aciéries, cimenteries, raffineries…), pour faire un point d’étape des avancées de la planification écologique lancée par le gouvernement le 8 novembre dernier pour ce secteur.
Sur ces 50 sites prioritaires, qui représentent 55 % des émissions industrielles et 11 % des émissions françaises, 46 ont déjà remis au gouvernement une feuille de route pour réduire de près de moitié leurs émissions d’ici à 2030 (par rapport à 2015) et se rapprocher de la neutralité en 2050. En novembre dernier, Emmanuel Macron avait promis d’allouer aux industriels 5 milliards d’euros en contrepartie du respect d’un tel objectif, en plus des 5 milliards déjà inscrits dans le plan France Relance.
1 % du chiffre d’affaires
Une facture énergétique trop lourde pour les industriels européens par rapport à leurs concurrents pourrait plomber leurs marges ou leur compétitivité-prix, réduire leurs capacités d’investissement ou leurs ventes, avec au bout du compte beaucoup de destructions d’emplois.
Même s’il faut compter avec les gains d’efficacité qui allégeront leurs coûts unitaires, les industriels sont aussi dépendants de l’énergie que les agriculteurs le sont de la pluie et du beau temps
Publiée le 7 avril, une étude de La Fabrique de l’industrie, centre de réflexion lié aux instances patronales, éclaire cet enjeu. Elle fait l’hypothèse que les prix du gaz et de l’électricité auxquels sont soumis les industriels en Europe se maintiendront durablement à un niveau deux fois plus élevé qu’en 2019, sans variation dans le reste du monde.
Une valeur qui correspond tant aux anticipations des intéressés qu’à la réalité actuellement observée (les prix astronomiques atteints sur le marché spot ne sont pas ceux que payent les industriels, qui se couvrent avec des contrats longs). Ce doublement des prix représenterait un accroissement de la facture énergétique de l’industrie française de 10 milliards d’euros (14 milliards en 2019), soit 1 % de son chiffre d’affaires.
Menaces sur l’emploi
Avec quel effet sur l’emploi ? Sur la base de ces hypothèses de prix de l’énergie, l’étude estime que 117 000 emplois industriels à plein-temps sont aujourd’hui menacés en France, sur un total de 2,6 millions en 2019. Les principaux secteurs concernés sont l’agroalimentaire, avec 30 000 emplois, et les secteurs énergo-intensifs (chimie, métallurgie, papier, produits minéraux non métalliques), avec 53 000 emplois.
La baisse de la demande adressée aux entreprises, qui peuvent devenir moins compétitives en répercutant sur leurs clients la hausse des prix de l’énergie, est un premier facteur d’explication. Cette baisse d’activité du fait des prix de l’énergie est estimée à 1,7 % du chiffre d’affaires industriel. Traduite en emplois, elle représente 43 000 postes salariés menacés indique l’étude, en raison de délocalisations principalement.
Cependant, le deuxième facteur d’explication, la réduction des marges des entreprises, joue un rôle deux fois plus important en matière d’emplois. Dans beaucoup de secteurs, comme l’agroalimentaire, le textile, le médicament, la chimie, l’industrie du papier, il est en effet difficile de répercuter plus de 40 % du surcoût énergétique sur le client et l’essentiel est épongé par l’entreprise, au détriment de ses capacités d’investissement, et donc de l’emploi.
L’étude estime que l’industrie prise dans son ensemble répercuterait sur ses marges la moitié du surcoût énergétique. Soit une baisse de 5 milliards d’euros du résultat courant avant impôts du secteur ou encore un recul de 6 %. Traduit en nombre d’emplois, cela représenterait 74 000 postes menacés.
A ces 117 000 emplois industriels menacés en France par les prix de l’énergie s’ajouteraient, poursuit l’étude, 38 000 du fait du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (MACF), soit 1,5 % du total. Destiné à aider l’Europe à atteindre la neutralité carbone sans nuire à la compétitivité des entreprises européennes, ce dispositif décidé en décembre 2022 prévoit de taxer le contenu carbone des produits importés à hauteur du prix du carbone que vont devoir payer les industriels européens.
Ils vont en effet perdre peu à peu le bénéfice de l’allocation gratuite de quotas d’émission et devoir payer pour le CO2 qu’ils émettent, comme c’est déjà le cas pour les centrales électriques au charbon et au gaz. Autrement dit, ils devront payer plus cher leur énergie, en tout cas tant qu’elle est émissive.
Mais comment ce mécanisme, précisément destiné à rééquilibrer les conditions de la concurrence pour des industriels européens qui seront soumis à une plus forte contrainte carbone que le reste du monde, peut-il nuire à l’emploi ? De deux façons, explique la Fabrique de l’industrie.
D’abord, parce que si les industriels européens seront protégés vis-à-vis des importations, leurs produits seront pénalisés sur les marchés extérieurs par rapport à leurs concurrents étrangers. Ensuite, écrit l’étude, parce que « le MACF ne couvre que quelques grands intrants industriels et non l’ensemble des chaînes de valeur ».
Exemple : si l’aluminium étranger sera bien taxé à la frontière, ce ne sera pas le cas d’un produit fini à base d’aluminium. Ce qui peut inciter un acheteur européen à se tourner vers le produit importé plutôt que le « made in Europe ». Sur la base d’un prix du carbone de 100 euros la tonne, niveau atteint aujourd’hui en Europe, l’étude estime ainsi que 38 000 emplois industriels pourraient disparaître en France.
Le vrai sujet industriel pour l’Europe est bien davantage « la disponibilité d’une énergie décarbonée, fiable et compétitive », selon La Fabrique de l’industrie
Qu’en est-il à présent de l’IRA américain, qui fait figure de grand épouvantail ? C’est sans doute la conclusion la plus originale de l’étude, qui estime que cela n’impactera pas ou peu l’emploi industriel français dans son ensemble, ni dans un sens ni dans un autre.
Le tableau est en fait assez divers selon les secteurs. Pour les produits de base qui voyagent facilement (métallurgie, chimie), il y a des inquiétudes. D’autres sont peu concernés, comme le ciment, le verre, le papier-carton ou la mécanique. D’autres encore voient des opportunités d’affaires aux Etats-Unis, comme les groupes automobiles ou les énergéticiens.
Au final, conclut la Fabrique de l’industrie, le sujet de l’IRA « n’est pas tant qu’il menace l’industrie européenne sur son sol, c’est plutôt qu’il présente aux institutions européennes un exemple cruel de passage à l’acte efficace ». Le vrai sujet industriel, comme l’écrit l’étude, est bien davantage pour l’Europe « la disponibilité d’une énergie décarbonée, fiable et compétitive ».
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En attendant, juge La Fabrique industrielle, « à l’heure où la France et l’Europe appellent de leurs vœux, tout à la fois, la décarbonation de leur économie et le renforcement de leur souveraineté industrielle, le maintien des fabricants de matières premières (acier, verre, produits chimiques de base, etc.) apparaît, aux conditions actuelles du marché et de réglementation, particulièrement précaire par suite des effets des politiques climatiques en place », avec pour effet de contrarier la décarbonation attendue du secteur.
Mais que comprendre de cette conclusion ? Est-ce, au nom de l’emploi, un appel de l’industrie à la poche du contribuable pour l’aider à payer sa facture d’énergie (carbonée) ? Est-ce une demande au législateur de remettre en cause la suppression de l’allocation gratuite des quotas carbone, alors qu’on ne voit pas bien comment ce secteur se décarbonerait sans un signal-prix efficace ?
Si l’estimation de 155 000 emplois industriels menacés peut impressionner, il faut surtout relativiser ce chiffre. Le MACF sera mis en œuvre de manière progressive à partir de 2026 (dans trois ans) pour une pleine effectivité en 2035 seulement. Son effet pénalisant estimé (38 000 emplois menacés), à supposer qu’il soit réel, ce qui n’est pas démontré, sera donc très étalé dans le temps.
Quant au chiffre de 10 milliards d’euros annuels de surcoût énergétique pour l’industrie par rapport à 2019, qui aboutit à 117 000 emplois menacés, cela reste, comme indiqué, une proportion très limitée du chiffre d’affaires (1 %). Et qu’il faudrait tout de même rapprocher des dizaines de milliards annuels d’aides accordées aux entreprises ces dernières années et des dizaines de milliards distribués en dividendes et rachats d’actions par les stars du CAC 40.
Enfin, et comme l’indique en préambule cette étude, les effets de la transition bas carbone sur l’emploi pris dans son ensemble ne sont pas pris en compte, alors qu’ils peuvent être positifs, comme l’estime par exemple la modélisation macroéconomique des scénarios de décarbonation pour la France présentés par l’Ademe.
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