Pourquoi certains parents prennent des photos après une grossesse arrêtée
Le couple a perdu son troisième enfant, un garçon prénommé Jack, suite à des complications qui ont nécessité un alitement de Chrissy Teigen et une hospitalisation pour hémorragies. Elle a publié une série de photographies en noir et blanc pour illustrer cette expérience déchirante, dont une où on la voit tenir son bébé emmailloté. Vilailuck Teigen, sa mère, a mis en ligne des photos ainsi qu’une vidéo similaires sur Instagram.
Si les amis et abonnés du couple leur ont témoigné énormément d’amour et de soutien, des commentaires publiés sur les réseaux sociaux ont aussi remis en cause leur décision de partager des clichés aussi intimes, et même d’avoir eu l’idée d’en prendre.
“Pourquoi une séance photo? Je suis vraiment navré pour votre bébé mais pourquoi?” peut-on ainsi lire.
“Ces photos me semblent très intimes. Elles auraient dû rester dans privées”, s’émeut un-e internaute.
Ce que ces personnes ignorent probablement, c’est que ce type de photos n’est pas si rare, et qu’en prendre et les partager avec autrui peut jouer un rôle primordial dans le processus de guérison des parents endeuillés.
″L’expression ‘Une image vaut mille mots’ est toujours d’actualité. Dans les moments de deuil, les photos nous aident à capturer les choses qu’on ne vit qu’une seule fois”, explique Dan Reidenberg, spécialiste des questions de santé mentale et directeur exécutif de l’association Suicide Awareness Voices of Education. “Dans des situations très douloureuses comme la leur, beaucoup d’émotions s’entrecroisent. Les clichés réalisés vont les aider dans leur processus de guérison; lorsqu’ils se trouveront à un autre stade du deuil, ils pourront les regarder et se souvenir qu’ils ont bel et bien vécu ce moment.”
“Dans des moments comme celui-ci, la vie peut paraître irréelle, mais les photos nous aident à nous souvenir que les choses ont vraiment eu lieu. Jack était là, avec eux, pour quelques instants à peine malheureusement, et c’est le seul moment où ces photos pouvaient être prises.”
Gina Harris est Pdg de Now I Lay Me Down to Sleep (NILMDTS), une association à but non lucratif fondée en 2005 dans le but d’offrir un service de photos souvenirs aux familles confrontées à la perte d’un bébé. Elle a entendu parler de NILMDTS en 2007, après avoir accouché de David, son fils mort-né.
“Je me suis demandé, ‘Est-ce que j’ai le droit de prendre des photos de mon fils mort?’” se rappelle-t-elle. “Mais quand j’ai vu à quel point ces clichés pouvaient être beaux, j’ai décidé de sauter le pas. Je me suis dit: ‘Même au cas où je ne les regarde jamais, c’est une décision sur laquelle je ne pourrai plus revenir.’”
Elle confie que ces photos sont aujourd’hui son “bien le plus cher” et lui rappellent que David a bien existé, qu’elle a vraiment vécu ces moments. Elle souligne qu’il existe des études sur les vertus guérisseuses des photos souvenirs et des rituels similaires.
“Les photos peuvent nous aider à nous remémorer des détails dont nous ne nous souvenons pas car nous étions complètement submergés par l’émotion sur le moment”, ajoute Dan Reidenberg. “Elles peuvent aussi nous donner un certain recul sur la façon dont nous traversons le deuil. Quand on regarde des photos des premiers jours et qu’on y revient plus tard, on constate à quel point on souffrait et combien on est combatifs, pour avoir surmonté l’un des épisodes les plus sombres d’une vie.”
Avec l’avènement des nouvelles technologies, le fait de prendre des photos et de les partager avec autrui est un processus constitutif de nos vies. C’est la façon dont nous racontons ce qu’il nous arrive quand les mots nous manquent.
“J’ai remarqué que la plupart des parents acceptent immédiatement l’idée de photos souvenirs parce que celles-ci permettent de créer un souvenir sur le long terme”, analyse Carolina Villegas, psychologue au Health Winnie Palmer Hospital for Women & Babies d’Orlando (Floride). “Ce type de deuil peut s’avérer très solitaire. Parmi les femmes qui participent à des groupes de soutien périnatal, certaines m’ont dit qu’il était douloureux de trouver leurs mots. Partager ces photos avec des personnes chères et des gens en qui elles ont confiance leur permet de communiquer plus aisément.”
Les amis et membres de la famille qui veulent soutenir des parents en proie au deuil ne savent souvent pas quoi dire. De fait, commenter une photo peut constituer une façon de témoigner leur soutien et de soulager un peu la douleur des intéressés.
“La meilleure façon de se souvenir d’un être cher, c’est de partager des anecdotes sur sa vie”, indique Saniyyah Mayo, thérapeute de couple et de famille. “La psychologie nous enseigne que, pour guérir, il faut parler de la douleur que l’on ressent. Plus on évoque les événements tragiques qui sont survenus, moins ceux-ci ont d’emprise. C’est la raison pour laquelle les gens suivent une thérapie. Ils parlent de leur douleur, ce qui leur permet de la vider de son essence et de transformer son emprise en force.”
Pour les parents qui n’ont profité que de quelques instants avec leur enfant, l’essentiel peut résider dans les photos prises. Gina Harris souligne qu’elles constituent également une bonne façon de rendre compte de l’existence des bébés en question, étant donné qu’aux États-Unis la plupart des États ne délivrent pas de certificats de naissance dans ce cas de figure.
“Vous avez vécu cette grossesse, vous avez porté ce bébé pendant plusieurs mois, vous l’avez mis au monde, tenu dans vos bras, vous savez qu’il a existé mais aucun document n’atteste son existence,” détaille-t-elle. “C’est là que les photos ont un rôle à jouer.”
Depuis quinze ans, NILMDTS a organisé près de 50 000 séances photo. L’association propose aussi un service de retouches aux familles qui ont pris les clichés elles-mêmes, et forme les infirmières au cas où aucun photographe ne serait disponible ou si l’état de santé du bébé rendrait les choses difficiles pour une personne n’appartenant pas au corps médical. Par ailleurs, l’association propose des “marches du souvenir” aux familles afin de rendre hommage à leur enfant après une fausse couche, l’arrivée d’un bébé mort-né, une mort subite du nourrisson et tout autre type de complications liées à la grossesse et à la mort d’un bébé.
“Je respecte et considère les bébés que j’ai perdus comme mes enfants, comme je le fais pour mon fils qui est en vie,” confie Gina Harris. “Je crois qu’il est bénéfique de reconnaître leur existence et de faire comprendre aux autres que vous avez vécu un deuil. Bien souvent, les gens ne voient pas votre expérience comme la perte de quelque chose car ils n’ont jamais rencontré le bébé.”
Elle souligne que les photos souvenirs ne parlent pas forcément à tout le monde et qu’il est important de respecter les décisions que prend chaque famille. Cela dit, elle n’a jamais entendu un seul client de NILMDTS exprimer des regrets quant à ces photos, même quand les intéressés ont choisi de ne pas partager les clichés avec leurs proches ou ne les regardent pas très souvent.
Gina Harris remarque aussi qu’elle voit moins de commentaires critiques et négatifs sur les photos souvenirs depuis quelques années, bien que certains jugements persistent, comme le montrent les réactions à la publication de Chrissy Tegen.
“Pour ceux qui n’ont jamais perdu de bébé, c’est une situation qui peut être difficile à comprendre. Si tout va bien, ils n’auront jamais à vivre cette situation mais, comme pour tout dans la vie, il faut se garder de juger les autres, surtout si on n’a pas vécu cela soi-même. Et ces clichés de beaux bébés ne sont pas, et de loin, les plus dérangeants que j’ai vus sur internet.”
Elle attribue les critiques du choix de Chrissy Teigen à sa célébrité et au fait que les Américains ne sont pas très à l’aise avec la mort, surtout celle d’un nourrisson, qui va à l’encontre du déroulement naturel des choses.
“Quand une personne âgée décède, les gens ne prennent généralement pas de photo d’elle parce qu’ils en ont plein de l’époque où elle était en vie. Pourtant, aux débuts de la photographie, il arrivait souvent que l’on immortalise les traits d’une personne qu’après son décès. Il existe de très nombreuses photographies post mortem de cette époque. Ca n’a donc rien de nouveau.”
À notre époque, le fait de partager des photos souvenirs peut avoir un impact conséquent, pas seulement au niveau de la guérison des parents, mais aussi en termes d’atténuation de la stigmatisation autour de la grossesse et de la mort des nourrissons.
“Beaucoup de mères endeuillées disent que le fait d’écouter le témoignage de quelqu’un qui a traversé la même chose valide cette épreuve, que cela permet de partager des émotions et pensées qu’elles n’avaient peut-être pas eu l’occasion d’exprimer”, analyse Carolina Villegas.
Le fait de partager les moments douloureux aide les autres à se sentir moins seuls dans leurs épreuves personnelles, ce qui peut avoir un effet très bénéfique au niveau psychique.
“Les personnes ayant connu des deuils sont plus nombreuses que vous ne l’imaginez”, indique Gina Harris. “Il ya tellement de gens qui souffrent de la perte d’un bébé et beaucoup de personnes qui ne comprennent pas les gouffres de souffrance auxquels elles sont confrontées. La publication de Chrissy Teigen leur donnera peut-être envie de demander de l’aide. Et les commentaires laissés par les gens qui ont traversé la même chose accompagneront peut-être cette jeune maman dans sa douleur.”
De son côté, Dan Reidenberg salue le courage dont a fait preuve le couple en partageant quelque chose d’aussi intime et douloureux. C’est, selon lui, une démarche difficile pour tout le monde mais peut-être encore plus pour des stars dont la vie est constamment médiatisée. Il considère que les publications de ce genre normalisent le deuil et encouragent les gens à être plus ouverts au sujet de leurs pensées et de leurs émotions post-traumatiques.
“J’espère que sa démarche permettra à d’autres de voir l’humanité que chacun porte en soi, de comprendre qu’une souffrance reste une souffrance, et que tout le monde est confronté à des événements tristes. Je pense aussi que le fait de partager ce moment avec d’autres aidera certaines personnes dans des situations similaires à accepter que le fait de parler de ce qui se passe dans nos vies, bons ou mauvais, nous aide à garder les pieds sur terre et à rester connecté au monde qui nous entoure. Plus nous sommes liés aux autres par le biais de nos expériences et plus nous discutons de celles-ci, plus nous nous renforçons.”
Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Laura Pertuy pour Fast ForWord.
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