Pourquoi Couche-Tard ne devait pas racheter Carrefour
Le ministre de l’économie Bruno Le Maire a été limpide vendredi dernier sur RMC à propos de l’offre de l’entreprise québécoise Couche-Tard d’acheter le distributeur français Carrefour : « C’est un non courtois mais clair et définitif. »
Une pression politique efficace puisque l’entreprise canadienne annonçait le lendemain qu’elle mettait fin à son opération pour en rester à un simple partenariat avec le distributeur français. La décision du ministre « stupéfie les milieux d’affaires », selon Les Echos, déstupéfions-les.
Un sujet politique
Le ministre a-t-il eu raison de faire de cette opération d’acquisition entre acteurs économiques privés un sujet politique ? La réponse est sans ambiguïté, oui.
Carrefour est le premier employeur privé du pays, avec un peu plus de 100 000 personnes, qui pèse 20 % de notre distribution alimentaire et dont la France représente la moitié du chiffre d’affaires.
Ajoutons que le groupe a réalisé un peu plus de 1 milliard d’euros de profits en 2019 et sûrement plus en 2020, ce qui est loin d’être négligeable. Et, après plusieurs années difficiles marquées par des ventes de magasins à l’étranger et des plans de réduction de personnel, il semble, au moins conjoncturellement, sur une meilleure pente.
Ainsi, avant de le laisser se faire racheter par un investisseur étranger, il vaut la peine que le pouvoir politique regarde de plus près. Il se trouve que le gouvernement dispose de la capacité d’agir puisque, depuis le vote de la loi Pacte, le secteur de la production, de la transformation et de la distribution de produits alimentaires est considéré comme stratégique.
Un acheteur symbole du capitalisme financier
L’opération a au moins le mérite de mettre sous les projecteurs le prédateur : la québécoise Couche-Tard. L’entreprise fait son beurre grâce aux supérettes de proximité et aux stations essence assorties de petits magasins, ces dernières représentant 70 % de son business et l’essentiel de sa rentabilité. Cette perspective était peu engageante pour Carrefour, les raisons écologiques n’en font pas un secteur d’avenir.
Depuis 2004, Couche-Tard a réalisé 60 rachats d’entreprise. Mais dans son secteur, pas dans la distribution alimentaire de centre-ville, un domaine pour lequel elle ne dispose pas de compétences particulières qui pourraient aider Carrefour. Bref, on sentait plus le deal comme une opération à forte connotation financière plutôt qu’industrielle.
Le groupe Couche-Tard « s’est magasiné des paradis fiscaux », au Luxembourg et dans l’Ile de Man
De fait, en se penchant d’un peu plus près sur la bête, on découvre que son fondateur, Alain Bouchard, représente la 13e fortune canadienne et que son patrimoine a augmenté de 45 % en 2020. Les cinq plus gros salaires de l’entreprise ont augmenté de 8 % en 2019 pendant que le fondateur explique depuis longtemps combien il serait déraisonnable d’augmenter le salaire minimum. Ah oui, on oubliait, les dividendes ont aussi été multipliés par 8,4 depuis 2011.
Pour ajouter de la sauce brune à la poutine, soit, en français, une cerise sur le gâteau, une petite recherche permet de mettre en évidence que, pour reprendre l’expression de nos amis québécois, l’entreprise s’est « magasinée » des paradis fiscaux : le Luxembourg en tête, puis l’Ile de Man.
Sont localisées dans la principauté luxembourgeoise deux filiales, l’une générale et l’autre intitulée Couche-Tard Brands and Financing. Il y a de grandes chances que soient logés dans cette dernière des prêts aux autres filiales (dont les remboursements d’intérêts viendront réduire la base taxable) et que le groupe y fasse remonter tout ce qui touche aux droits de propriété intellectuelle dans les autres pays. Bref, sans faire de procès d’intention, le risque était élevé qu’une partie des futurs profits de Carrefour finissent au Luxembourg.
La France dans le mouvement mondial
Le ministre n’a pas justifié son refus du rachat pour toutes ces considérations financières ou sociales, mais en s’appuyant sur la nécessaire sauvegarde de notre souveraineté alimentaire.
Il y a peu de chance que Couche-Tard remplace les produits français par des produits québécois dans les magasins… Mais le jour où l’entreprise tourne mal, la probabilité que la France soit sacrifiée n’est pas nulle.
La québécoise s’était engagée à maintenir l’emploi dans l’Hexagone, mais pendant deux ans seulement. On n’affiche pas une rentabilité des fonds propres utilisés aussi élevée, avec un ROCE moyen (c’est-à-dire le résultat net ramené aux fonds propres + la dette) de plus de 15 %, sans action forte sur la réduction des coûts salariaux.
Enfin, pour terminer, à toux ceux qui s’étranglent sur un retour de l’économie administrée et du protectionnisme, il faut rappeler que tous les pays ont mis en place des dispositifs de contrôle des investissements étrangers, en Europe et aux Etats-Unis autant qu’en Chine. Il n’y a là rien de spécifique à la France.
Le rapport annuel 2020 sur les investissements dans le monde de la Cnuced (la Conférence des Nations unis pour le commerce) montre que la part des politiques restrictives dans les changements de politiques vis-à-vis des investissements étrangers est passée de 12 % du total en 2004 à 24 % en moyenne sur 2018-2019. Et 2020 est marquée par une hausse généralisée.
Plus spécifiquement, l’an dernier, toujours selon la Cnuced, quatorze pays, dont la France, ont pris des mesures concernant les investissements étrangers dans le secteur alimentaire en général dont 71 % étaient de nature restrictive.
Notre ministre de l’Economie s’inscrit donc dans une tendance mondiale. Sa décision surprend de la part d’un politique aux convictions libérales affirmées (baisse des impôts sur les entreprises, soutien à la remise en cause de la protection sociale) qui tient visiblement à prendre date sur le sujet. Pour des considérations politiques personnelles liées à ce qu’il pense être son avenir politique ? Là non plus, cela ne distinguerait pas la France du reste du monde…
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