Pourquoi la taxe sur les superprofits des raffineurs n’a-t-elle rien rapporté ?
On pourrait appeler cela une déception fiscale. Alors que le débat sur la taxation des superprofits anime les discussions budgétaires depuis près de deux ans, la tentative française de capturer une partie des superprofits des raffineurs est source d’enseignements, tant le décalage entre les prévisions de rentrées fiscales et le produit effectif de cette taxe est gigantesque.
Sous l’impulsion de l’Union européenne, la France a mis en place fin 2022 la contribution exceptionnelle de solidarité sur les bénéfices des entreprises des secteurs de l’extraction de matières premières et du raffinage (CES). Pour le dire simplement : une taxation des superprofits des raffineurs.
A la déception des partisans d’une taxe plus large sur les superprofits des entreprises, cette contribution se limite au secteur énergétique et plus précisément aux activités d’extraction et de raffinage sur le sol européen et laisse donc de côté les autres activités des majors pétrolières, celles en dehors du Vieux Continent, et plus largement, les autres secteurs économiques concernés par les superprofits.
Néanmoins, lors de l’instauration de cette taxe, les chercheurs de l’Institut des politiques publiques (IPP) avaient estimé qu’elle générerait entre 3 et 6 milliards d’euros de rentrées fiscales. Une somme non négligeable, proche de l’ordre de grandeur de ce que rapportait l’impôt sur la fortune (ISF) avant sa suppression.
Le rendement fiscal de la CES a été divisé par plus de 60 par rapport aux premières estimations des universitaires et par presque 4 par rapport à l’estimation du gouvernement
Pour cette CES sur le raffinage, le gouvernement tablait, lui, sur 200 millions d’euros de ressources fiscales. Près de deux ans plus tard, le résultat s’avère encore plus décevant : 69 millions d’euros. Un rendement fiscal divisé par plus de 60 par rapport aux premières estimations des universitaires et même par presque 4 par rapport à l’estimation du gouvernement.
« Entre des milliards et des millions, comment expliquer une telle surestimation du produit de la taxe sur les superprofits pétroliers ? », s’interroge Laurent Bach dans une note de l’IPP, parue fin mai.
L’économiste spécialiste en finance décompose la différence entre l’estimation du produit de la taxe faite en 2022 et son rendement effectif, proposant ainsi une plongée dans les abysses de l’évitement fiscal.
Problème de ciblage et de report en avant
Rappelons le principe du fonctionnement de cette CES. Pour l’année 2022, un surprofit pour les entreprises françaises du secteur du raffinage et de la cokéfaction est calculé. Celui-ci est défini comme la part du bénéfice qui est supérieur de plus de 20 % à la moyenne des profits des cinq dernières années. Ensuite, on applique à celui-ci la contribution exceptionnelle avec un taux de 33 %.
En 2022, pour déterminer ce surprofit, les chercheurs de l’IPP s’étaient basés sur les comptes nationaux trimestriels du secteur du raffinage et de la cokéfaction, qui sont des estimations réalisées par l’Insee, et avaient appliqué ce taux sur ce surprofit. C’est sur cette base que les chercheurs arrivaient à des rentrées fiscales de 3 à 6 milliards d’euros. Jusque-là, tout semble logique.
Mais la première explication à la moindre rentrée fiscale, avance aujourd’hui le chercheur, se trouve dans le détail du ciblage de la mesure. Le gouvernement a publié courant 2023 le détail du périmètre d’application de la mesure. Il vise uniquement les entreprises dont « l’activité réellement exercée » est le raffinage.
Autrement dit, « si une entreprise achète du pétrole brut, revend du pétrole raffiné mais sous-traite à une autre entreprise l’activité propre de raffinage, alors cette entreprise n’est pas soumise à la CES et ce quel que soit le lien de contrôle entre cette entreprise et son sous-traitant », écrit l’économiste.
Ce choix de ne viser que les entreprises dont l’activité réelle est le raffinage est lourd de conséquences : plus du tiers des surprofits des entreprises du secteur échappe ainsi à la taxe
Rappelons que la plupart des entreprises concernées sont des grandes multinationales : TotalEnergies, Esso, Ineos. La rentabilité peut donc être artificiellement répartie entre des entités qui sous-traitent l’action de raffinage et celles qui le réalisent, même si le tout est contrôlé par un même groupe.
Ce choix d’apparence technique de ne viser que les entreprises dont l’activité réelle est le raffinage est lourd de conséquences : plus du tiers (72 %) des surprofits des entreprises du secteur échappe ainsi à la taxe.
Pourtant, toutes les entreprises du secteur du raffinage et de la cokéfaction, que leur « activité réellement exercée » soit ou pas le raffinage, ont connu la même dynamique de forte hausse du chiffre d’affaires.
Comment expliquer que le gouvernement ait décidé d’exonérer une grande part des entreprises du secteur de cette taxation ? A-t-il fait preuve d’amateurisme ? Laurent Bach rappelle que la rédaction du détail de cette taxe s’est conclue dans l’urgence et la tâche technique dévolue à l’administration est lourde.
Celle-ci « doit alors prendre dans un temps très contraint des dispositions avec une conscience souvent plus aiguë des risques de recours, dont elle devrait ensuite endosser une grande part de responsabilité ».
Ce choix de ciblage n’explique qu’une partie des moindres rentrées fiscales. Une autre raison tient à l’utilisation par les firmes du dispositif des « pertes fiscales » ou du « report en avant ». C’est un outil que peuvent mobiliser l’ensemble des entreprises pour minorer leur taxation, en dehors des mécanismes exceptionnels, mais qui a été utilisé massivement pour cette CES.
De quoi s’agit-il ? Quand une entreprise fait des pertes l’année N, elle engrange des « reports en avant ». C’est-à-dire que lorsque ses comptes repassent dans le vert, elle peut déduire de son bénéfice en N+1 ou N+2 une partie des pertes des années antérieures. Un mécanisme largement utilité par les raffineurs pour l’année 2022, aboutissant à réduire au total de 20 % le surprofit taxable. Et donc à diminuer un peu plus l’efficacité de cette taxe.
Même en prenant en compte ces deux explications, la CES aurait encore dû rapporter 670 millions d’euros, soit dix fois plus que ce qu’elle a effectivement rapporté (69 millions).
Recours aux paradis fiscaux
Comme indiqué plus haut, pour estimer le rendement de la taxe, les chercheurs s’étaient basés sur les comptes nationaux trimestriels de l’Insee. Entre ces derniers, qui sont des estimations, et les comptes effectivement déclarés au fisc par les entreprises, apparaît chaque année un décalage. Mais celui-ci est relativement stable depuis des années.
En 2022, l’activité de raffinage en France est devenue subitement moins rentable
Or en 2022, ce décalage a plus que triplé. L’activité de raffinage en France est devenue subitement moins rentable. « Pour comprendre le faible rendement de la taxe sur les superprofits, il faut donc établir pourquoi l’organisation des groupes pétroliers fait de la France, et non de ses voisins, un centre de coûts plutôt que de profits », résume l’économiste Laurent Bach.
L’exemple de TotalEnergies en 2021 est éclairant en la matière. La France représente 51 % des ventes européennes du pétrolier, 56 % de l’emploi, mais seulement 4 % de l’impôt payé.
Au niveau européen, la première administration fiscale bénéficiaire des activités de TotalEnergies est le paradis fiscal des Pays-Bas : la firme s’y acquitte de 31 % des impôts qu’elle verse au niveau continental, alors qu’elle n’y réalise que 3 % de ses ventes.
Pour lutter contre cet évitement fiscal, l’économiste Laurent Bach apporte quelques pistes de solutions. Concernant l’utilisation des reports en avant : « Ne permettre que le report des pertes passées qui ont un lien de causalité direct ou espéré avec l’extraordinaire hausse ultérieure des profits. »
Pour ne pas exclure certaines filiales qui sous-traitent le raffinage mais engrangent des superprofits, le chercheur propose que le critère de ciblage d’une taxe sur les superprofits « permette d’identifier la rente indépendamment de l’organisation juridique choisie par le contribuable [c’est-à-dire l’entreprise, NDLR] ».
Autant d’outils pour améliorer un éventuel prochain dispositif de taxation des superprofits, alors que la proposition figure dans le programme du Nouveau front populaire, arrivé en tête des élections législatives.
Mais pour s’attaquer frontalement au cœur du système d’évitement fiscal des multinationales, le chercheur renvoie aux travaux et discussions en cours à l’OCDE sur la réforme de la taxation mondiale des multinationales. L’objectif est de considérer un profit mondial pour chaque firme et d’attribuer à chaque Etat une part de celui-ci selon son poids dans les activités de ladite entreprise.
Selon un calcul du chercheur, si l’Union européenne se décidait à mettre en œuvre cette réforme, « le rendement en France de la taxe sur les superprofits aurait été de 2,2 milliards d’euros, soit plus de trente fois son rendement effectif ». A bon entendeur.
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