Pourquoi les « premiers de corvée » sont-ils si mal payés ?
Ce sont les oubliés du Ségur. Le 20 novembre, la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaires (FEHAP) et l’organisation professionnelle des employeurs du secteur social, médico-social et sanitaire à but privé non lucratif (NEXEM) ont lancé une campagne de communication autour du hashtag #Pourquoipasmoi, afin d’alerter sur la situation des personnels qui interviennent à domicile, celles exerçant dans le secteur du handicap ou de la protection de l’enfance.
Ceux-ci ont été écartés de la revalorisation de 180 euros par mois accordée aux personnels hospitaliers (que ce soit public ou privé) à l’occasion du Ségur de la Santé. Cette dernière marque donc un progrès réel, mais partiel, des rémunérations des « premiers de corvée ».
Caissier.e.s, agents d’entretien, aides à domicile, soignant.e.s… « il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », avait pourtant insisté Emmanuel Macron lors de son allocution du 13 avril.
Bien sûr, il faudra en passer par des primes et des revalorisations pour compenser le déficit de reconnaissance dont souffrent ces professions. Mais au-delà, ce sont des mécanismes sociaux, économiques et politiques à l’œuvre depuis plusieurs décennies qui ont dévalorisé ces emplois, comme l’a récemment montré le politiste Bruno Palier. « Pourquoi les personnes « essentielles » sont-elles si mal payées ? », s’interroge-t-il dans une contribution à un ouvrage collectif consacré l’impact de la crise sanitaire paru en octobre.
La dévalorisation des compétences « féminines »
Le premier élément d’explication tient à la polarisation du marché du travail observée depuis le début des années 2000. Le mécanisme est le suivant : « Les emplois intermédiaires (en termes de qualification et de rémunération), souvent routiniers et répétitifs, tendent à disparaître, tandis que se développent d’un côté des emplois très bien rémunérés et de l’autre des emplois très faiblement rémunérés », résume Bruno Palier.
Observée sur l’ensemble du continent par le sociologue Camille Peugny, cette tendance n’en est pas pour autant homogène, elle prend au contraire une ampleur variable selon les pays. Signe que, loin d’être une fatalité, le phénomène peut être contenu par des politiques publiques ajustées.
A commencer par celle consistant à reconnaître les compétences nécessaires à l’exercice de nombreux métiers du soin (s’occuper de la nourriture, du nettoyage, prendre soin des enfants et des plus âgées), aujourd’hui trop souvent considérées comme « naturelles » pour les femmes qui, dans l’écrasante majorité des cas, les exercent.
« Les responsabilités auprès de personnes malades et fragilisées ont bien souvent une moindre reconnaissance que les responsabilités budgétaires ou financières », regrettaient ainsi des chercheurs et représentants syndicaux dans une tribune parue au mois d’avril dans Le Monde.
Le développement de la sous-traitance a également contribué à la précarisation des premiers de corvée. « Pendant longtemps, les services de nettoyage, de cantine, de gardiennage (…) etc. étaient fournis par des travailleurs rémunérés et salariés au sein des grandes entreprises de production industrielle. Ces salariés bénéficiaient des mêmes grilles de salaire et des avantages sociaux garantis à tous dans ces entreprises », rappelle le politiste.
Pour rester compétitives dans une économie mondialisée, les entreprises ont depuis les années 1980 préféré recourir à des salariés employés dans le secteur des « services aux entreprises », leur permettant de bénéficier de la même prestation pour moins cher, au détriment de la rémunération et de la protection sociale des travailleurs.
Le développement de la sous-traitance a contribué à la précarisation des premiers de corvée
L’Etat a joué un rôle important dans cette évolution. « Toujours à partir des années 1980, un certain nombre de services collectifs, auparavant pris en charge par les collectivités locales, vont se retrouver privatisés (distribution de l’eau, collecte et traitement des déchets etc.) », écrit Bruno Palier.
Les entreprises « donneuses d’ordres » se sont ainsi délestées de leurs obligations à l’égard de ces employés, qui ont alors basculé du côté des entreprises « preneuses d’ordres », où les conditions de travail sont plus difficiles et les progressions quasiment absentes.
Des « servants » pour les « cerveaux »
Plus largement, le chercheur souligne que la stratégie française de lutte contre le chômage, consistant à réduire le coût du travail par des baisses de cotisations sociales sur les bas salaires, a bloqué les revenus des plus précaires vers des niveaux proches du Smic. Ces avantages accordés jusqu’à un certain seuil de rémunération ont en effet découragé les employeurs de proposer des augmentations qui les auraient privées des exonérations en question.
Au lieu de subventionner les revenus des employés des secteurs en manque de reconnaissance, « voire de les intégrer dans des services publics financés par de la dépense publique », insiste Bruno Palier, des fonds importants ont ainsi été consacrés à la réduction de leur coût pour les employeurs.
Pour le politiste, toutes ces tendances résultant de décisions politiques contribuent à créer une nouvelle polarisation sociale entre d’un côté une « classe supérieure, diplômée, bien rémunérée » et de l’autre « une classe de personnes à leur service, que ce soit pour faire leurs travaux ménagers ou leur fournir d’autres services domestiques, s’occuper de leurs enfants (…) ».
Ces nouveaux « servants » sont ainsi mis au service de la productivité des « cerveaux », dans une société qui valorise avant tout la connaissance, résume le chercheur. A travers le sort réservé aux premiers de corvée, c’est tout notre modèle de société que nous sommes appelés à repenser.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter sur la page Facebook d’Alternatives Economiques la vidéo du débat « Pourquoi les métiers les plus utiles sont si peu reconnus ? », qui s’est tenu vendredi dernier dans le cadre des Journées de l’Economie Autrement
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