Pourquoi les sondeurs nous ont joué un mauvais second tour
« Le Rassemblement national (RN) arrive en tête, entre 230 et 280 sièges, ce qui le met un peu en dessous de la majorité, qui est à 289 sièges. »
Le soir du premier tour, la présentatrice de la soirée électorale de France 2, Anne-Sophie Lapix, annonçait, sans conditionnel ni réserve, la future victoire écrasante du parti d’extrême droite. Elle s’appuyait sur la projection en sièges de l’institut de sondage Ipsos.
On comprend d’autant mieux l’immense soulagement des électeurs de gauche lorsque cette hypothèse a été spectaculairement démentie par le résultat définitif du scrutin. Aussitôt, les traditionnels articles sur le fourvoiement des sondeurs se sont multipliés.
« On ne sait généralement pas quand un sondage s’est trompé. Si l’on sonde sur la question « Aimez-vous les éoliennes ? », on ne peut pas vérifier concrètement les résultats. De ce point de vue, les sondages électoraux constituent une exception », note Hugo Touzet, sociologue spécialiste de l’opinion publique.
« Les élections européennes puis législatives se sont clairement bien passées pour les instituts de sondage », se défend pourtant Mathieu Gallard, directeur d’études chez Ipsos.
Les projections en sièges, un exercice trop incertain
De fait, pour les intentions de vote comme pour la participation, la plupart des instituts ont globalement visé juste. Pour les projections en sièges, en revanche, les estimations sont quasiment toutes restées loin du compte. Sur les 25 projections que nous avons recensées, du 10 juin au 5 juillet, toutes ont placé le RN en tête avec un étiage à 170 sièges et une pointe haute allant jusqu’à 300 sièges.
Les sondeurs ont toutefois, pour la plupart, saisi la dynamique des reports défavorables au RN à partir du milieu de semaine de l’entre-deux-tours. Reste un échec global, qui résulte d’abord du caractère périlleux de l’exercice. « Il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte, comme les triangulaires, les configurations locales ou les reports de vote qui ne sont pas nationaux », avance Mathieu Gallard.
« Les sondages fonctionnent quand ce sont des statistiques. Mais dans les projections, il y a beaucoup de politique », Hugo Touzet, sociologue
Les désistements, la « rediabolisation » du RN en raison de candidats tenant des propos racistes ou homophobes sont souvent cités comme des phénomènes que ne pouvaient anticiper les sondeurs. « Les sondages fonctionnent quand ce sont des statistiques. Mais dans les projections, il y a beaucoup de politique », pointe Hugo Touzet.
Avec l’expérience, les départements d’opinion des instituts ont pourtant engrangé de solides connaissances politiques, qu’ils intègrent dans leurs modèles.
« On sait par exemple que Les Républicains sont implantés localement et bénéficient de très bons reports. Ou que l’électorat d’Ensemble à l’ouest ou en région parisienne n’est pas celui du Sud-Est, détaille Mathieu Gallard. Ce n’est pas du circonscription par circonscription, mais ce n’est pas du national non plus. »
Deux difficultés surviennent alors. Pour espérer produire une projection réaliste pour une élection législative décomposée en 577 élections locales, il serait justement préférable de faire du « circonscription par circonscription ».
Et pour donner une information pertinente aux électeurs, il faudrait s’assurer que les projections publiées soient fiables, ce qui n’est manifestement pas le cas. Afin de saisir pourquoi les sondeurs persistent, il faut examiner leur modèle économique.
Le sondage d’opinion, une vitrine pour les instituts
« Il est dommage qu’en France l’univers des sondages ne soit pas un champ de recherche et de science », Jean-Yves Dormagen, fondateur de Cluster17
Les instituts de sondages sont des entreprises à but lucratif. Cela ne veut pas dire que leurs méthodes ne sont pas scientifiques. Le lien entre les instituts et le monde de la recherche est d’ailleurs historique, mais il tend à s’éroder, regrette Jean-Yves Dormagen, président et fondateur de l’institut Cluster17 : « Aux Etats-Unis, les universités produisent des sondages. En France, cela n’existe pas, et il est dommage que l’univers des sondages ne soit pas suffisamment un champ de recherche et de science. »
Lui-même universitaire, Jean-Yves Dormagen a conçu Cluster17 comme un outil permettant d’améliorer la mesure de l’opinion, notamment via une approche innovante par « clusters » – segments d’opinion. L’institut se targue d’avoir été le seul à prédire le très faible écart entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2022.
Si Cluster17 exerce son activité exclusivement dans le domaine du sondage d’opinion, celui-ci ne constitue qu’une faible portion du chiffre d’affaires des autres acteurs.
Les clients de ce marché – médias, partis politiques ou collectivités territoriales – n’ont pas assez de moyens pour acquérir beaucoup de ces onéreuses études. Le recours aux enquêtes n’est rentable que pour les entreprises privées, qui utilisent les sondages dans le cadre de leurs stratégies marketing.
D’après l’institut d’analyses économiques Xerfi, le principal marché des instituts est, de loin, celui des produits de grande consommation (41,1 %), devant les sociétés d’études (7 %), la distribution (7 %), les produits pharmaceutiques (6 %) et les médias (5 %).
En 2021, la filiale In Vivo France de BVA, spécialisée dans les études sur la grande consommation, présentait un chiffre d’affaires de 16,7 millions d’euros, tandis que la filiale Interview – pour les sondages d’opinion – pesait à peine 1,6 million d’euros. Dès lors, ceux-ci servent davantage l’image de marque et la médiatisation des instituts que leur rentabilité. Dit autrement, les sondages électoraux permettent d’asseoir leur notoriété et leur crédibilité.
Produire plus pour médiatiser plus
Or, dans un secteur ultra-concurrentiel, il est difficile de se différencier, car les sondeurs utilisent plus ou moins les mêmes méthodes statistiques. A côté des institutions comme Kantar (ex-TNS Sofres), Ipsos ou Ifop, des acteurs plus modestes comme Viavoice ou Odoxa tentent de se faire une place en optant pour une « ligne éditoriale » tranchée. Mais, pour exister médiatiquement, il faut viser la quantité.
« Les départements d’opinion travaillent en flux tendu, parfois en gérant six ou sept études en même temps. Les gens quittent rapidement le métier, qui n’est pas très bien rémunéré », a observé Hugo Touzet lors de son immersion au sein d’un institut.
Cette productivité a été favorisée par l’essor des questionnaires en ligne, qui présentent l’avantage de réduire les coûts (donc les prix) et les délais en mobilisant rapidement des échantillons représentatifs de la population.
Cette économie des sondages nourrit une économie médiatique : les sondages, plus faciles à produire, rythment le tempo des médias d’information. Les projections en sièges, bien que fragiles scientifiquement, répondent à ce besoin : brandir un chiffre qui suscitera l’attention. Les mauvaises estimations des sondeurs leur seront donc peu préjudiciables auprès de leurs commanditaires.
« Nous n’avons pas eu de problèmes avec nos clients, confirme Mathieu Gallard. Nous avions été clairs avec eux sur le fait que nos projections, à la suite des résultats du premier tour, partaient de la situation présente, et ne constituaient en aucun cas des prévisions. »
Et de rappeler la chronologie : « Je n’ai pas l’impression que nous nous soyons trompés à ce moment-là : la dynamique de front républicain ne s’est mise en place qu’ensuite. »
Plus que leur faiblesse prédictive, c’est la manière de présenter les résultats d’un sondage, par les journalistes comme par les sondeurs eux-mêmes, qui pose question
Plus que leurs méthodes ou leur faiblesse prédictive, c’est la manière de présenter les résultats d’un sondage, par les journalistes comme par les sondeurs eux-mêmes, qui pose question. « On pourrait imaginer une manière plus transparente et scientifique de présenter ces projections », reconnaît Jean-Yves Dormagen. Par exemple en explicitant les hypothèses de report de voix, ou en présentant les résultats sous forme de différents scénarios.
« Mais, veut-il souligner, je me méfie des discours antisondages. Les sondages ont permis de vérifier, par exemple, que les Français étaient majoritairement contre la réforme des retraites. Ils représentent un des éléments de la vie démocratique. »
Un élément qui appelle toutefois plus de rigueur dans la production comme dans l’utilisation des sondages, précisément en raison de leur rôle central dans cette vie démocratique. En espérant qu’Anne-Sophie Lapix sera plus prudente, la prochaine fois.
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