Prostitution et syndicats : au nom du féminisme, l’invisibilisation des travailleur.ses ?
CGT, FSU, Solidaires, Unsa, Unef, etc. Les signatures des grands syndicats, rejointes par celles de la Fondation Copernic et du Collectif national pour les droits des femmes figurent sur un communiqué unitaire, comme on aimerait a priori en voir plus souvent…
Sauf que celui-ci, publié le 29 juillet dernier, loin de soutenir les travailleuses et travailleurs en lutte pour leurs conditions de travail, se félicite de l’échec de leur mobilisation. Mieux, il tend à les invisibiliser au nom d’une conception syndicale du travail (du sexe) et du féminisme qui mérite d’être réinterrogée.
Des syndicats qui se félicitent de l’échec d’une mobilisation
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En 2019, plus de 260 travailleuses et travailleurs du sexe, soutenu.es par des collectifs associatifs parmi lesquels Médecins du Monde, Act-Up, le Planning familial, ou le Syndicat du travail sexuel (Strass) avaient saisi la Commission européenne des droits de l’homme (CEDH), pour dénoncer l’impact de la loi française de 2016 sanctionnant les clients.
La pénalisation des clients a dégradé et précarisé les conditions de travail des personnes prostituées, les poussant notamment à plus de clandestinité
Iels dénonçaient ce que des recherches scientifiques et des rapports associatifs avaient documenté, à savoir combien cette pénalisation des clients avait dégradé et précarisé les conditions de travail des personnes prostituées, les poussant notamment à plus de clandestinité, les exposant davantage aux agressions et aux risques de contamination.
Tout en soulignant qu’elle est « pleinement consciente des difficultés et risques – indéniables – auxquels les personnes prostituées sont exposées dans l’exercice de leur activité », la CEDH a, le 25 juillet dernier, a rejeté la demande des travailleuses et travailleurs du sexe.
Elle souligne qu’« il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir si les effets négatifs décrits par les requérants ont pour cause directe la mesure que constitue la pénalisation de l’achat d’actes sexuels ».
C’est de ce rejet, qui déboute donc la demande des travailleuses et travailleurs du sexe et entérine l’échec de leur mobilisation, que se félicite le communiqué unitaire syndical du 29 juillet.
Un « déni de travail » syndical ?
Dans une récente tribune, les associations soutiens des requérant.es réitèrent pourtant le fait que « la pénalisation ne protège pas les personnes exerçant le travail sexuel, quelle que soit leur situation. Au contraire… »
Elle entraîne en effet selon cette tribune une dégradation de leur santé, les expose à plus de clandestinité, plus de risques de contamination au VIH/sida et autres infections, ainsi que plus de violences sexuelles et sexistes.
Citant une étude publiée dans The Lancet en 2017, les associations rappellent que les 10 pays criminalisant le travail sexuel (répression directe ou indirecte) en Europe sont ceux qui connaissent des taux de prévalence au VIH chez les travailleuses et travailleurs du sexe huit fois supérieurs (environ 4 %) aux 17 pays où celui-ci est légal (environ 0,5 %).
Elles soulignent également combien cette mesure va à l’encontre des recommandations des grandes agences onusiennes mais également des institutions françaises de protection des droits fondamentaux comme la commission nationale des droits de l’homme ou le Défenseur des droits.
A la différence de la CEDH, dont les associations dénoncent le verdict « délétère », mais qui a au moins le mérite d’engager le débat sur les conditions de travail, le silence total du communiqué syndical sur cet enjeu, pourtant au cœur du recours juridique, interroge.
Interroge également le refus des syndicats de qualifier les personnes qui exercent cette activité de travailleuses et travailleurs, le terme de « travailleur.ses du sexe » n’apparaissant qu’une seule fois, et entre guillemets, pour désigner les personnes ayant porté le recours devant la CEDH.
L’objet du syndicalisme n’est-il pas, pourtant, de représenter et de défendre les intérêts de la classe laborieuse dans toutes ses composantes telle qu’elle existe, ici et maintenant ?
Il semblerait ainsi que la volonté unitaire des syndicats de ne pas reconnaître le travail du sexe comme un travail – mais uniquement comme une violence faite aux femmes – compte plus que les conditions matérielles de travail et de vie des personnes qui, de gré ou de force, l’exercent, et de ce qu’elles ont à en dire.
L’objet du syndicalisme n’est-il pas, pourtant, de représenter et de défendre les intérêts de la classe laborieuse dans toutes ses composantes telle qu’elle existe, ici et maintenant ? Ce « déni de travail » n’apparaît-il pas d’autant plus problématique d’un point de vue syndical que, pour reprendre les termes mêmes du communiqué, « la prostitution » concernerait « surtout les femmes pauvres, isolées, migrantes, sans-papiers, mineures et trans » ?
Une invisibilisation des travailleureuses… au nom du féminisme ?
A ce titre, on ne peut s’empêcher de relever que le point de vue féministe dont les syndicats signataires se réclament, et qui légitime à leurs yeux ce déni de travail, est loin d’être univoque sur cette question… Sauf à passer sous silence tout un pan du féminisme qui, depuis des décennies, prend très au sérieux théoriquement et politiquement le travail du sexe pour penser et combattre pleinement le travail dans l’ordre genré du capitalisme.
Ainsi de ce courant féministe marxiste international qui, de Selma James à Silvia Federici en passant par Leopoldina Fortunati ou Mariarosa Dalla Costa, le considérerait déjà dans les années 1970 comme une dimension centrale « du travail reproductif public des femmes », en miroir de celui, non rémunéré, et effectué dans l’espace privé, qu’est le travail domestique.
Les « ouvrières de la rue » – les prostituées – et les « ouvrières de la maison » – les femmes au foyer – étaient ainsi vues comme des travailleuses jamais pleinement reconnues comme telles par le capitalisme, alors même qu’elles participaient à la production de cette marchandise centrale à son fonctionnement : la force de travail.
L’alliance « contre-nature » entre les « ménagères et les putes », entre les « bonnes femmes » d’un côté et les « mauvaises femmes » de l’autre, constituait alors, aux yeux de ces féministes, théoriciennes et militantes, « une transgression symbolique très forte » mais aussi et surtout un puissant ferment de ralliement intersectionnel, révolutionnaire et antipatriarcal.
« Nous sommes toutes des femmes au foyer, toutes des prostituées et toutes homosexuelles », écrivait ainsi Silvia Federici en 1975, « car tant que nous n’aurons pas reconnu notre esclavage nous ne pourrons pas lutter contre ».
Le « refus de parler de travail du sexe semble symptomatique des difficultés que rencontrent notamment une partie de la gauche et des féministes à penser le travail des femmes », écrivait il y a dix ans déjà, la théoricienne et militante féministe Morgane Merteuil.
A la lecture de ce communiqué unitaire on ne peut que déplorer que les syndicats signataires perpétuent ce déni de travail, déléguant de facto à une partie des mouvements sociaux et associatifs la question proprement syndicale des conditions de travail et d’existence, comme en attestent les alertes lancées autour de la répression et la précarisation accrue des travailleuses et travailleurs du sexe dans le cadre du « nettoyage social » des Jeux olympiques et paralympiques de Paris.
En 2024, une autre approche du travail devrait pourtant être possible où féminisme ne rimerait pas avec invisibilisation des travailleur.ses et démission syndicale…
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