Plus de 300 économistes, coauteurs d’une tribune en faveur du programme économique du Nouveau Front populaire (NFP) publiée en juillet 2024, ont récemment été surpris de recevoir un courriel cosigné par deux autres économistes, Christian Gollier (Toulouse School of Economics) et Jiakun Zheng (Aix-Marseille School of Economics), leur présentant ce qui suit :
« Face aux défis contemporains liés à l’accroissement des inégalités et à la durabilité de notre modèle de croissance, nous cherchons à conduire une enquête pour apprécier les préférences des économistes (mais aussi, par la suite, d’autres citoyens) sur ces enjeux, en particulier concernant la balance entre la réduction des inégalités et l’augmentation de la prospérité. »
Nous ne saurons pas grand-chose de plus, en particulier si cette « enquête » s’adresse à d’autres économistes qui n’auraient pas pour seule caractéristique d’avoir officiellement soutenu le programme du NFP !
En ouvrant le lien vers l’enquête, véritablement intitulée « sondage », nous sommes conduits à répondre à la question suivante :
« Imaginez que l’on vous propose de participer à une loterie où vous pourriez gagner 54 000 € ou 18 000 €, avec des chances égales. À présent, on vous offre la possibilité de modifier ces gains potentiels via un transfert partiel pour augmenter l’espérance de gain de la loterie. Malheureusement, cela pourrait également élargir l’écart entre les gains de cette loterie. »
Cette intrusion brutale dans un univers tout à fait abstrait de loteries, interpellant notre penchant personnel pour le jeu, est tout de même déstabilisante : quel lien y a-t-il entre cette question — qui mesure notre inclination personnelle face au risque, plus précisément, au risque d’inégalité de revenu — et la catégorie « économiste ayant soutenu le NFP » ?
Biais de perception
Pour éclaircir cette perplexité, il est pertinent de revisiter l’analyse du programme du NFP fournie en juin 2023 par l’un des deux chercheurs proposant cette enquête. Christian Gollier y affirmait qu’il voyait ce programme non seulement comme nuisible, mais également comme le fruit d’un biais cognitif.
Dans une tribune datée du 23 juin 2024, il établissait un parallèle entre le programme du NFP et celui du Rassemblement national (RN), identifiable comme une erreur de perspective majeure. Une erreur reposant sur la perception de l’échange comme un jeu à somme nulle. Un programme fondé sur l’incapacité à réaliser que pour que chacun en ait plus, il faut accepter un cadre concurrentiel qui peut engendrer des inégalités, avec le risque que ces inégalités ne soient pas également favorables.
Le programme du NFP, tout comme celui de l’extrême droite, résulterait donc d’un biais de perception suggérant « une aversion quasi illimitée à toute forme d’inégalité », au point d’engendrer une croissance des revenus compromise. Dans cette optique, il devient évident que les économistes soutenant le programme du NFP sont non seulement jugés incompétents d’un point de vue économique, mais aussi des victimes d’un biais de perception.
Dans ce contexte, l’invitation à participer à cette enquête prend une connotation particulière, pour ne pas dire militante. Comme mentionné dans une analyse approfondie, l’enquête de nos collègues présente de nombreux biais.
Les « économistes de gauche » appelés à y participer se retrouvent dans une situation où l’on attend d’eux qu’ils agissent en homo economicus rationnel, révélant leurs préférences individuelles, tout en étant systématiquement confrontés à des loteries les incitant à choisir entre la montée des inégalités et l’augmentation des revenus. L’enquête narre ainsi une histoire où il est impossible d’accroître la richesse (ici entendue comme monétaire) sans simultanément augmenter les inégalités.
Nous voilà donc invités à confirmer par ce sondage l’existence d’un biais psychologique que ses concepteurs présument expliquer notre erreur : comment pourrait-on autrement justifier un soutien au programme du NFP ?
Sondage pour les nuls
Nous ne pouvons nous empêcher ici de citer la version « courte » (devrions-nous dire « pour les nuls ? ») finalement proposée lors de la troisième relance de ce sondage, car l’« économiste de gauche », bien sûr, rechigne à se soumettre à cette rude épreuve de vérité qui l’affronterait à ses biais cognitifs !
« Imaginez vivre dans une société composée de deux classes sociales d’effectifs égaux, où la classe aisée obtient trois fois le revenu annuel net de la classe défavorisée. La classe pauvre touche un revenu après impôts de 18 000 €, tandis que la classe aisée en perçoit 54 000 €.
Scénario 1. Considérez maintenant une politique redistribuant la richesse de la classe riche vers la classe pauvre. Bien que cela puisse diminuer l’écart de richesse, cela pourrait également entraîner d’importantes inefficacités, diminuant ainsi la richesse totale de la société. Plus précisément, chaque année, 1 000 € sont prélevés sur les riches et X € retournés aux pauvres, le reste, soit (1 000 – X) €, étant perdu.
Quel est le montant minimal (en euros) à distribuer aux pauvres pour obtenir votre approbation pour cette taxation de 1 000 € sur les riches ? Merci de fournir un chiffre précis.
Scénario 2. Considérez maintenant une politique augmentant le revenu global mais aux dépens des pauvres. Cela pourrait, par exemple, passer par une diminution de la fiscalité. Plus précisément, chaque année, pour chaque 1 000 € de revenu supplémentaire généré pour les riches, Y € sont perdus pour les pauvres.
Quelle est la perte maximale de revenu (en euros) pour la classe pauvre qui vous permettrait encore de soutenir de tels transferts ? Merci de donner un chiffre précis. »
Le mal des économistes de gauche
Voici un exemple frappant d’une enquête en économie dont la rigueur, l’étendue et la pertinence conceptuelle nous laissent dans l’embarras. Ainsi, il existerait une classe de pauvres et une classe de riches. Et nous qui pensions que les classes sociales se définissent non par leur niveau de revenu, mais par leur origine !
La question résiderait donc toujours dans le fait de prendre « aux riches » pour donner « aux pauvres ». Et nous qui croyions que l’interrogation centrale portait sur la pertinence d’une politique de l’offre tournée vers les entreprises, inondant celles-ci d’aides publiques, fiscales et sociales, renforçant notre soupçon — peut-être à raison — qu’elles profitent plus aux détenteurs d’entreprises (les actionnaires) qu’à l’emploi, l’investissement et l’innovation… et donc à notre compétitivité.
Nous pensions même — peut-être ce biais est-il réellement bien ancré — qu’il fallait se poser des questions différentes en fonction de l’appréhension du niveau de vie via le patrimoine accumulé ou par le biais des revenus primaires. Mais non, en fait, c’est plus simple : il y a des riches et des pauvres, et l’on propose de prélever aux uns pour redonner aux autres… parce qu’il semble impensable que le gâteau lui-même puisse encore croître (ce point de vue n’est peut-être pas totalement faux, car beaucoup d’entre nous pensent qu’il existe des limites à la croissance… ce qui pourrait justifier une seconde enquête sur ce biais de perception ?)
Nous n’avons pas répondu au sondage. Peut-être avons-nous insidieusement pensé que cet exercice était au-dessus de nos compétences (intellectuelles), et lors de leur troisième relance, ces collègues nous ont gentiment proposé, comme indiqué plus haut : « Si vous préférez, une version abrégée du sondage est jointe à cet e-mail. Elle renferme uniquement deux questions. »
Sans doute nos interlocuteurs envisageront-ils de nous faire parvenir une troisième version, cette fois illustrée, plus accessible pour des « économistes de gauche » ?
Au-delà de la plaisanterie, cette situation soulève une question cruciale : est-ce là ce que la science économique « excellente » a à offrir de nos jours ? Est-ce ainsi que les économistes doivent engager le débat : non pas sur un pied d’égalité, mais en permettant aux « bons économistes » de comprendre pourquoi les « mauvais » commettent des erreurs dues à des biais de perception (et ainsi peut-être les corriger et élever le niveau général) ? En sommes-nous vraiment réduits à cela dans le débat théorique en économie ?
Ironiquement, les concepteurs de cette enquête nous font savoir : « La réduction des inégalités est devenue une problématique centrale affectant l’avenir de nos démocraties. Parviendrons-nous à générer un consensus autour de ce sujet qui divise nos sociétés ? Merci de votre aide. »
C’est formidable, en effet : en prenant conscience du mal dont souffrent les économistes de gauche, nous réussirons peut-être à les guérir ? Malheureusement, d’après les dernières nouvelles, certains et certaines refusent encore de se faire diagnostiquer et continuent à arpenter la campagne avec un terrible biais de perception qui les pousse à détester les inégalités… au point de sacrifier la croissance. Espérons au moins que ce mal ne soit pas contagieux !
Signataires : Eric Berr (université de Bordeaux), Bruno Boidin (université de Lille), Laurent Cordonnier (université de Lille), Florence Jany-Catrice (université de Rouen-Normandie), Thomas Delclite (université de Lille), Thomas Lamarche (université Paris Cité), Nicolas Postel (université de Lille), Richard Sobel (université de Lille).
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Ce post soulève des questions cruciales sur le lien entre inégalités et développement économique. La vision présentée semble réduire des enjeux complexes à un dilemme simpliste, renforçant ainsi le biais de perception des économistes. La vraie problématique réside peut-être dans la manière dont nous abordons ces questions, au lieu de nous cantonner à des scénarios abstraits. Il est essentiel de trouver un équilibre entre la réduction des inégalités et la promotion d’une croissance inclusive.