Sophie Dubuisson-Quellier : « Ceux qui opposent l’économie à la transition écologique occultent les risques du changement climatique »
L’écologie est une préoccupation majeure pour les Français, mais elle est passée à l’arrière-plan des débats, particulièrement depuis le 9 juin.
En cause, explique la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, un discours des responsables politiques et des médias qui oppose économie et écologie en passant sous silence la gravité de la menace climatique ou bien qui met en avant la responsabilité des individus en minimisant le poids des inégalités.
Les politiques de la transition menées jusqu’à présent ont fait peu de cas de la question sociale et conduisent à des impasses, rappelle la chercheuse, membre du Haut Conseil pour le climat. Le prochain gouvernement en tirera-t-il les conclusions ?
Quel diagnostic posez-vous sur la place de l’écologie dans le débat politique national actuel ?
Sophie Dubuisson-Quellier : Les dernières séquences électorales l’ont bien montré : les questions écologiques, et en particulier l’urgence climatique, sont passées à l’arrière-plan des débats politiques. On peut s’en étonner, car ces questions restent bien un sujet de préoccupation majeure pour les Français. Les baromètres de l’Ademe en témoignent : 60 % d’entre eux se disent inquiets quant à l’avenir de la planète et considèrent qu’il est urgent d’agir.
L’une des explications tient au fait que les questions écologiques sont abordées, par les médias ou dans l’espace public, essentiellement sous l’angle des clivages qu’elles produiraient. Deux types de discours semblent s’opposer : l’un insistant sur la nécessité de sauver la planète, l’autre sur la défense des intérêts et des libertés individuels. Ce clivage renvoie dos à dos ceux qui sont en faveur de politiques écologiques et ceux qui s’y opposent.
L’offre politique ne sait pas échapper à cette partition. Une telle réalité n’est pas étrangère au fait que la question des modes de vie y a pris une place centrale, renvoyant singulièrement chacun à ses responsabilités en matière de contributions au réchauffement climatique. Il y aurait, d’un côté, les bons citoyens qui limitent leurs émissions de gaz à effet de serre et, de l’autre, les mauvais qui s’y refusent.
Le débat est devenu moral et l’écologie est traitée par ce prisme du « pour ou contre » le fait d’agir, ce qui est absurde s’agissant d’un risque qui nous concerne tous. L’écologie est un enjeu de société majeur, comme la santé, que l’on traite pourtant sous l’angle d’une opinion avec laquelle on serait d’accord ou pas.
Vivons-nous un backlash écologique européen, qui s’imposerait en France comme partout ailleurs dans l’UE ?
S. D.-Q. : La notion de backlash reprend cette vision dichotomique d’une écologie qui gagne du terrain ou au contraire qui en perd. Au cours des derniers mois, s’est imposé un discours qui a largement mis en avant les risques de la transition plutôt que ceux du changement climatique.
Les défenseurs du statu quo masquent aux yeux du grand public les impacts du changement climatique sur l’avenir de certaines activités ou le pouvoir d’achat des ménages
C’était le cas lors de la crise agricole, au cours de laquelle pouvoirs publics et représentants de la profession ont exposé les menaces que représentaient les politiques de transition pour les revenus des agriculteurs, faisant reculer les politiques de transition. Cela a contribué à imposer une vision selon laquelle l’écologie s’opposerait à l’agriculture – et à l’économie d’une manière générale.
Ces propos défendant l’économie contre la transition ne sont pas nouveaux. Mais ils ont acquis une force politique d’autant plus importante qu’ils occultent totalement l’ampleur des risques que le changement climatique fait peser sur de nombreux ménages, sur de nombreuses activités économiques dans tous les domaines, dont notre agriculture, ce qui est, entre autres, une menace pour notre sécurité alimentaire.
Les défenseurs du statu quo insistent sur les effets négatifs des politiques de transition sur les revenus des ménages ou la santé économique des entreprises, masquant aux yeux du grand public les impacts du changement climatique sur l’avenir de certaines activités ou encore le pouvoir d’achat des ménages.
Le débat reste enfermé dans ce prisme, à travers lequel les risques socio-économiques liés au changement climatique, donc d’une transition qui ne se ferait pas, sont totalement invisibilisés, et, pour le coup, c’est vrai pour l’ensemble de l’offre politique.
Même lorsqu’elle a pu bénéficier d’une majorité au Parlement, la transition écologique s’est toujours trouvée en échec à un moment ou à un autre. Pourquoi ?
S. D.-Q. : Les politiques de transition ont beaucoup progressé mais ont fait jusqu’à ce jour peu de cas des questions sociales. Largement pilotées par des économistes, ces politiques ont laissé croire que l’information ou le signal-prix suffiraient à faire basculer les comportements.
Encore une fois, l’approche fondée sur les responsabilités individuelles et qui prévaut aujourd’hui a insisté maladroitement sur les inégalités de contributions aux émissions de gaz à effet de serre, comme s’il y avait les bons et les mauvais élèves de la transition. On a alors laissé de côté deux autres types d’inégalités, qui sont pourtant fondamentales pour les politiques de transition : les inégalités d’effort face aux politiques de transition et les inégalités d’exposition au risque climatique.
Les inégalités d’effort sont liées au fait que certains ménages ou même certaines activités économiques sont verrouillés dans des comportements dits « bruns », c’est-à-dire très émetteurs de gaz à effet de serre, parce que très dépendants des énergies fossiles.
Ces verrouillages ne relèvent pas de choix, mais de la contrainte des revenus et des infrastructures. Ils enferment ceux qui n’ont pas accès à des alternatives décarbonées parce qu’ils ne peuvent pas se les payer ou parce qu’elles ne sont pas disponibles autour d’eux : lorsqu’on ne peut pas rénover son logement faute de moyens ou que l’on habite loin des transports en commun, par exemple.
Les politiques de transition, en ignorant la structure des inégalités, ont construit les conditions de la révolte sociale contre elle
Dès lors, envoyer un signal-prix plus fort n’y changera rien. Pire, il aggravera le sentiment d’injustice. Le mouvement des gilets jaunes était d’abord celui de ménages dépendants de la voiture en raison de l’aménagement du territoire, de l’organisation des transports publics et du coût du foncier.
D’une certaine manière, les politiques de transition, en ignorant la structure des inégalités, ont construit les conditions de la révolte sociale contre elles. Pourtant, comme le montre un récent rapport du Conseil national de lutte contre l’exclusion, la transition la plus injuste serait celle qui ne se ferait pas et les politiques de transition peuvent être un levier de l’inclusion sociale.
Qu’est-ce qui manque pour vraiment avancer ?
S. D.-Q. : Penser les enjeux sociaux des politiques de transition, ce n’est pas seulement imaginer des mesures de compensation ou de rattrapage pour limiter le caractère régressif de ces politiques. C’est aussi et surtout organiser l’accès, économique et infrastructurel, des populations et des entreprises qui en sont éloignées aux solutions décarbonées.
On parle souvent d’acceptabilité, mais les enjeux sont avant tout des enjeux d’accessibilité sociale et infrastructurelle. Il faut donc travailler sur ces solutions décarbonées et penser leur accessibilité large.
Il est important d’en venir ici au deuxième type d’inégalités auquel je faisais référence. Il s’agit des inégalités d’exposition aux risques du changement climatique, occultées dans le débat politique. Le risque climatique expose d’autant plus les ménages qu’ils sont vulnérables, en raison de leurs faibles ressources, d’isolement social, de problèmes de santé.
On pense par exemple aux canicules que subissent les ménages modestes qui ne peuvent isoler leur logement. Mais les risques sont plus larges que cela, et les formes de vulnérabilités sont en réalité démultipliées et multifactorielles.
Les actifs économiques et le patrimoine sont aussi exposés à ces risques, et cela ne concerne plus seulement les plus modestes. De nombreux propriétaires sont touchés par les effets du gonflement des argiles qui fissurent leur logement et dévalorisent leur maison.
De même, certains habitants de zones littorales sont touchés par le recul du trait de côte. De nombreuses activités économiques très dépendantes de la ressource en eau, comme l’agriculture, mais aussi certaines industries, vont être très touchées par les impacts du changement climatique. Des investissements et des emplois seront menacés. Le secteur des assurances sera confronté à des bouleversements majeurs pour faire face à ces risques.
Si l’écologie était abordée sous l’angle des enjeux de justice environnementale, le débat public ne pourraient plus se résumer à une opposition pour ou contre
Finalement, c’est l’ensemble de la population et de l’économie qui sera concerné par les effets du changement climatique en raison des effets sur la santé, les infrastructures de transport, l’accès à l’eau ou encore le coût des matières premières. Si l’écologie était abordée sous l’angle de ces enjeux de justice environnementale, l’offre politique et le débat public pourraient difficilement se résumer à une opposition entre intérêt général et intérêt particulier, pour ou contre l’écologie ou la transition.
Comment avancer après le 7 juillet, avec un Parlement divisé plus que jamais et près de 40 % des Français qui votent pour l’extrême droite ?
S. D.-Q. : Les enjeux écologiques et climatiques imposent aux gouvernements de mettre en œuvre des politiques d’atténuation et d’adaptation capables de protéger les populations et les actifs économiques face aux menaces du changement climatique. En raison de ces questions économiques et de protection des populations, aucun gouvernement qui entend assurer ses missions régaliennes ne peut laisser de côté la question écologique et plus encore celle du climat.
Les électeurs de l’extrême droite ne sont pas plus protégés que les autres des risques auxquels nous sommes tous exposés, qu’ils soient économiques, sociaux, sanitaires ou géopolitiques. Le débat public et les traitements médiatiques doivent aborder plus frontalement les questions d’exposition aux risques.
Nous avons besoin également que la recherche, et par conséquent les financements de la recherche, investisse davantage ces questions, en cartographiant ces inégalités de manière précise : où sont les vulnérabilités et comment protéger ?
Enfin, les politiques publiques doivent travailler à des solutions économiquement viables pour amener les populations et les entreprises vers des solutions bas-carbone, en organisant les accès à ces alternatives. Elles doivent aussi aider les ménages et les entreprises à s’adapter à un climat qui change et les protéger face à ces risques.
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