Pourquoi le retour de Trump représente un danger pour l’économie mondiale

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La démocratie économique : une initiative pour combattre l’extrême droite

Axel Honneth souligne l’importance d’un lien entre un travail équitable et une démocratie solide. L’élection de Donald Trump a révélé que le socio-économique prime sur le culturel, suscitant des préoccupations croissantes concernant le pouvoir d’achat. En France, des études montrent un désalignement entre l’électorat populaire et les partis de gauche, aggravé par la négligence des questions de travail. Il est vital de promouvoir non seulement les droits des minorités, mais aussi les conditions et la reconnaissance du travail. La démocratie économique pourrait revitaliser la démocratie politique en favorisant la participation des salariés à la gouvernance. La gauche doit répondre aux enjeux socio-économiques pour s’opposer efficacement au populisme.

Solidarité envers les exilés : l'Etat face au citoyen

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Solidarité envers les exilés : l’Etat face au citoyen

Le rapport de l’Observatoire des libertés associatives décrit la répression croissante envers les associations aidant les exilés en France, notamment dans le Nord. Malgré des avancées juridiques, des bénévoles sont souvent poursuivis pour des actes de solidarité. La fermeture de structures d’aide et le harcèlement policier, par le biais d’amendes abusives, entravent l’action solidaire. Les divergences régionales dans la gestion du soutien aux exilés soulignent une résistance variable. La chercheuse Mathilde Rogel appelle à s’engager davantage dans le débat public et à créer des alliances avec des acteurs locaux pour renforcer la solidarité face à la criminalisation.

Emilien Ruiz : « L'objectif d'Emmanuel Macron et de ses administrations, c'est d'atteindre le statut de fonctionnaire »

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Emilien Ruiz : « L’objectif d’Emmanuel Macron et de ses administrations, c’est d’atteindre le...

Donald Trump n’a pas mis longtemps à réagir après sa victoire à l’élection présidentielle aux États-Unis, annonçant la désignation d’Elon Musk à la tête d’un ministère de « l’efficacité gouvernementale ». Le PDG de Tesla et Space X a exprimé son intention de « démanteler la bureaucratie » et de réduire les financements fédéraux notamment destinés à l’Agence de protection de l’environnement, à la planification familiale ou encore à la radio-télévision publique. Cependant, l’inquiétude ne s’arrête pas là. De ce côté-ci de l’Atlantique, Guillaume Kasbarian, notre ministre de la Fonction publique, a également pris la parole sur X (ex-Twitter, propriété d’Elon Musk). Après avoir félicité le milliardaire pour sa nouvelle fonction, il a écrit :

« J’ai hâte de partager avec vous les meilleures pratiques pour faire face à l’excès de bureaucratie, alléger la paperasse et repenser les structures publiques afin d’accroître l’efficacité des agents publics. »

Cette déclaration, suivie de commentaires sur l’« absentéisme » présumé des fonctionnaires, soulève des craintes pour les services publics. Emilien Ruiz, historien et spécialiste du sujet, auteur de Trop de fonctionnaires ? (Fayard, septembre 2021), nous aide à déchiffrer la vision gouvernementale.

Guillaume Kasbarian espère des conseils d’Elon Musk pour « lutter contre l’excès de bureaucratie […] et améliorer l’efficacité des agents publics ». Quelle interprétation tirer de ses propos ?

Emilien Ruiz : Le tweet a suscité de nombreuses réactions et le ministre a mentionné qu’il ne faisait que saluer un homologue. Pourtant, l’administration Trump ne prendra ses fonctions qu’en janvier. Guillaume Kasbarian a donc rendu hommage à une personne qui n’est pas encore en fonction. De plus, on ne l’a pas vu faire de même avec d’autres homologues en poste.

Son message met en lumière la vision politique qu’il a de son rôle de ministre de la Fonction publique, axée principalement sur des coupes budgétaires. Il semble envisager le secteur public comme une entité à amincir. La conception d’Elon Musk concernant la bureaucratie est très nette : le milliardaire veut libéraliser à tous les niveaux et éliminer certaines administrations.

Il est également frappant de noter que Guillaume Kasbarian n’a pas vraiment été recadré par le Premier ministre. Cela indique que le gouvernement partage, voire assume pleinement, une telle conception de la fonction publique, réduite à un coût à diminuer.

Cela se voit également clairement lorsque l’on examine les profils choisis pour diriger le ministère. Ces dernières années, Emmanuel Macron et ses chefs de gouvernement ont nommé des ministres de plus en plus éloignés de toute culture du service public ou de la fonction publique. Amélie de Montchalin [à ce poste entre 2020 et 2022, NDLR] avait manifesté un intérêt pour les affaires publiques, contrairement à Stanislas Guerini [son successeur jusqu’en septembre 2024, NDLR], formé à HEC, entrepreneur, cadre supérieur dans un groupe international. Un véritable tournant a été observé lorsqu’il a commencé à adopter un positionnement défavorable à la fonction publique en évoquant les licenciements.

Avec Guillaume Kasbarian, on marque une nouvelle étape. Lui aussi formé en école de commerce (l’Essec), son parcours professionnel en dehors de la politique est principalement limité aux grands cabinets de conseil en stratégie, ceux-là même qui ont mis en œuvre, entre 2007 et 2012, la révision générale des politiques publiques (RGPP) de Nicolas Sarkozy. Et on a vu les conséquences : des suppressions de postes de fonctionnaires et une détérioration de la qualité des services.

« Trop nombreux et trop chers » : certaines critiques envers les fonctionnaires sont récurrentes. Quelle est la réalité à ce sujet ?

E. R. : Affirmer qu’il y a trop de fonctionnaires est un discours tenu depuis toujours. Cette question, formulée ainsi, est inappropriée. On ne peut pas rester dans l’indétermination, comme le font de nombreux gouvernements depuis longtemps. La question pertinente serait : « Y a-t-il suffisamment de fonctionnaires au regard de ce qu’on leur demande de réaliser ? »

Cependant, ce gouvernement, comme ceux précédents, esquive cette problématique. Il insiste sur la nécessité de faire des économies, de solliciter la fonction publique et d’opter pour une réduction des effectifs… sans jamais préciser qui sera affecté. À l’opposé d’Elon Musk, qui véhicule une vision claire de l’État en déclarant que les dépenses sociales pour le planning familial doivent être supprimées. En France, les déclarations portent sur l’indemnisation des arrêts maladie des fonctionnaires, mais personne ne s’avance à dire qu’il y aurait un surplus de fonctionnaires dans les secteurs de la sécurité, du social, de l’éducation ou de la culture.

Lorsque le gouvernement annonce d’importantes économies, il agit comme si tous les agents devaient être concernés. Pour éviter de nommer les secteurs les plus touchés—car il n’assume pas de viser l’Education nationale, par exemple—il cible « la bureaucratie » ou « les fonctionnaires » au sens large. Surtout, si l’on examine les discours et les actions depuis 2017 de la part d’Emmanuel Macron et de ses ministres de la Fonction publique – il est clair que ce qui est particulièrement visé, c’est le statut de la fonction publique.

Pourquoi s’en prendre au statut des fonctionnaires ?

E. R. : De nombreuses raisons poussent certains politiques ou think tanks à le remettre en question. La plus évidente est l’argument d’un statut trop protecteur : les fonctionnaires bénéficieraient d’un emploi à vie qui leur permettrait de ne pas travailler. Éliminer le statut pour faciliter les licenciements permettrait de les contraindre à une plus grande productivité. En vérité, cette logique est fallacieuse. Depuis son instauration, le statut inclut des procédures disciplinaires permettant de licencier des agents pour faute ou insuffisance professionnelle.

Un autre argument, parfois avancé contre le statut, concerne l’évolution des attentes des jeunes face à l’emploi, avec l’idée que le CDI stable ne séduit plus. Bien que certains jeunes préfèrent l’intérim ou enchaîner les CDD, je ne suis pas convaincu que cette tendance pour la précarité ait été véritablement corroborée par des études.

Enfin, ce qui semble le plus problématique pour les autorités politiques concernant le statut de la fonction publique, ce sont les droits syndicaux et le droit de grève. Au-delà des questions de l’emploi à vie ou des concours, un enjeu fondamental et historique du statut est la participation des agents à l’administration des services publics. C’est la figure du « fonctionnaire citoyen », impliqué dans les discussions par le biais des organisations syndicales et des représentants du personnel, qui est actuellement remise en cause.

La réforme de 2019 a considérablement diminué le poids et le nombre des représentants syndicaux, par la fusion des comités techniques (CT) et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans le comité social, ainsi que par la réduction des attributions des commissions administratives paritaires (CAP). Depuis la fin du XIXe siècle, l’idée que les agents publics puissent se syndiquer et faire grève a toujours suscité questionnements, débats et oppositions. Or, c’est le statut qui garantit ce droit, mis à mal à chaque nouveau mouvement social. On peut s’interroger si, finalement, ce ne sont pas aussi ces remises en cause du statut depuis 2017 qui sont en réalité ciblées.

Un des arguments majeurs du gouvernement consiste à mettre sur le même plan fonction publique et secteur privé…

E. R. : C’est ce qu’avance Guillaume Kasbarian pour justifier l’augmentation des délais de carence pour les fonctionnaires en cas d’arrêt maladie (trois jours au lieu d’un actuellement) et la réduction de l’indemnisation (90 % contre 100 % aujourd’hui). J’y perçois une logique très politicienne de confrontation artificielle entre les secteurs public et privé. En ces temps budgétaires difficiles, affirmer que les fonctionnaires sont des privilégiés permet de détourner l’attention du reste de la population vers ceux qui en auraient plus.

Pour le gouvernement, il est politiquement avantageux de dresser le public contre le privé. Pourtant, les données disponibles montrent que les fonctionnaires ne bénéficient pas forcément de meilleures conditions, que ce soit en matière de pouvoir d’achat ou de prise en charge en cas d’arrêt maladie. Des rapports administratifs soulignent que dans le secteur privé, des accords permettent à 60-70 % des salariés d’obtenir une prise en charge pour les jours de carence et de limiter la baisse de leur salaire, par exemple. Ce qui n’est pas le cas dans le public.

Ce discours critique à l’égard des fonctionnaires est-il spécifique à la France ?

E. R. : Il n’existe pas vraiment d’exception française à ce sujet. Certes, il y a une part de spécificité française dans le statut et le modèle d’une fonction publique de carrière, mais cela ne signifie pas que d’autres pays n’ont pas de statuts ou de modèles similaires. Dans presque tous les pays, y compris aux États-Unis, il existe des agents bénéficiant d’une certaine protection.

Les discours sur les fonctionnaires trop coûteux, sur les bureaucrates, et la nécessité de réduire leur nombre ne sont de toute façon pas propres à la France. Le moteur est identique : on dénonce le nombre d’agents pour cibler en réalité autre chose, cible qui varie selon les dynamiques locales. Par exemple, au Canada, le nombre de fonctionnaires au Québec est fréquemment critiqué comme étant trop élevé. Or, on peut s’interroger si cela ne reflète pas surtout les débats récurrents sur la place de cette province francophone dans la confédération.

En France, comme je l’ai relevé dans mes travaux, les fonctionnaires ont souvent été perçus comme trop loyaux envers le régime précédent. À chaque changement de gouvernement, le « trop d’agents » se traduisait par « trop de loyauté à l’ancien régime dans l’administration ». Peu importe le pays ou l’époque : les critiques contre les fonctionnaires, qui sont en réalité très politiques, visent bien au-delà du simple décompte de leur nombre.

Et la conjoncture économique n’occupe pas une position favorable. Lorsqu’elle se dégrade, comme aujourd’hui, les services publics sont souvent les premiers visés.

L'Humanité, Jaurès et le secteur économique

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L’Humanité, Jaurès et le secteur économique

Les Lumières ? XXIe siècle ? Perspectives sociétales ? Au final, Jaurès et ses camarades ont opté pour L’Humanité. Alors que la France émerge des turbulences de l’affaire Dreyfus, ce choix rappelle que les socialistes ambitionnent d’être les plus fervents défenseurs des droits humains. Face à l’impact dévastateur des civilisations engendré par la colonisation européenne, en particulier française, cela souligne également les droits des populations indigènes.

À une époque où le nationalisme monte en flèche et où des conflits menacent en Europe, cela appelle à une mobilisation inéluctable pour la paix. Dans un contexte d’échanges intensifiés et de concurrence globale, cela constitue un rejet du repli nationaliste. Alors que la prospérité est de retour, mais ne profite guère aux classes populaires, cela traduit un désir d’offrir un avenir meilleur pour le peuple français. En ce début de siècle nouveau, il s’agit de porter un projet socialiste pour l’humanité tout entière.

Dans L’Humanité, Jean Jaurès, rédacteur en chef, définit la ligne éditoriale. À travers une abondance d’articles (environ 2 600, quatre à cinq chaque semaine pendant une décennie), la politique nationale et internationale est en première ligne. Suit ensuite le champ social. Les questions économiques sont peu explorées dans ses écrits, comme dans l’ensemble du quotidien.

Cela s’explique par plusieurs raisons. D’abord, pour la plupart des socialistes au tournant du XXe siècle, l’analyse du capitalisme a été réalisée par Marx de manière approfondie, et Jaurès s’en nourrit, tout en restant critique. La deuxième raison concerne la dynamique parmi les socialistes français et dans l’Internationale ouvrière.

Lors du congrès de l’Internationale en 1904, les socialistes français sont exhortés à s’unir, ce qui se concrétise en 1905 avec la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) sur des bases qui, bien que différentes de celles de Jaurès, reposent sur celles de Vaillant et de Guesde : les syndicats et les coopératives sont exclus du parti et la participation des socialistes à un « gouvernement bourgeois » (à l’exemple de Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau) est rejetée.

Par conséquent, les socialistes négligent de saisir le pouls du capitalisme pour mieux le réformer de l’intérieur ; la réalisation d’objectifs économiques et sociaux cède la place à l’objectif prioritaire : le combat politique. Journal socialiste dreyfusard, humaniste, républicain et réformiste à ses débuts, L’Humanité de Jaurès, qui aspire à devenir la voix de tous les socialistes au fil des ans, souligne d’abord ce combat politique. Et lorsque l’économie est abordée dans les articles, c’est principalement sous l’angle des questions politiques.

Améliorer le sort des plus vulnérables

Néanmoins, Jaurès est persuadé que la seule voie révolutionnaire réaliste est la voie réformiste (qu’il résume dans l’expression « évolution révolutionnaire »). Il plaide pour des réformes économiques et perçoit dans l’action syndicale, le mouvement coopératif ou encore les relations économiques internationales organisées, des facteurs de progrès. Cette réflexion s’inscrit néanmoins d’abord dans un cadre national et dans la conception du socialisme « dans son premier état », déjà développée par Jaurès en mars 1895 dans la Revue socialiste :

« Le socialisme, dans son principe et sa définition la plus générale, c’est l’intervention de la société dans les rapports économiques que crée entre les hommes l’existence de la propriété (…). C’est là l’état d’esprit de ceux qui veulent par des actes variés de la puissance publique, enseignement gratuit, assistance sociale, menues faveurs aux syndicats ouvriers ou même réglementation légale du travail et des salaires, adoucir la condition des faibles. C’est dans cette zone encore vague et préliminaire du socialisme que se distribuent tous ceux que répugne le “laisser-faire, laissez-passer”.»

Ainsi, une multitude d’articles dans L’Humanité abordent les luttes sociales, la nécessaire intervention de l’État en matière de droit du travail, la protection sociale, et l’État redistributif. Dès son origine, L’Humanité dispose d’une rubrique Mouvement social et enrichit au fil des ans ses comptes rendus des luttes sociales tout en développant sa Tribune syndicale. Jaurès participe activement en soutenant le combat des 200 000 grévistes pour le repos hebdomadaire et la réduction de la durée de travail (15 mai 1906).

Il publie son premier article sur l’impôt sur le revenu dans L’Humanité le 22 novembre 1904, faisant des comparaisons avec l’Income Tax anglaise, un impôt progressif instauré depuis 1842 (24 avril 1907) – il abordera régulièrement cette question jusqu’en 1914, année de l’adoption de la loi instituant cet impôt. Jaurès dresse dans L’Humanité du 27 décembre 1912 le portrait d’un capitalisme à visage humain où le progrès social et le progrès économique vont de pair (voir encadré).

Évidemment, en tant que bon socialiste, Jaurès ne s’arrête pas là. Son objectif est « le collectivisme, but suprême du socialisme ». Dans un article intitulé Unité et diversité, dès le 22 juillet 1904, il esquisse une conception marquée par la diversité et la décentralisation du collectivisme : il ne sera pas réalisé « ni en une fois ni pour toujours »  et il précise :

« Il faudra trouver des formes subtiles de liens entre Etat, communes, coopératives, organisations professionnelles, des individus entre eux et avec chacun de ces groupes .»

Cet article reflète l’intérêt croissant de Jaurès pour le mouvement coopératif. Bien qu’il reste subordonné dans son esprit à l’action politique, ce mouvement occupe une place de plus en plus centrale dans son projet, sous l’influence d’un jeune intellectuel socialiste, neveu et disciple du sociologue Emile Durckheim et fondateur en septembre 1899 de la Boulangerie socialiste à Paris : Marcel Mauss.

Jaurès lui confie d’ailleurs la rubrique Coopératives de L’Humanité naissante. Marcel Mauss rédige un grand article, La coopération socialiste, publié dans le numéro du 3 août 1904. Cela n’empêche pas Jaurès de débattre amicalement avec L’Unité coopérative de Charles Gide, non socialiste, à qui il reproche son « primat du consommateur sur le producteur » et surtout son absence de perspective politique. Pour Jaurès, la « lente végétation indéfinie du système coopératif » ne pourrait « se substituer à la conquête du pouvoir par le peuple » (La Petite République, 19 juillet 1900).

Position ambivalente sur la colonisation

Jaurès est d’autant moins enclin à se contenter de cette « lente végétation » que le contexte international exige des prises de position vigoureuses, d’abord sur le plan politique, mais également économique : colonisation, concurrence internationale, mouvements de capitaux sont des sujets récurrents dans les colonnes du journal.

La colonisation, notamment celle du Maroc, occupe une place significative dans L’Humanité. La position du journal, comme celle de tous les socialistes, est clairement ambivalente. L’Humanité condamne la colonisation, en particulier ses méthodes et son mépris des peuples : Jaurès se bat donc « pour que les indigènes d’Afrique du Nord aient des représentants pour les défendre contre les colons et l’armée » (L’Humanité du 4 février 1912).

Le journal dénonce également le pillage des colonies par les « oligarchies » capitalistes internationales : sont ainsi mis en lumière, au Maroc, les « accapareurs des mines », comprenant des groupes français (Schneider, la Compagnie des forges de Chatillon-Commentry et Neuves-Maisons), allemand (Krupp), anglais (Williams), mais aussi espagnol, italien et belge (L’Humanité, 28 mars 1911).

Le journal oppose à ces « ennemis des colonies » la proposition d’une coopération avec la métropole :

« A chacune de nos possessions, nous devons donner un régime douanier spécial, librement délibéré entre elle et la métropole, marqué fortement de l’esprit de réciprocité, mais adéquat aux besoins et à la situation géographique de la colonie » (L’Humanité, 28 mars 1911).

Cela ne bloque néanmoins pas le journal, au détour d’un article sur la rareté du coton brut en Europe, d’oublier « l’esprit de réciprocité » et de craindre que le continent ne soit pas « capable de tirer des colonies le coton nécessaire pour compenser la quantité manquante aux besoins européens » (article de V. Renard, le 12 février 1913)…

Contre un protectionnisme rétrograde

On retrouve ici un autre thème récurrent, celui de l’internationalisation des économies dans un contexte de tensions entre nations européennes, tensions qui demeurent au cœur des préoccupations du journal. Sur ce sujet, L’Humanité peut parfois céder à une langue de bois. V. Renard, dans l’article mentionné, aborde le déclin britannique :

« Concurrencés au point de vue métallurgique par l’Allemagne et les Etats-Unis, au point de vue textile par l’Amérique et les Indes anglaises où la main-d’œuvre indigène est à un prix dérisoire, menacés de perdre la prépondérance économique qu’ils avaient jusqu’ici sur le marché universel, les Anglais vont entrer, ou sont entrés, serait mieux dire, dans une ère de difficultés.»

Face à ces défis qui touchent de nombreux pays européens, dont la France, quelle solution ? « S’acheminer vers la solution socialiste qui est pour le prolétariat mondial la seule issue pour sortir de la géhenne capitaliste », conclut l’auteur.

Jaurès, quant à lui, approfondit l’analyse ainsi que la recherche de solutions. Celles-ci passent d’abord par la quête de régulations internationales : il soutient ainsi la position de l’ancien président américain Théodore Roosevelt qui a évoqué l’idée, dans le domaine économique, d’un arbitrage international (L’Humanité du 14 novembre 1910). Sur le plan national, il aborde la question du protectionnisme et du libre-échange, dans un cadre où presque tous les pays adoptent des mesures protectionnistes, et où même la libérale Angleterre envisage de renoncer au libre-échange.

Jaurès s’inscrit alors dans le débat français opposant le libre-échangiste Caillaux à Méline, qui a promulgué des mesures protectionnistes depuis 1892. En 1904, les discussions portent sur la surproduction dans l’industrie cotonnière. Jaurès, qui prévoit que le nationalisme sous-jacent au protectionnisme et le laissez-faire libéral sont problématiques, blâme les deux tendances de mener au chômage ouvrier soit par surplus de production, soit par une limitation délibérée de celle-ci.

Il n’envisage comme solution que la régulation collective de la production (L’Humanité du 12 août 1904). Une régulation qui peut alors revêtir un aspect protectionniste. Ainsi, en 1912, les députés socialistes proposent, concernant les céréales, que « l’Etat ait le monopole d’importation des blés étrangers pour exercer sur le cours du blé une action régulatrice et modératrice » (L’Humanité du 14 juin 1912). Cependant, le journal, opposé à un protectionnisme rétrograde, précise : « Il ne s’agirait point de stabiliser et immobiliser les prix dans la routine, mais de stimuler le progrès technique. »

Mouvements de capitaux et sentiment anti-allemand

Enfin, la question la plus discutée concernant les flux internationaux, car elle est très liée aux problèmes politiques, concerne les mouvements de capitaux, extrêmement libres à l’époque. La condamnation des prêts français à la Russie tsariste, alliée de la France, fait l’unanimité parmi les rédacteurs et Jaurès n’est pas en reste. Sous le titre Mauvais emprunt, mauvais voyage, il écrit dans le numéro du 22 novembre 1907 :

« Ce n’est pas à un régime constitutionnel, c’est au despotisme restauré, c’est au coup d’Etat tsariste qu’irait la subvention de la France ».

Plus généralement, la question des mouvements de capitaux français est débattue dans les colonnes du journal. Une quinzaine d’articles publiés en 1911-1912 par Lysis (pseudonyme du journaliste Eugène Letailleur) s’attaquent aux capitalistes français agissant contre les intérêts de la France. L’auteur critique « nos grandes banques françaises, tutrices de notre épargne et gérantes de notre fortune nationale, fonctionnant régulièrement au service de l’Allemagne contre notre pays » ayant ainsi aidé Guillaume II à dominer l’économie de la Turquie et à l’en faire une alliée. D’autres articles du journal déplorent la domination des capitaux allemands dans la sidérurgie normande.

Sur toutes ces questions, Jaurès adopte une position nuancée qui se démarque du climat nationaliste, mais doit en tenir compte. Tout d’abord, dans une Réponse à Lysis, où il l’invite à écrire dans L’Humanité (31 mai 1910), il souligne le rôle bénéfique de la concentration bancaire :

« C’est, selon les Saint-Simoniens, le premier organe de la grande production socialement coordonnée.

Et, influencé par l’Affaire Dreyfus, il avertit contre toute « contrefaçon socialiste de la démagogie antisémite ». En essence, dans un article du 3 janvier 1913 intitulé Finances nationales, il prend position :

« Oui, il est vrai qu’il est impossible d’enfermer dans les limites de la France les richesses de la France (…). Rien ne serait dangereux comme une politique de défiance ou de prohibition contre “l’étranger”. »

Il n’en demeure pas moins, poursuit-il :

« Pour les concessions minières pour les établissements industriels de Normandie, une question se pose : alors qu’en France abondent les capitaux et les compétences techniques, comment se fait-il qu’une aussi grande part de l’activité économique de toute une province soit livrée à des Allemands (…). On peut se poser le problème en ces termes, qui sont les vrais, sans être coupable d’un chauvinisme grossier et d’un protectionnisme étroit. »

Déplorant le manque d’investissements de la bourgeoisie française dans l’industrialisé, mais craignant de contribuer à la germanophobie générique, Jaurès préfère conclure son article en posant une autre question essentielle :

« Mais tout d’abord, pour discuter utilement de ces questions, il faudrait savoir, je veux dire qu’il faudrait posséder des documents précis et des statistiques certaines sur la marche de la production en France, sur les conditions dans lesquelles les entreprises nouvelles sont créées, sur les directions que prend l’épargne nationale. (…) Quand donc aurons-nous un census de la production française, une statistique sérieuse des mouvements des capitaux et des entreprises ? »

La tentation antimondialiste

Établir des arguments et des actions non pas sur de vagues informations et des slogans, mais sur une compréhension approfondie de la réalité économique, voilà une position… qui fait d’Alternatives Economiques un héritier légitime de la pensée jauressienne ! Et notre journal ne peut que se retrouver dans la détermination de Jaurès à défendre les intérêts des travailleurs tout en se gardant de tout nationalisme.

Cependant, la position de L’Humanité dans son ensemble est ambiguë et cède parfois à l’antimondialisation, utilisant un terme contemporain. Bien sûr, Suzanne Berger, dans son récent ouvrage Notre première mondialisation, souligne que « loin de la vision antimondialiste de la plupart de la gauche actuelle, la gauche d’alors soutenait généralement l’ouverture des frontières aux capitaux, aux marchandises et au travail parce qu’elle voyait dans ces mouvements un puissant ressort de solidarité internationale ».

Cela paraît légèrement optimiste. Il s’agit sans doute de la pensée sous-jacente qui éclaire les articles de Jaurès, lequel affirmait à la Chambre des députés, le 13 janvier 1911 :

« Le réseau des intérêts économiques et financiers oblige tous les peuples à se ménager les uns les autres, à éviter les grandes catastrophes de la guerre ». Cependant, la gauche d’alors n’était pas insensible aux appels nationalistes, comme le prouvera la suite. Et sous prétexte de dénoncer les agissements des oligarchies financières en lien avec leurs homologues allemandes, la germanophobie n’est pas loin, surtout dans les articles de Lysis publiés dans L’Humanité.

Cependant, il est vrai que la mondialisation économique ne se présente pas au début du XXe siècle comme l’adversaire désigné de la gauche. Les socialistes de l’époque ne se trouvent effectivement pas sur la défensive. Ils sont investis dans une perspective alternative internationale et sociale, percevant non pas une menace dans l’interconnexion des économies nationales, mais dans les tensions entre nations européennes disposées à exploiter leur puissance économique dans une guerre destructrice.

Et L’Humanité de Jaurès marquera l’histoire avant tout comme un organe politique de lutte pour le socialisme et contre la guerre.

Cet article a été publié pour la première fois le 1er avril 2004.

Ils ont fait frémir macron ! 6 ans plus tard, et si les gilets jaunes renaissaient ?

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Ils ont fait frémir macron ! 6 ans plus tard, et si les gilets jaunes renaissaient ?

Nous sommes le lundi 18 novembre 2024. Au programme de votre Toujours debout : une édition spéciale concernant les 6 ans du mouvement des gilets jaunes présentée par Théophile Kouamouo : -Le bulletin d’information préparé par Aude Cazorla – Protestation agricole : correspondance en direct avec Lisa Lap et Andreï Manivit Première partie : “L’esprit gilet jaune, où es-tu encore ?” Dans un cadre marqué par un retour timide du mouvement social, une phase post-inflation et des mesures d’austérité. Avec Emmanuelle Reungoat, Maîtresse de conférences en Science politique ; Jérôme Rodrigues, gilet jaune ; François Boulo, avocat et figure historique des Gilets jaunes ; François Buton, Directeur de recherche en sciences politiques au CNRS. Seconde partie : Le bilan du mouvement : focus sur la violence qui a frappé les manifestants. Avec Vanessa, David et Bigguy, membre de Mutilé-es pour l’exemple ; François Buton et Emmanuelle Reungoat.