ECONOMIE
Donald Trump n’a pas mis longtemps à réagir après sa victoire à l’élection présidentielle aux États-Unis, annonçant la désignation d’Elon Musk à la tête d’un ministère de « l’efficacité gouvernementale ». Le PDG de Tesla et Space X a exprimé son intention de « démanteler la bureaucratie » et de réduire les financements fédéraux notamment destinés à l’Agence de protection de l’environnement, à la planification familiale ou encore à la radio-télévision publique. Cependant, l’inquiétude ne s’arrête pas là. De ce côté-ci de l’Atlantique, Guillaume Kasbarian, notre ministre de la Fonction publique, a également pris la parole sur X (ex-Twitter, propriété d’Elon Musk). Après avoir félicité le milliardaire pour sa nouvelle fonction, il a écrit :
« J’ai hâte de partager avec vous les meilleures pratiques pour faire face à l’excès de bureaucratie, alléger la paperasse et repenser les structures publiques afin d’accroître l’efficacité des agents publics. »
Cette déclaration, suivie de commentaires sur l’« absentéisme » présumé des fonctionnaires, soulève des craintes pour les services publics. Emilien Ruiz, historien et spécialiste du sujet, auteur de Trop de fonctionnaires ? (Fayard, septembre 2021), nous aide à déchiffrer la vision gouvernementale.
Guillaume Kasbarian espère des conseils d’Elon Musk pour « lutter contre l’excès de bureaucratie […] et améliorer l’efficacité des agents publics ». Quelle interprétation tirer de ses propos ?
Emilien Ruiz : Le tweet a suscité de nombreuses réactions et le ministre a mentionné qu’il ne faisait que saluer un homologue. Pourtant, l’administration Trump ne prendra ses fonctions qu’en janvier. Guillaume Kasbarian a donc rendu hommage à une personne qui n’est pas encore en fonction. De plus, on ne l’a pas vu faire de même avec d’autres homologues en poste.
Son message met en lumière la vision politique qu’il a de son rôle de ministre de la Fonction publique, axée principalement sur des coupes budgétaires. Il semble envisager le secteur public comme une entité à amincir. La conception d’Elon Musk concernant la bureaucratie est très nette : le milliardaire veut libéraliser à tous les niveaux et éliminer certaines administrations.
Il est également frappant de noter que Guillaume Kasbarian n’a pas vraiment été recadré par le Premier ministre. Cela indique que le gouvernement partage, voire assume pleinement, une telle conception de la fonction publique, réduite à un coût à diminuer.
Cela se voit également clairement lorsque l’on examine les profils choisis pour diriger le ministère. Ces dernières années, Emmanuel Macron et ses chefs de gouvernement ont nommé des ministres de plus en plus éloignés de toute culture du service public ou de la fonction publique. Amélie de Montchalin [à ce poste entre 2020 et 2022, NDLR] avait manifesté un intérêt pour les affaires publiques, contrairement à Stanislas Guerini [son successeur jusqu’en septembre 2024, NDLR], formé à HEC, entrepreneur, cadre supérieur dans un groupe international. Un véritable tournant a été observé lorsqu’il a commencé à adopter un positionnement défavorable à la fonction publique en évoquant les licenciements.
Avec Guillaume Kasbarian, on marque une nouvelle étape. Lui aussi formé en école de commerce (l’Essec), son parcours professionnel en dehors de la politique est principalement limité aux grands cabinets de conseil en stratégie, ceux-là même qui ont mis en œuvre, entre 2007 et 2012, la révision générale des politiques publiques (RGPP) de Nicolas Sarkozy. Et on a vu les conséquences : des suppressions de postes de fonctionnaires et une détérioration de la qualité des services.
« Trop nombreux et trop chers » : certaines critiques envers les fonctionnaires sont récurrentes. Quelle est la réalité à ce sujet ?
E. R. : Affirmer qu’il y a trop de fonctionnaires est un discours tenu depuis toujours. Cette question, formulée ainsi, est inappropriée. On ne peut pas rester dans l’indétermination, comme le font de nombreux gouvernements depuis longtemps. La question pertinente serait : « Y a-t-il suffisamment de fonctionnaires au regard de ce qu’on leur demande de réaliser ? »
Cependant, ce gouvernement, comme ceux précédents, esquive cette problématique. Il insiste sur la nécessité de faire des économies, de solliciter la fonction publique et d’opter pour une réduction des effectifs… sans jamais préciser qui sera affecté. À l’opposé d’Elon Musk, qui véhicule une vision claire de l’État en déclarant que les dépenses sociales pour le planning familial doivent être supprimées. En France, les déclarations portent sur l’indemnisation des arrêts maladie des fonctionnaires, mais personne ne s’avance à dire qu’il y aurait un surplus de fonctionnaires dans les secteurs de la sécurité, du social, de l’éducation ou de la culture.
Lorsque le gouvernement annonce d’importantes économies, il agit comme si tous les agents devaient être concernés. Pour éviter de nommer les secteurs les plus touchés—car il n’assume pas de viser l’Education nationale, par exemple—il cible « la bureaucratie » ou « les fonctionnaires » au sens large. Surtout, si l’on examine les discours et les actions depuis 2017 de la part d’Emmanuel Macron et de ses ministres de la Fonction publique – il est clair que ce qui est particulièrement visé, c’est le statut de la fonction publique.
Pourquoi s’en prendre au statut des fonctionnaires ?
E. R. : De nombreuses raisons poussent certains politiques ou think tanks à le remettre en question. La plus évidente est l’argument d’un statut trop protecteur : les fonctionnaires bénéficieraient d’un emploi à vie qui leur permettrait de ne pas travailler. Éliminer le statut pour faciliter les licenciements permettrait de les contraindre à une plus grande productivité. En vérité, cette logique est fallacieuse. Depuis son instauration, le statut inclut des procédures disciplinaires permettant de licencier des agents pour faute ou insuffisance professionnelle.
Un autre argument, parfois avancé contre le statut, concerne l’évolution des attentes des jeunes face à l’emploi, avec l’idée que le CDI stable ne séduit plus. Bien que certains jeunes préfèrent l’intérim ou enchaîner les CDD, je ne suis pas convaincu que cette tendance pour la précarité ait été véritablement corroborée par des études.
Enfin, ce qui semble le plus problématique pour les autorités politiques concernant le statut de la fonction publique, ce sont les droits syndicaux et le droit de grève. Au-delà des questions de l’emploi à vie ou des concours, un enjeu fondamental et historique du statut est la participation des agents à l’administration des services publics. C’est la figure du « fonctionnaire citoyen », impliqué dans les discussions par le biais des organisations syndicales et des représentants du personnel, qui est actuellement remise en cause.
La réforme de 2019 a considérablement diminué le poids et le nombre des représentants syndicaux, par la fusion des comités techniques (CT) et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans le comité social, ainsi que par la réduction des attributions des commissions administratives paritaires (CAP). Depuis la fin du XIXe siècle, l’idée que les agents publics puissent se syndiquer et faire grève a toujours suscité questionnements, débats et oppositions. Or, c’est le statut qui garantit ce droit, mis à mal à chaque nouveau mouvement social. On peut s’interroger si, finalement, ce ne sont pas aussi ces remises en cause du statut depuis 2017 qui sont en réalité ciblées.
Un des arguments majeurs du gouvernement consiste à mettre sur le même plan fonction publique et secteur privé…
E. R. : C’est ce qu’avance Guillaume Kasbarian pour justifier l’augmentation des délais de carence pour les fonctionnaires en cas d’arrêt maladie (trois jours au lieu d’un actuellement) et la réduction de l’indemnisation (90 % contre 100 % aujourd’hui). J’y perçois une logique très politicienne de confrontation artificielle entre les secteurs public et privé. En ces temps budgétaires difficiles, affirmer que les fonctionnaires sont des privilégiés permet de détourner l’attention du reste de la population vers ceux qui en auraient plus.
Pour le gouvernement, il est politiquement avantageux de dresser le public contre le privé. Pourtant, les données disponibles montrent que les fonctionnaires ne bénéficient pas forcément de meilleures conditions, que ce soit en matière de pouvoir d’achat ou de prise en charge en cas d’arrêt maladie. Des rapports administratifs soulignent que dans le secteur privé, des accords permettent à 60-70 % des salariés d’obtenir une prise en charge pour les jours de carence et de limiter la baisse de leur salaire, par exemple. Ce qui n’est pas le cas dans le public.
Ce discours critique à l’égard des fonctionnaires est-il spécifique à la France ?
E. R. : Il n’existe pas vraiment d’exception française à ce sujet. Certes, il y a une part de spécificité française dans le statut et le modèle d’une fonction publique de carrière, mais cela ne signifie pas que d’autres pays n’ont pas de statuts ou de modèles similaires. Dans presque tous les pays, y compris aux États-Unis, il existe des agents bénéficiant d’une certaine protection.
Les discours sur les fonctionnaires trop coûteux, sur les bureaucrates, et la nécessité de réduire leur nombre ne sont de toute façon pas propres à la France. Le moteur est identique : on dénonce le nombre d’agents pour cibler en réalité autre chose, cible qui varie selon les dynamiques locales. Par exemple, au Canada, le nombre de fonctionnaires au Québec est fréquemment critiqué comme étant trop élevé. Or, on peut s’interroger si cela ne reflète pas surtout les débats récurrents sur la place de cette province francophone dans la confédération.
En France, comme je l’ai relevé dans mes travaux, les fonctionnaires ont souvent été perçus comme trop loyaux envers le régime précédent. À chaque changement de gouvernement, le « trop d’agents » se traduisait par « trop de loyauté à l’ancien régime dans l’administration ». Peu importe le pays ou l’époque : les critiques contre les fonctionnaires, qui sont en réalité très politiques, visent bien au-delà du simple décompte de leur nombre.
Et la conjoncture économique n’occupe pas une position favorable. Lorsqu’elle se dégrade, comme aujourd’hui, les services publics sont souvent les premiers visés.
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