ECONOMIE
N’importe quel étudiant en économie sait que les entreprises font appel à au moins deux facteurs de production : le travail (les individus) et le capital (les équipements, les logiciels, etc.). La nature reste souvent négligée, bien qu’on commence à peine à prendre conscience de son importance. Toutefois, il est difficile de ne pas remarquer que, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’efficacité de l’économie française, la attention se focalise uniquement sur la productivité du travail : les Français sont-ils plus ou moins performants, motivés, travailleurs ? C’est une vision très restreinte. Et qu’en est-il de l’efficacité du capital ? Et de la productivité globale des facteurs, c’est-à-dire l’efficacité qu’on peut atteindre autrement qu’en augmentant les capacités de travail et d’investissements, en associant mieux les employés et les machines ? Rien, aucune discussion.
Problèmes de mesure
Il est vrai qu’il y a de bonnes raisons à cela. Certains économistes estiment qu’il existe des problèmes de mesure. Pour eux, parler de « productivité du capital » de manière générale n’a guère de sens. Que signifie « le capital » quand il englobe des éléments aussi variés que des immeubles, des robots, des logiciels ?
De la même façon, la productivité globale des facteurs n’est pas quelque chose d’observable directement. Les économistes l’évaluent comme un résidu : une partie de la croissance provient de la croissance du travail, une autre de celle du capital, et ce qui ne relèverait ni de l’un ni de l’autre est qualifié de productivité globale, en clair elle correspond à ce que l’approche économique traditionnelle n’arrive pas à justifier…
Tout cela est exact. Mais si l’on devait mettre fin aux discussions sur des sujets que les économistes ne parviennent pas à bien quantifier, il ne resterait pas grand-chose !
Cela dit, étant donné que ce genre de calculs n’est pas simple, de nombreuses institutions se sont engagées dans leurs propres évaluations (l’OCDE, des universités, des cabinets de conseil…) sans toujours préciser ce qui est mesuré ou non, avec quelles définitions du capital, etc. La meilleure solution serait donc de faire appel à l’Insee, notre institut national, pour réaliser ce calcul. Au moins, la source serait fiable !
Le constat est clair : en examinant les données sur une longue période depuis les années 1980, on constate que la productivité du capital montre une tendance à la baisse. De manière générale, les entreprises investissent peu.
« La croissance du capital a ralenti et contribue de moins en moins à la croissance du produit intérieur brut (PIB) », observe Nicolas Carnot, le directeur des études et synthèses économiques de l’Insee.
En conséquence, « la croissance du capital et celle du PIB sont en déclin constant », ajoute le statisticien. Et cela dans des proportions similaires : le rapport du capital au PIB est presque stable depuis la fin des années 1970, confirmant en France le constat keynésien selon lequel c’est l’investissement qui détermine principalement la dynamique de la croissance.
« Le stock de capital détenu par les entreprises françaises augmente, mais sa contribution à la croissance faiblit après la bulle Internet, puis à nouveau durant les années 2010 après la crise financière et celle des dettes souveraines. La contribution a légèrement remonté depuis 2016, mais demeure relativement faible », approuve Florence Pisani, économiste en chef chez Candriam.
Mauvaise gestion de la demande
Comment expliquer cette dynamique déficiente ?
« L’évolution du stock de capital reflète l’effort d’investissement cumulatif des entreprises : il semble que la mauvaise gestion de la demande durant les années 2010 a joué un rôle significatif dans le sous-investissement. Lorsque la demande est faible, les entreprises ont peu de raisons d’investir considérablement et surtout aucune motivation pour accroître leurs capacités de production », complète l’économiste.
Les dirigeants d’entreprise ressentent l’envie d’investir – ils mobilisent leurs « esprits animaux », comme le disait Keynes – lorsque les perspectives de demande sont favorables. Cependant, la France et, au-delà, l’Europe, se présentent comme des zones économiques peu dynamiques, largement distancées par les États-Unis et la Chine pour les années à venir, comme l’a souligné le rapport remis par Mario Draghi.
« Oui, la productivité du capital chute en France, mais c’est également le cas dans tous les grands pays industrialisés, sauf aux États-Unis. Comment cela peut-il s’expliquer ? », s’interroge Xavier Ragot, le président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
« Les États-Unis ont su tirer profit presque exclusivement des bénéfices économiques liés à Internet, et les gains de productivité associés sont presque totalement concentrés là-bas, laissant à peine quelques miettes aux autres pays. Ils sont en train de reproduire le même schéma avec l’intelligence artificielle. La France et les autres nations risquent de rater ce tournant technologique si des mesures ne sont pas prises », analyse l’expert.
Cependant, en examinant de plus près les statistiques, Florence Pisani signale que « bien que la croissance du stock de capital “traditionnel”, sans compter les technologies de l’information et de la communication (TIC), ait continué à ralentir, les entreprises françaises semblent néanmoins intensifier leur investissement en TIC, notamment dans les équipements télécom et les logiciels et bases de données ».
Mais comme l’a démontré un vaste travail de l’économiste américain Robert Gordon il y a quelques années, s’il existe encore de l’innovation, elle ne contribue pas forcément à accroître l’efficacité productive. « Par exemple, le big data sert surtout aujourd’hui les stratégies marketing des grandes entreprises, ce qui leur permet de s’accaparer des parts de marché les unes aux autres, un jeu à somme nulle », précisait-il dans une interview à Alternatives Economiques.
Une analyse qu’appuie Xavier Ragot :
« Une bonne partie des nouvelles technologies sont davantage complémentaires aux loisirs qu’à la production. Nous avons évolué vers une société axée sur la valorisation du temps libre et l’économie numérique répond davantage à cette aspiration qu’à l’accroissement de l’efficacité du capital productif. »
Ainsi, le manque d’efficacité de l’économie française ne se limite pas aux enjeux liés au travail. Le capital des entreprises françaises souffre de sous-performance, et ce de manière croissante, car elles investissent trop peu, innovent insuffisamment et, lorsqu’elles innovent, ne parviennent pas à améliorer leur efficacité productive.
Une efficacité globale en recul
Si l’investissement en capital ne nous rend pas forcément plus efficaces, peut-on au moins espérer que la combinaison travail et capital nous permet d’améliorer notre performance ? « Je ne prévois pas un effondrement de la productivité globale des facteurs, mais son maintien à un niveau très bas », anticipait Robert Gordon.
En France, les données de l’Insee révèlent une évolution nettement à la baisse : la croissance moyenne annuelle de la productivité globale a chuté de 1,8 % dans les années 1980 à 0,6 % dans les années 2010. Avec une tendance récente proches de zéro : associez des individus et des investissements et vous n’obtiendrez aucun gain d’efficacité !
Un résultat qui n’est pas si surprenant : une fois que l’on constate une productivité du travail et du capital moribonde, la combinaison des deux ne peut engendrer de miracles.
Il est également nécessaire de distinguer plusieurs temporalités. « La productivité globale des facteurs est sensible aux variations à court terme du cycle économique », explique Nicolas Carnot. Cela se comprend, ajoute le spécialiste, « les facteurs de production évoluent moins vite que l’activité ». Lorsque la demande ralentit, les entreprises ne se débarrassent pas immédiatement de tout leur personnel et ne jettent pas à la poubelle leurs machines et ordinateurs ! La productivité globale a tendance à ralentir pendant les périodes de récession avant d’augmenter par la suite.
Cependant, quand on lisse les séries pour atténuer l’effet des cycles, le constat demeure le même, la productivité globale ne va pas bien. Pour saisir pourquoi, il faut se tourner vers des explications plus structurelles, et plusieurs en existent.
Des raisons structurelles
Une comparaison des investissements en recherche et développement des entreprises françaises avec ceux du reste du monde met en lumière la faiblesse de la France à cet égard.
S’y ajoutent les politiques de l’emploi menées depuis plusieurs décennies, consistant à offrir des allègements significatifs de cotisations sociales pour les métiers les moins qualifiés, touchant les personnes les moins formées. Même les entreprises engagées dans l’innovation doivent implanter celle-ci dans leurs processus de production, ce qui se fait d’autant mieux si les employés sont bien formés.
À ce sujet, un autre facteur entre en jeu, celui de la mauvaise qualité du management à la française : trop hiérarchique, trop vertical, laissant peu d’autonomie aux employés, etc.
Or, comme le souligne le chercheur Laurent Cappelletti, « le management favorisant l’innovation, et plus largement la productivité durable et la motivation humaine, repose sur des principes de personnalisation du travail, d’enrichissement continu de l’expérience humaine, de négociations sociales fréquentes de proximité dans chaque équipe, de contractualisations périodiques et d’interactions professionnelles permettant de tisser des relations horizontales suffisantes entre les individus et les divisions d’une organisation ».
Tant de caractéristiques qui font défaut dans la majorité de nos entreprises.
Il est donc peu probable d’attendre un rebondissement en matière de productivité globale des facteurs. L’économie française subit une stagnation générale d’efficacité, tant du côté du travail que du capital, ainsi que de l’interaction entre les deux.
C’est ici que l’expression « vivre au-dessus de ses moyens » prend toute sa signification. La France ne souffre pas « de trop de dépenses publiques » ou « de trop de prélèvements obligatoires » en soi, mais elle en a trop par rapport aux performances des entreprises dont la faible productivité entrave notre capacité à générer collectivement de la richesse.
Retrouvez notre dossier « Productivité : pourquoi la France décroche »
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