Pourquoi l'art moderne vietnamien rencontre-t-il un immense succès ?

CULTURE

Pourquoi l’art moderne vietnamien rencontre-t-il un immense succès ?

Apparu il y a cent ans, l’art moderne vietnamien est issu de la combinaison des techniques asiatiques et occidentales pendant la période de l’Indochine française. Auparavant réservé à une élite asiatique riche, principalement vietnamienne, les œuvres de ce courant artistique remportent un succès croissant auprès du public occidental ces dernières années. Trois artistes, reconnus comme les précurseurs de cet art, se distinguent particulièrement : Lê Phô (1907-2001), Mai-Thu (1906-1980) et Vu Cao Dam (1908-2000).

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Le 12 novembre 2024, le tableau Mère et enfants devant le fleuve (1975) de Mai-Thu a été vendu à 1 091 000 euros à Nantes, alors que son prix était estimé entre 200 000 et 300 000 euros. Un record en France pour une œuvre d’art moderne vietnamien, mais pas une première à l’international. Depuis environ dix ans, les œuvres de ce courant artistique éveillent de plus en plus l’intérêt des amoureux de l’art. L’art moderne vietnamien prend forme dans un Vietnam sous statut de protectorat français. Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine de 1897 à 1902, lance d’importants projets économiques et d’infrastructures pour moderniser la colonie. Cependant, la Première Guerre mondiale éclate, entraînant un frein à ses ambitions. Les projets redémarrent en 1920, à un moment où le gouvernement colonial souhaite promouvoir l’éducation française dans ses colonies et renforcer les échanges culturels. C’est dans ce cadre que Victor Tardieu (1870-1937), artiste français et père de l’écrivain Jean Tardieu, propose la création de la première École des Beaux-Arts en Indochine. Le peintre français découvre le Vietnam en 1921 grâce au prix de l’Indochine, qui offre au lauréat un voyage aller-retour. Pendant six mois, il parcourt la colonie avant de s’établir à Hanoï. Dans la capitale indochinoise, il fait la connaissance de jeunes artistes vietnamiens, qui soutiennent la modernisation du pays par l’empire colonial. Parmi eux, Nguyen Nam Son (1890-1973), peintre autodidacte, devient son ami.

Lê Phô : « Femmes au jardin », Paris, 1969. Huile sur toile. Collection particulière. © Adagp, Paris, [2024]

Dans ce pays où le concept d’artiste n’existe pas, et où l’art est réduit à l’artisanat, les deux amis souhaitaient créer la première École des Beaux-Arts de l’Indochine (EBAI). Avec l’appui du gouvernement colonial, l’établissement ouvre ses portes en 1925. Cette école représente un tournant dans l’histoire artistique vietnamienne. « Il y a une transformation manifeste, car l’ensemble du système artisanal en place est redéfini. L’EBAI va introduire les techniques occidentales des beaux-arts qui deviendront plus tard la référence. Il y aura une occidentalisation de la société. Et le défi pour les pays concernés sera de préserver les traditions tout en forgeant une identité à travers cette occidentalisation », souligne Anne Fort, conservatrice des collections vietnamiennes au musée Cernuschi à Paris. Le renouveau de l’art vietnamien est en marche. Victor Tardieu nourrit de grandes ambitions pour l’EBAI. Sur le modèle de l’École des Beaux-Arts de Paris, il conçoit un programme d’excellence pour ses élèves futurs. La formation de cinq ans est sélective, avec un concours à l’entrée. Elle inclut les fondamentaux des techniques occidentales : le dessin académique, la perspective, le modelage, l’anatomie et la composition. À lire aussi NEWSLETTER RFI CULTURE : Restez informé des meilleurs reportages et réflexions de l’actualité culturelle internationale, sans oublier l’Afrique. Pour le directeur de l’école, cette base solide permet aux étudiants « de retrouver le goût authentique de la tradition vietnamienne, perdu par la longue domination chinoise puis occidentale – en s’inspirant du passé artistique […] pour servir de départ à des recherches novatrices – et de proposer aux élèves les outils nécessaires pour y parvenir. » Grâce à cette ligne de conduite, les élèves approfondissent leur connaissance de leur propre culture tout en intégrant l’art occidental. Ils sont formés à harmoniser la peinture sur soie et la laque, tradition asiatique, avec la peinture à l’huile, une pratique européenne. Ce mélange donne naissance à un style nouveau, spécifiquement « indochinois », plaçant l’art vietnamien dans la modernité.

L’excellence par la polyvalence. Soucieux de l’avenir de ses élèves, Victor Tardieu conçoit une formation variée pour maximiser leurs opportunités professionnelles. « À Paris, il existe deux écoles. L’une est axée sur les beaux-arts, l’autre sur les arts décoratifs. Le programme de l’EBAI combine les deux domaines, permettant ainsi aux étudiants d’être polyvalents à la fin de leur formation. Au Vietnam, le marché des beaux-arts est pratiquement inexistant ; par conséquent, en intégrant les arts décoratifs au programme, Victor Tardieu accroit leurs chances d’employabilité », explique Anne Fort. Victor Tardieu, directeur de l’école jusqu’en 1937, continue d’encourager ses élèves. « Il était proche d’eux, comme un père. Il les conseillait tant sur leur carrière que sur leur vie », décrit la conservatrice.

Mai-Thu : « Femme à sa coiffure », Nice, 1942. Couleurs sur soie. Collection particulière. © Comité Mai-Thu, ADAGP Paris, [2024]

L’aventure française des trois pionniers. Au fil des promotions, l’EBAI a permis l’émergence de nombreux talents, parmi lesquels Lê Phô (1907-2001), Mai-Thu (1906-1980) et Vu Cao Dam (1908-2000), considérés comme les grands maîtres de l’art moderne vietnamien. Au cours de la période entre 1931 et 1937, les trois amis partent pour la France après avoir obtenu leur diplôme. Leur travail est mis en avant en Europe grâce au soutien de Victor Tardieu. Ils participent, entre autres, à l’Exposition coloniale de 1931 et à l’Exposition universelle de 1937, qui se tiennent au Bois de Vincennes. Les critiques sont élogieuses. Leurs œuvres séduisent par la diversité des supports, techniques picturales et styles, alliant influence asiatique et occidentale. Mais la Seconde Guerre mondiale commence peu après leur arrivée en France. Lê Phô et Mai-Thu s’engagent dans l’armée française de 1939 à 1940. La période post-guerre est peu propice aux commandes. « Ils ont connu des moments très difficiles financièrement. Ils n’arrivaient plus à régler leurs factures », raconte Anne Fort. Le destin des trois amis est marqué par les guerres. D’abord celle de leur pays d’accueil, puis celle de leur terre natale. Le Vietnam traverse deux guerres consécutives pendant trente-six ans, anéantissant tout espoir d’y retourner pour s’y établir. En émigrant en France, les trois amis ignoraient qu’ils quittaient définitivement leur patrie. Tout au long de leur parcours, ces artistes explorent divers styles pour s’adapter aux tendances. Ils se distinguent sur la scène parisienne par leur travail de peinture sur soie, qui met en scène un Vietnam idéalisé. Vu Cao Dam, spécialisé dans la sculpture, réalise au début de sa carrière des bustes pour des personnalités de renom telles que Maurice Lehmann, Paul Reynaud et Hô Chi Minh. Mai-Thu et Lê Phô préfèrent la peinture sur soie en représentant principalement des femmes et des scènes familiales. À partir des années 1960, les carrières des trois artistes prennent un tournant durable. Lê Phô et Mai-Thu signent un contrat avec le galeriste américain Wally Findlay en 1963, leur permettant de bénéficier d’une certaine visibilité à l’international. Vu Cao Dam, de son côté, collabore exclusivement avec le galeriste Jean-François Apesteguy à partir de 1958.

18 Vu Cao Dam posant à côté de sa sculpture « Femme nue », Hanoï, 1930. © Archives Vu Cao Dam, Majorque

Une popularité liée à la croissance économique. Autrefois oublié, l’art moderne vietnamien connaît un regain d’intérêt depuis les années 1990. « À la fin du XXe siècle, les œuvres d’art vietnamiennes ont commencé à apparaître dans les ventes aux enchères internationales à Paris, Singapour et New York. Depuis 2008, lorsque les ventes d’art d’Asie du Sud-Est ont été déplacées à Hong Kong, le public acheteur d’art vietnamien s’est élargi, passant de l’Asie du Sud-Est à Taïwan, Hong Kong et la Chine continentale, favorisant ainsi l’internationalisation de l’art vietnamien », explique Liting Hung, experte en peinture asiatique chez Sotheby’s. Cette expansion coïncide avec le développement économique du Vietnam, qui « a vu l’émergence d’une nouvelle génération de collectionneurs. Ceux-ci manifestent un fort intérêt pour les œuvres qui reflètent l’identité culturelle vietnamienne, contribuant à alimenter l’essor de l’art moderne vietnamien sur la scène internationale », ajoute l’experte. Actuellement, les œuvres des trois grands maîtres atteignent des prix dépassant les attentes. Après leur émigration en France, les trois artistes n’ont pas retourné vivre au Vietnam, « ce qui rend leurs œuvres extrêmement rares dans les collections locales, augmentant ainsi leur valeur sur le marché ». Ainsi, en 2017, Lê Phô devient le premier artiste vietnamien à atteindre le million de dollars pour une œuvre. Lors d’une vente chez Sotheby’s Hong Kong, son œuvre Family Life (1937-1939) fut adjugée à 1,2 million de dollars. Au-delà des salles de vente aux enchères, l’art moderne vietnamien se développe progressivement au-delà du cercle restreint des amateurs d’art pour capter un public plus large, notamment dans les musées. Ainsi, en 2021, le musée des Ursulines de Mâcon a proposé une rétrospective dédiée à Mai-Thu, tandis que le musée Cernuschi à Paris présente actuellement une exposition spéciale consacrée à Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam, jusqu’au 9 mars 2025.

Solidarité envers les exilés : l'Etat face au citoyen

ECONOMIE

Solidarité envers les exilés : l’Etat face au citoyen

Le rapport de l’Observatoire des libertés associatives décrit la répression croissante envers les associations aidant les exilés en France, notamment dans le Nord. Malgré des avancées juridiques, des bénévoles sont souvent poursuivis pour des actes de solidarité. La fermeture de structures d’aide et le harcèlement policier, par le biais d’amendes abusives, entravent l’action solidaire. Les divergences régionales dans la gestion du soutien aux exilés soulignent une résistance variable. La chercheuse Mathilde Rogel appelle à s’engager davantage dans le débat public et à créer des alliances avec des acteurs locaux pour renforcer la solidarité face à la criminalisation.

Pete Hegseth : Une histoire secrète

CULTURE

Pete Hegseth : Une histoire secrète

La récente nomination de Pete Hegseth comme secrétaire à la Défense par Donald Trump suscite des controverses après des allégations de mauvaise conduite, notamment la gestion financière douteuse et des comportements inappropriés en milieu professionnel. Hegseth, ayant démissionné de plusieurs organisations, a été accusé d’ivresse fréquente et d’inconduite sexuelle, selon un rapport de lanceur d’alerte. Un incident notoire implique un règlement financier pour agression sexuelle, bien qu’Hegseth nie les allégations. Des voix politiques expriment des craintes quant à sa capacité à gérer un poste crucial, évoquant des enjeux de sécurité nationale. La situation soulève des questions éthiques sur sa nomination.

The Strange Science of Scheduling a College-Football Season

ACTUALITÉS

Les matchs de football universitaire : Une analyse des cupcakes en 2023

Le 23 novembre, l’Université du Massachusetts (UMass) a affronté l’Université de Géorgie dans un match de football universitaire, où UMass était largement considéré comme l’outsider en raison de son bilan et de l’absence de son quarterback titulaire. Malgré un bon début, UMass a perdu 59-21, illustrant le fossé entre les programmes élites comme Géorgie, qui génère des revenus sportifs de plus de 200 millions de dollars, et des équipes comme UMass. Les matchs de garantie, souvent critiqués, sont essentiels pour les revenus des équipes moins puissantes, permettant à UMass de financer une partie de son budget.

ACTUALITÉS

Roumanie vote lors des élections parlementaires au milieu des allégations d’interférence russe

Les élections parlementaires en Roumanie se déroulent alors que les électeurs restent préoccupés par les allégations de fraude et l’ingérence étrangère, suite à un premier tour présidentiel choquant. L’Alliance nationale pour l’union des Roumains (AUR) pourrait surpasser le parti social-démocrate (PSD), en difficulté après le succès surprise du candidat d’extrême droite Călin Georgescu. Les manifestations et doutes sur la légitimité du vote se multiplient, poussant la cour suprême à ordonner un recomptage. Les résultats pourraient redéfinir le paysage politique roumain et, dans un contexte de mécontentement général, favoriser une montée des partis populistes et nationalistes.

ACTUALITÉS

Fianna Fáil et Fine Gael en pole position pour former un nouveau gouvernement irlandais

Les élections en Irlande ont vu une dynamique différente de celle observée en Europe, avec les partis de la coalition gouvernementale en tête des résultats. Sinn Féin, bien qu’en tête des voix, ne pourra pas former un gouvernement en raison du refus des autres partis de coopérer avec eux. Les principaux enjeux pour les électeurs étaient le logement et le coût de la vie, tandis que des questions telles que l’immigration n’ont pas suscité d’intérêt majeur. La situation électorale reste incertaine, avec de possibles discussions de coalition qui pourraient durer jusqu’en janvier, laissant le paysage politique en attente de clarification.

Le cinéma du Média #9. Un avenir vers le retour

MEDIA

Here : un chef-d’œuvre de Robert Zemeckis

Le film “Here” de Robert Zemeckis, qui sort récemment, suscite des éloges pour son originalité et son traitement technologique. Ce récit traverse les âges, révélant des saisons de la vie d’une famille à travers un unique cadre, démontrant l’évolution des événements historiques au sein de la vie quotidienne. Bien que le film explore des thèmes universels tels que la mémoire et la perte, il soulève des questions sur la représentation de l’Histoire, offrant parfois une vision homogène au détriment des discontinuités historiques. Finalement, il laisse le spectateur perplexe, tout en promettant une expérience cinématographique émotive et innovante.

Emilien Ruiz : « L'objectif d'Emmanuel Macron et de ses administrations, c'est d'atteindre le statut de fonctionnaire »

ECONOMIE

Emilien Ruiz : « L’objectif d’Emmanuel Macron et de ses administrations, c’est d’atteindre le...

Donald Trump n’a pas mis longtemps à réagir après sa victoire à l’élection présidentielle aux États-Unis, annonçant la désignation d’Elon Musk à la tête d’un ministère de « l’efficacité gouvernementale ». Le PDG de Tesla et Space X a exprimé son intention de « démanteler la bureaucratie » et de réduire les financements fédéraux notamment destinés à l’Agence de protection de l’environnement, à la planification familiale ou encore à la radio-télévision publique. Cependant, l’inquiétude ne s’arrête pas là. De ce côté-ci de l’Atlantique, Guillaume Kasbarian, notre ministre de la Fonction publique, a également pris la parole sur X (ex-Twitter, propriété d’Elon Musk). Après avoir félicité le milliardaire pour sa nouvelle fonction, il a écrit :

« J’ai hâte de partager avec vous les meilleures pratiques pour faire face à l’excès de bureaucratie, alléger la paperasse et repenser les structures publiques afin d’accroître l’efficacité des agents publics. »

Cette déclaration, suivie de commentaires sur l’« absentéisme » présumé des fonctionnaires, soulève des craintes pour les services publics. Emilien Ruiz, historien et spécialiste du sujet, auteur de Trop de fonctionnaires ? (Fayard, septembre 2021), nous aide à déchiffrer la vision gouvernementale.

Guillaume Kasbarian espère des conseils d’Elon Musk pour « lutter contre l’excès de bureaucratie […] et améliorer l’efficacité des agents publics ». Quelle interprétation tirer de ses propos ?

Emilien Ruiz : Le tweet a suscité de nombreuses réactions et le ministre a mentionné qu’il ne faisait que saluer un homologue. Pourtant, l’administration Trump ne prendra ses fonctions qu’en janvier. Guillaume Kasbarian a donc rendu hommage à une personne qui n’est pas encore en fonction. De plus, on ne l’a pas vu faire de même avec d’autres homologues en poste.

Son message met en lumière la vision politique qu’il a de son rôle de ministre de la Fonction publique, axée principalement sur des coupes budgétaires. Il semble envisager le secteur public comme une entité à amincir. La conception d’Elon Musk concernant la bureaucratie est très nette : le milliardaire veut libéraliser à tous les niveaux et éliminer certaines administrations.

Il est également frappant de noter que Guillaume Kasbarian n’a pas vraiment été recadré par le Premier ministre. Cela indique que le gouvernement partage, voire assume pleinement, une telle conception de la fonction publique, réduite à un coût à diminuer.

Cela se voit également clairement lorsque l’on examine les profils choisis pour diriger le ministère. Ces dernières années, Emmanuel Macron et ses chefs de gouvernement ont nommé des ministres de plus en plus éloignés de toute culture du service public ou de la fonction publique. Amélie de Montchalin [à ce poste entre 2020 et 2022, NDLR] avait manifesté un intérêt pour les affaires publiques, contrairement à Stanislas Guerini [son successeur jusqu’en septembre 2024, NDLR], formé à HEC, entrepreneur, cadre supérieur dans un groupe international. Un véritable tournant a été observé lorsqu’il a commencé à adopter un positionnement défavorable à la fonction publique en évoquant les licenciements.

Avec Guillaume Kasbarian, on marque une nouvelle étape. Lui aussi formé en école de commerce (l’Essec), son parcours professionnel en dehors de la politique est principalement limité aux grands cabinets de conseil en stratégie, ceux-là même qui ont mis en œuvre, entre 2007 et 2012, la révision générale des politiques publiques (RGPP) de Nicolas Sarkozy. Et on a vu les conséquences : des suppressions de postes de fonctionnaires et une détérioration de la qualité des services.

« Trop nombreux et trop chers » : certaines critiques envers les fonctionnaires sont récurrentes. Quelle est la réalité à ce sujet ?

E. R. : Affirmer qu’il y a trop de fonctionnaires est un discours tenu depuis toujours. Cette question, formulée ainsi, est inappropriée. On ne peut pas rester dans l’indétermination, comme le font de nombreux gouvernements depuis longtemps. La question pertinente serait : « Y a-t-il suffisamment de fonctionnaires au regard de ce qu’on leur demande de réaliser ? »

Cependant, ce gouvernement, comme ceux précédents, esquive cette problématique. Il insiste sur la nécessité de faire des économies, de solliciter la fonction publique et d’opter pour une réduction des effectifs… sans jamais préciser qui sera affecté. À l’opposé d’Elon Musk, qui véhicule une vision claire de l’État en déclarant que les dépenses sociales pour le planning familial doivent être supprimées. En France, les déclarations portent sur l’indemnisation des arrêts maladie des fonctionnaires, mais personne ne s’avance à dire qu’il y aurait un surplus de fonctionnaires dans les secteurs de la sécurité, du social, de l’éducation ou de la culture.

Lorsque le gouvernement annonce d’importantes économies, il agit comme si tous les agents devaient être concernés. Pour éviter de nommer les secteurs les plus touchés—car il n’assume pas de viser l’Education nationale, par exemple—il cible « la bureaucratie » ou « les fonctionnaires » au sens large. Surtout, si l’on examine les discours et les actions depuis 2017 de la part d’Emmanuel Macron et de ses ministres de la Fonction publique – il est clair que ce qui est particulièrement visé, c’est le statut de la fonction publique.

Pourquoi s’en prendre au statut des fonctionnaires ?

E. R. : De nombreuses raisons poussent certains politiques ou think tanks à le remettre en question. La plus évidente est l’argument d’un statut trop protecteur : les fonctionnaires bénéficieraient d’un emploi à vie qui leur permettrait de ne pas travailler. Éliminer le statut pour faciliter les licenciements permettrait de les contraindre à une plus grande productivité. En vérité, cette logique est fallacieuse. Depuis son instauration, le statut inclut des procédures disciplinaires permettant de licencier des agents pour faute ou insuffisance professionnelle.

Un autre argument, parfois avancé contre le statut, concerne l’évolution des attentes des jeunes face à l’emploi, avec l’idée que le CDI stable ne séduit plus. Bien que certains jeunes préfèrent l’intérim ou enchaîner les CDD, je ne suis pas convaincu que cette tendance pour la précarité ait été véritablement corroborée par des études.

Enfin, ce qui semble le plus problématique pour les autorités politiques concernant le statut de la fonction publique, ce sont les droits syndicaux et le droit de grève. Au-delà des questions de l’emploi à vie ou des concours, un enjeu fondamental et historique du statut est la participation des agents à l’administration des services publics. C’est la figure du « fonctionnaire citoyen », impliqué dans les discussions par le biais des organisations syndicales et des représentants du personnel, qui est actuellement remise en cause.

La réforme de 2019 a considérablement diminué le poids et le nombre des représentants syndicaux, par la fusion des comités techniques (CT) et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans le comité social, ainsi que par la réduction des attributions des commissions administratives paritaires (CAP). Depuis la fin du XIXe siècle, l’idée que les agents publics puissent se syndiquer et faire grève a toujours suscité questionnements, débats et oppositions. Or, c’est le statut qui garantit ce droit, mis à mal à chaque nouveau mouvement social. On peut s’interroger si, finalement, ce ne sont pas aussi ces remises en cause du statut depuis 2017 qui sont en réalité ciblées.

Un des arguments majeurs du gouvernement consiste à mettre sur le même plan fonction publique et secteur privé…

E. R. : C’est ce qu’avance Guillaume Kasbarian pour justifier l’augmentation des délais de carence pour les fonctionnaires en cas d’arrêt maladie (trois jours au lieu d’un actuellement) et la réduction de l’indemnisation (90 % contre 100 % aujourd’hui). J’y perçois une logique très politicienne de confrontation artificielle entre les secteurs public et privé. En ces temps budgétaires difficiles, affirmer que les fonctionnaires sont des privilégiés permet de détourner l’attention du reste de la population vers ceux qui en auraient plus.

Pour le gouvernement, il est politiquement avantageux de dresser le public contre le privé. Pourtant, les données disponibles montrent que les fonctionnaires ne bénéficient pas forcément de meilleures conditions, que ce soit en matière de pouvoir d’achat ou de prise en charge en cas d’arrêt maladie. Des rapports administratifs soulignent que dans le secteur privé, des accords permettent à 60-70 % des salariés d’obtenir une prise en charge pour les jours de carence et de limiter la baisse de leur salaire, par exemple. Ce qui n’est pas le cas dans le public.

Ce discours critique à l’égard des fonctionnaires est-il spécifique à la France ?

E. R. : Il n’existe pas vraiment d’exception française à ce sujet. Certes, il y a une part de spécificité française dans le statut et le modèle d’une fonction publique de carrière, mais cela ne signifie pas que d’autres pays n’ont pas de statuts ou de modèles similaires. Dans presque tous les pays, y compris aux États-Unis, il existe des agents bénéficiant d’une certaine protection.

Les discours sur les fonctionnaires trop coûteux, sur les bureaucrates, et la nécessité de réduire leur nombre ne sont de toute façon pas propres à la France. Le moteur est identique : on dénonce le nombre d’agents pour cibler en réalité autre chose, cible qui varie selon les dynamiques locales. Par exemple, au Canada, le nombre de fonctionnaires au Québec est fréquemment critiqué comme étant trop élevé. Or, on peut s’interroger si cela ne reflète pas surtout les débats récurrents sur la place de cette province francophone dans la confédération.

En France, comme je l’ai relevé dans mes travaux, les fonctionnaires ont souvent été perçus comme trop loyaux envers le régime précédent. À chaque changement de gouvernement, le « trop d’agents » se traduisait par « trop de loyauté à l’ancien régime dans l’administration ». Peu importe le pays ou l’époque : les critiques contre les fonctionnaires, qui sont en réalité très politiques, visent bien au-delà du simple décompte de leur nombre.

Et la conjoncture économique n’occupe pas une position favorable. Lorsqu’elle se dégrade, comme aujourd’hui, les services publics sont souvent les premiers visés.

La proportionnelle, solution magique pour guérir la crise démocratique ?

ECONOMIE

La proportionnelle, solution magique pour guérir la crise démocratique ?

Le politologue Rémi Lefebvre et la chercheuse Camille Bedock s’interrogent sur les capacités de la proportionnelle à résoudre les problèmes politiques en France. Bien qu’elle puisse refléter plus fidèlement les forces politiques du pays, la proportionnelle ne garantit pas une sortie de l’impasse actuelle. Le contexte électoral post-gouvernemential a ravivé les discussions sur ce mode de scrutin, soutenu par divers partis. Les avantages incluent une meilleure légitimité démocratique et une représentation accrue des petits partis, mais des critiques soulignent le risque de désancrage territorial et la nécessité d’examiner les modalités d’application. Une réforme serait pertinente, mais seule, elle ne suffira pas à rééquilibrer le système institutionnel.

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