La puissance publique a-t-elle laissé de côté les territoires ?

ECONOMIE

La puissance publique a-t-elle laissé de côté les territoires ?

Est-il vrai qu’environ 1 925 écoles primaires pourraient être prochainement supprimées en France ? Ce tableau est en tout cas clairement établi dans un rapport élaboré au printemps dernier par deux inspections ministérielles. Dans le cadre d’une « révision des dépenses », elles suggéraient alors « une méthode pour rationnaliser la distribution des ressources » face à une diminution du nombre d’élèves.

Ces « révisions des dépenses » représentent un exemple typique de la manière dont les autorités appréhendent les services publics. Ceux-ci, souvent perçus comme onéreux, sont régulièrement poussés à se réorganiser et, autant que possible, à fusionner pour réaliser des économies. « Cette approche s’inspire du “nouveau management public” des Etats-Unis, par lequel des pratiques de gestion issues du secteur privé sont appliquées au secteur public, telles que l’optimisation des coûts via des tableurs Excel », souligne le géographe François Taulelle, qui a récemment coordonné, avec Thibault Courcelle et Ygal Figalkov, un ouvrage saisissant sur ce sujet.

Cette transition, qui a marqué les politiques publiques depuis les années 1990, a connu une accélération durant la présidence de Nicolas Sarkozy, notamment grâce à sa révision générale des politiques publiques (RGPP). « À ce moment-là, les autorités adoptent une perspective très sectorielle (écoles, hôpitaux, défense…) sans se rendre compte de l’effet d’accumulation : certaines villes perdent alors plusieurs services essentiels simultanément », ajoute le chercheur.

Les données parlent d’elles-mêmes. Dans un article de l’ouvrage cité plus haut, quatre chercheurs ont analysé l’évolution de la présence des services publics et privés en France sur les quarante-cinq dernières années. Ils notent que « la tendance observée pour les services publics traditionnellement associés à l’Etat témoigne d’une nette régression ». Entre 1980 et 2015, le nombre de communes avec une école primaire a par exemple chuté de 23 %. Un phénomène similaire se retrouve pour les maternités (- 47 %) et les gendarmeries (- 12 %). Pendant ce temps, la population en France métropolitaine a… augmenté de 20 %.

Recul « quasi généralisé »

Contrairement à une idée reçue, ce déclin ne touche pas seulement les zones rurales. Les auteurs signalent un retrait « quasi généralisé, affectant toutes les régions françaises ». Cependant, il « fragilise surtout les petites communes rurales et les petites agglomérations ». Le département très rural du Cantal, par exemple, a enregistré une perte de 82 % de ses écoles maternelles entre 1980 et 2015, suivie d’une diminution de 22 % entre 2015 et 2020 !

Plus préoccupant encore que l’école, le secteur de la santé génère le plus d’inquiétudes. Cela dit, entre 1980 et 2015, le nombre de communes avec un professionnel de santé a augmenté pour les médecins généralistes (+ 17 %), les infirmiers (+ 25 %), les pharmaciens (+ 19 %) ou les laboratoires d’analyses médicales (+ 28 %).

Cependant, cette augmentation n’a pas satisfait tous les besoins, car la population a crû tout en vieillissant. De plus, une inadéquation entre l’offre et les besoins émerge, car de nombreux professionnels choisissent leur lieu d’exercice. Le dernier atlas de la démographie médicale, diffusé par l’Ordre national des médecins, confirme que l’augmentation récente du nombre de médecins n’empêche pas « l’aggravation des inégalités territoriales ».

Il est donc indéniable que les services publics traditionnels sont en déclin. Néanmoins, les chiffres, surtout quand ils concernent des communes spécifiques, doivent être nuancés. En effet, certains services publics n’ont pas complètement disparu mais ont été regroupés dans des centres (maisons France services, maisons médicales pluridisciplinaires…).

D’autres ont été transformés, comme certains services postaux, qui sont désormais pris en charge par des commerces privés. Ainsi, bien que le nombre de communes détenant un bureau de poste ait chuté de 34 % entre 1980 et 2015, seulement 4 % d’entre elles ont perdu toute présence postale. Cela pose un problème, note François Taulelle, « ce nouveau réseau concerne surtout les services administratifs de l’Etat, mais très peu l’école et la santé, secteurs qui suscitent le plus d’inquiétudes chez les usagers ».

Entre polarisation et numérisation

Cette logique de polarisation engendre également des problèmes pour les publics les plus vulnérables. Grâce à une enquête menée dans des intercommunalités isolées de cinq départements ruraux, Ygal Fijalkow et Madlyne Samak, sociologues à l’université d’Albi, ont constaté que plus de la moitié des répondants ignoraient l’existence du bureau France services sur leur territoire. Parmi ceux-ci, on trouve en majorité des catégories sociales populaires et des personnes âgées.

Ces usagers sont pourtant ceux qui pâtissent le plus de la transition massive vers le numérique des services publics : la recherche scientifique confirme ce qui était prévisible. Il existe de fortes disparités entre ceux qui maîtrisent les outils numériques – pour qui cela représente un progrès – et les catégories plus fragiles.

En conséquence, en raison des difficultés de déplacement, de la méconnaissance des nouveaux services et des limitations numériques, de nombreux usagers précaires ne peuvent profiter ni de la polarisation ni de la numérisation. Cela pousse l’Etat à se rapprocher d’eux en instaurant des services itinérants, tel que le bus France services qui sillonne les petits villages. En somme, déconcentrer après avoir centralisé…

Le malaise ressentie par de nombreux habitants des zones peu denses n’est donc pas à prendre à la légère. Il devient encore plus explicite si l’on examine le secteur privé.

Dans la première étude référencée dans cet article, les quatre chercheurs révèlent qu’entre 1980 et 2015, le nombre de communes avec un magasin d’alimentation généralisé a chuté de 47 %. On observe une tendance semblable pour les boulangeries (- 13 %), les agences bancaires (- 67 %) ou encore les magasins de vêtements (- 5 %), au profit en particulier des supermarchés et des hypermarchés (+ 116 %). Cette évolution a un visage tristement connu : celui des centres-villes avec des volets fermés.

Cette situation fait dire à l’économiste Laurent Davezies, spécialiste des dynamiques territoriales, que « ce n’est pas l’Etat qui abandonne les territoires [en crise]. Au contraire, ce sont les entreprises et les populations ». Il est évident que les difficultés démographiques et économiques d’une grande partie du territoire sont étroitement liées à la sphère privée, entre un solde migratoire négatif (plus de départs que d’arrivées) et des problèmes économiques (notamment dans les anciens territoires industriels).

Naturellement, le déclin des services publics ne facilite pas la situation. « Il est difficile de déterminer si c’est le privé ou le public qui a initié la spirale du déclin », admet François Taulelle. « En revanche, une chose est certaine, sans un socle minimal d’équipements publics, aucun redémarrage n’est envisageable pour un territoire fragile. »

Dans cette optique, les mandats de Hollande et Macron ont envoyé des messages ambivalents. Entre la crise des gilets jaunes et la pandémie, le gouvernement a bien saisi que la gestion brutale et quantitative des services publics avait ses limites. Il a également mis en place plusieurs programmes de soutien très ciblés, comme le programme « Action cœur de ville » destiné aux villes moyennes les plus fragiles. Sans pour autant renverser les grandes initiatives de la RGPP comme les réformes hospitalières ou scolaires.

Fortes répercussions redistributives

Les territoires fragiles sont-ils donc complètement négligés ? Pas nécessairement. Car certaines évolutions plus positives viennent compenser les tendances négatives expliquées précédemment. Celles-ci proviennent notamment de la Sécurité sociale et des collectivités locales (régions, départements, communautés de communes et communes).

Commençons par les collectivités. Depuis les années 1980, l’Etat leur a transféré de nombreuses compétences (mobilités, logement, social…), permettant à leur influence sur leurs territoires de croître. Par exemple, entre 2002, date où les régions ont obtenu la gestion des Trains express régionaux (TER), et 2023, l’offre a augmenté de 37 %. De même, le nombre de crèches collectives, majoritairement gérées par des communes ou des intercommunalités, a crû de 58 % en France entre 1995 et 2022.

Plus généralement, face au retrait de l’Etat, « les collectivités locales ont rivalisé d’ingéniosité pour préserver certains services publics, notamment en les mutualisant et en élaborant des structures administratives et financières associant public et privé », remarque François Taulelle.

Moins perceptible mais d’une importance cruciale, la protection sociale représente un puissant mécanisme de redistribution en France. D’une part, elle prélève des richesses, principalement dans les pôles économiques les plus florissants. D’autre part, elle redistribue ces richesses, de manière plus significative dans les territoires où résident des populations plus vulnérables. L’économiste Eric Dor a ainsi évalué, dans une étude de 2021, que l’Ile-de-France supportait, en 2017, un prélèvement net (prestations sociales – prélèvements sociaux) de 77 milliards d’euros. Une somme dont les habitants des régions plus rurales et moins riches bénéficiaient.

D’autres économistes, dans une étude de 2020, avaient montré que les inégalités de revenu entre départements avaient « atteint en 2015 leur plus faible niveau depuis cent ans » et soulignaient « le rôle des transferts publics dans l’atténuation des disparités de niveau de vie ». Mais il est clair que, sur le long terme de la vie humaine, ces effets ne sont pas immédiatement visibles.

À la lumière de tous ces éléments entremêlés, est-il possible de dresser un tableau objectif de la situation ? Ce n’est pas aisé.

« Il est difficile d’y voir clair car nous avons tendance à homogénéiser les habitants des territoires peu densément peuplés », indique Ygal Fijalkow. En réalité, une différence significative de perception existe entre ceux qui ont eu la possibilité de choisir leur lieu de vie et ceux qui se retrouvent plutôt contraints. Les premiers (CSP+, diplômés…) savent où trouver les services disponibles. Les autres (ouvriers, employés, retraités…) se sentent plus souvent isolés, abandonnés ou entravés dans leurs démarches. » Un défi qui ne peut être résolu à partir d’un simple tableur Excel.

Retrouvez ici notre dossier « Manuel de défense des services publics »

Amazon conteste Nvidia : Une puce IA innovante est en cours de développement !

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Amazon conteste Nvidia : Une puce IA innovante est en cours de développement !

Nvidia doit se préparer, car Amazon s’engage également dans la conception de puces alimentées par l’IA. Une stratégie qui va permettre au géant du commerce en ligne de gagner en autonomie. Explications !

Amazon s’apprête à défier le marché des puces d’intelligence artificielle avec Trainium 2, sa nouvelle génération de puces spécialisées. Cette démarche représente un tournant stratégique pour diminuer la dépendance d’Amazon Web Services (AWS) à l’égard de Nvidia, le leader de cette industrie. Voici quelques éléments concernant cette nouvelle puce IA développée par Amazon qui risque de transformer le paysage !

La puce IA d’Amazon qui défie Nvidia : une innovation signée Annapurna Labs 

Le développement de Trainium 2, la puce IA d’Amazon, est piloté par Annapurna Labs, une filiale d’Amazon dédiée à la conception de semiconducteurs. Depuis son acquisition en 2015, cette division est essentielle pour les avancées technologiques matérielles d’AWS. La puce, qui est conçue pour l’entraînement de modèles d’IA à grande échelle, devrait être officiellement révélée le mois prochain. 

Des acteurs clés comme Anthropic, une startup en IA soutenue par Amazon, testent déjà Trainium 2. L’objectif d’AWS est explicite : fournir une solution à la fois puissante et économique pour rivaliser avec les GPU de Nvidia. Dave Brown, vice-président d’AWS, souligne que « il est bénéfique d’avoir une alternative ». Il précise également qu’AWS restera un partenaire de choix pour les solutions Nvidia. 

Une alternative plus compétitive aux puces Nvidia tout en optimisant performances et coûts ?

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Amazon souligne déjà les bénéfices de ses puces actuelles, notamment Inferentia. En effet, elles génèrent des réponses à partir de modèles IA pour un coût 40 % inférieur aux solutions habituelles. Trainium 2 promet d’étendre cette stratégie, offrant aux entreprises la possibilité d’accéder à une puissance de calcul abordable. 

Dans le but d’accroître l’usage de ses puces, AWS a lancé une initiative ambitieuse. L’entreprise envisage de distribuer gratuitement 110 millions de dollars en crédits aux chercheurs en IA intéressés par ses solutions. Cette initiative a pour but d’accroître la notoriété de ses technologies au sein de la communauté scientifique. C’est également un excellent moyen de prouver leur efficacité face à Nvidia. 

Avec Trainium 2, Amazon se positionne comme un acteur redoutable dans la compétition des puces IA. Cette initiative a le potentiel de réorganiser un marché largement dominé par Nvidia. Pour les entreprises et chercheurs, cette puce IA d’Amazon constitue une option très accessible pour tirer parti de l’intelligence artificielle. Affaire à suivre…

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La démythification de la droitisation française, et 3 autres recommandations de lecture

ECONOMIE

La démythification de la droitisation française, et 3 autres recommandations de lecture

Chaque samedi, Alternatives Economiques met en avant des livres qui méritent votre attention. Cette semaine, nous vous suggérons : La droitisation française, par Vincent Tiberj ; Le jardin et la jungle, par Edwy Plenel ; Quand les travailleurs sabotaient, par Dominique Pinsolle ; Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, par un collectif de chercheurs.

1/ « La droitisation française. Mythe et réalités », par Vincent Tiberj

A l’époque où Cnews triomphe, le Rassemblement national (RN) affiche des résultats historiques et Bruno Retailleau devient ministre de l’Intérieur, il est difficile de penser que la France ne s’oriente pas vers la droite. Pourtant ! Dans son dernier livre, Vincent Tiberj démontre, en utilisant un indicateur statistique inédit – les indices longitudinaux de préférence –, que les citoyens sont de plus en plus culturellement ouverts, de moins en moins xenophobes, et qu’ils ne deviennent pas plus libéraux.

Comment peut-on alors expliquer les résultats électoraux, clairement en faveur de la droite ? En s’appuyant sur ses études sur l’abstention électorale, le sociologue met en évidence les faiblesses de la démocratie française. Il décrit une « grande démission » des citoyens qui, loin d’être apolitiques, rejettent le système institutionnel et partisan. Une bonne nouvelle pour la gauche, ces citoyens de plus en plus progressistes sont bien présents.

Cependant, des réformes institutionnelles et politiques profondes seront nécessaires pour persuader ces électeurs de retourner aux urnes par choix, et non par obligation quand la situation l’exige.

Vincent Grimault

La droitisation française. Mythe et réalités, par Vincent Tiberj, PUF, 2024, 310 p., 15 €.

2/ « Le jardin et la jungle. Adresse à l’Europe sur l’idée qu’elle se fait du monde », par Edwy Plenel

Le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, a comparé l’Europe à un jardin et le reste du monde à une jungle, ce qui a choqué Edwy Plenel, journaliste et cofondateur de Mediapart. En rappelant à quel point la violence est une composante essentielle de l’histoire européenne, à travers la colonisation, les guerres mondiales, les génocides perpetrés sur le continent ou encore la répression des étrangers, l’auteur remet en question l’idée que le Vieux Continent serait un espace de sérénité.

Face à l’humanité sélective des dirigeants européens, Edwy Plenel propose le droit international comme guide. On ne peut pas défendre le peuple ukrainien tout en ignorant les droits du peuple palestinien, car ce sont les mêmes principes en jeu. En négligeant les droits des Palestiniens, on renforce l’extrême droite et les fascistes, qui sont les principaux opposants à l’égalité des droits.

Le livre, qui aborde en profondeur la question du colonialisme et fait quelques allusions à la Nouvelle-Calédonie, propose une analyse très pertinente des relations entre l’Europe et le reste du monde.

Eva Moysan

Le jardin et la jungle. Adresse à l’Europe sur l’idée qu’elle se fait du monde, par Edwy Plenel, La Découverte, 2024, 216 p., 18 €.

3/ « Quand les travailleurs sabotaient. France, Etats-Unis (1897-1918) », par Dominique Pinsolle

Il fut un temps où la CGT avait envisagé d’intégrer la pratique du sabotage dans ses méthodes d’action. Ici, le sabotage est à entendre comme un mauvais travail intentionnel : une lenteur excessive, laisser tomber ses outils dans la machine, etc., tout ce que la classe ouvrière pouvait imaginer comme « ruses de guerre » contre les capitalistes pour améliorer leurs conditions. Bien que ce phénomène ait été observé en Écosse dès 1889, il a été théorisé en France par l’anarchiste Emile Pouget. Cette pratique a traversé l’Atlantique pour se retrouver dans l’IWW, un syndicat révolutionnaire américain.

Le livre présente de nombreuses théories, mais la pratique est demeurée limitée, même si les adversaires des syndicats ont souvent exagéré cette question pour l’assimiler à la violence, la destruction et le crime. Les réflexions de Taylor sur l’organisation scientifique du travail ont émergé de cette problématique : comment éviter tout ce qui pourrait ralentir la production. Dès la fin des années 1910, l’idée même tombe en désuétude. Une partie méconnue de l’histoire économique.

Christian Chavagneux

Quand les travailleurs sabotaient. France, Etats-Unis (1897-1918), par Dominique Pinsolle, Agone, 2024, 455 p., 25 €.

4/ « Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle », par un collectif de chercheurs

S’il existe un domaine à l’interface de la sociologie et de l’histoire qui a connu un essor considérable récemment et où le débat est particulièrement vif, c’est celui des études décoloniales. Ce néologisme un peu particulier a établi une doxa selon laquelle il serait nécessaire de décoloniser tous les domaines (l’art, la connaissance, le droit…) au motif que les imaginaires et la culture occidentale sont fondamentalement coloniaux et donc porteurs de logiques racistes.

Comme le souligne Mikaël Faujour dans la préface de ce précieux livre collectif (écrit par des contributeurs d’Amérique latine) : « Bien que la théorie décoloniale se soit développée à partir de la spécificité de l’Amérique, considérant 1492 comme un tournant dans l’histoire, elle a dès son origine vocation à être transposée dans d’autres contextes géographiques et culturels, offrant ainsi un cadre d’analyse plus large du monde contemporain […]. »

De nos jours, il est évident que les thèses décoloniales sont de plus en plus acceptées par les jeunes et les étudiants militants. Ce livre, grâce à ses multiples éclairages puisant aux racines de ces théories, facilite la compréhension de leurs linéaments, de leurs complexités et des raisons de leur popularité dans presque toutes les régions du monde.

Christophe Fourel

Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, par Collectif, Coll. Versus, L’échappée, 2024, 255 p., 19 €.

La pêche « durable », une notion en passe de s'épuiser

ECONOMIE

La pêche « durable », une notion en passe de s’épuiser

« Répondre aux besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » : telle était la définition de la durabilité donnée par les Nations unies en 1987. En ce qui concerne la pêche, il est clair que le système de gestion actuel échoue à relever ce défi.

Au contraire, l’IPBES, la plateforme scientifique intergouvernementale sur la biodiversité, identifie cette gestion comme la première cause de dégradation des océans. De 1974 à 2021, la proportion de stocks de poissons exploitée selon des pratiques durables a chuté de 90 % à 62 % au niveau mondial.

De plus, « de nombreux produits de la mer présentés comme durables ne le sont pas », avertissent les auteurs d’un article récent appelant à une redéfinition de la pêche durable. Paru dans une revue de Nature, ce texte est le résultat de deux ans de recherches menées par un groupe d’une trentaine de scientifiques.

Sous l’égide de l’association Bloom, ces chercheurs, experts en sciences halieutiques, écologie marine, biodiversité ou économie marine, ont été réunis lors de plusieurs ateliers ayant conduit à cette publication, dirigée par Callum Roberts, professeur de conservation marine à l’université d’Exeter.

« Le modèle actuel de “pêche durable” employé par les gouvernements et les acteurs privés depuis l’après-guerre est désormais obsolète sur le plan scientifique », déclare-t-il.

Des conséquences sous-évaluées

Les chercheurs analysent ainsi les limites du concept de rendement maximal durable, également appelé RMD. Ce paramètre est défini comme la quantité maximale théorique qu’il est possible de prélever d’un stock de poissons sans entraver son renouvellement. La gestion au RMD vise donc à établir des taux de capture permettant une exploitation soutenable des ressources. Depuis 2013, l’Union européenne en fait un objectif central de sa politique de pêche commune.

Cependant, le RMD repose sur une « approche monospécifique », ignorant les effets de la pêche sur les habitats marins, les interactions inter-espèces et les contributions écologiques de ces espèces. Par exemple, la pêche intensive de poissons « fourrages », tels que les anchois, affecte l’ensemble des niveaux trophiques supérieurs.

Le RMD néglige aussi la question des prises accessoires, c’est-à-dire les espèces capturées de manière accidentelle, favorisées par certaines méthodes de pêche.

De plus, alors que le RMD est fréquemment présenté comme un but à atteindre pour optimiser la productivité de la pêche, les chercheurs insistent sur l’importance de considérer l’incertitude provoquée par la dégradation de la biodiversité et le changement climatique, en fixant des taux d’exploitation plus prudents.

Les auteurs suggèrent un ensemble de onze mesures pour parvenir à une gestion véritablement durable des ressources, articulées autour de deux principes fondamentaux : « Pour chaque poisson pêché, il convient de minimiser l’impact écologique et de maximiser les bénéfices sociaux.&em> »

Les chercheurs recommandent surtout d’interdire les engins et techniques de pêche responsables de fortes quantités de prises accessoires ou de destruction des habitats marins, comme le chalutage de fond – dont l’interdiction envisagée dans certaines zones rencontre déjà une vive opposition en Europe. Ils préconisent également de limiter la taille des navires et d’interdire la pêche dans les zones les plus vulnérables, comme les grands fonds.

Redistribuer les bénéfices de la pêche

Leurs recommandations touchent également les dimensions humaines et sociales de la pêche. « Pour tirer le meilleur parti de la richesse de la vie marine, les poissons devraient être réservés à une consommation humaine directe, localement, via des circuits courts », précisent-ils.

Ils soulignent la nécessité de réformer les systèmes de gestion de la pêche pour assurer une distribution équitable et transparente des bénéfices et respecter le droit à la sécurité alimentaire des petits pêcheurs et des communautés autochtones.

« La question est de savoir si les bénéfices économiques de la pêche doivent être accaparés par quelques grands armateurs ou partagés de manière équitable à l’ensemble de la société grâce à une petite pêche côtière, avec des emplois en amont et en aval… », résume Didier Gascuel, professeur en écologie marine à l’Institut agro de Rennes-Angers et co-auteur de l’article.

Les signataires insistent sur l’importance de poursuivre les recherches afin d’adapter leurs propositions aux contextes locaux, tout en rappelant que de nombreuses initiatives similaires sont déjà mises en place ici et là.

Par exemple, au Canada, la pêche au homard à casier est proscrite dans les zones d’alimentation des baleines protégées lorsqu’elles y sont présentes. En Namibie, les prises accessoires des pêcheurs leur sont facturées. En Indonésie, des avancées dans la lutte contre la pêche destructrice s’appuient sur la mobilisation des communautés locales.

Ces exemples pourraient inspirer de nouvelles orientations dans les politiques de gestion des pêches, alors que la France accueillera en juin la troisième conférence des Nations unies sur les océans.

Biodiversité : les espèces changent de position, les chercheurs restent confus.

INVESTIGATIONS

Biodiversité : les espèces changent de position, les chercheurs restent confus.

C’était en 1995. Une jeune chercheuse en écologie américaine, Camille Parmesan, examine un superbe papillon de la côte ouest, Euphydras editha, connu sous le nom de damier d’Edith. En confrontant ses recherches à celles de ses collègues du début du siècle dernier, elle remarque que l’aire de répartition (l’espace occupé par l’animal) de cet élégant lépidoptère a évolué : il est désormais trouvé beaucoup plus au nord et à des altitudes plus élevées. Cette découverte marquera un tournant dans la conception du monde, longtemps restée relativement figée, de l’écologie scientifique.