Violence, omission d’assistance à personne en danger… En Moselle, l’inaction face aux dérives...
Sonia se souvient bien de ce 13 juin 2024. Comme chaque jour, cette mère de famille se rend à la maison d’enfants à caractère social (MECS) de Saint-Avold (57), où elle exerce depuis quelques mois en tant qu’éducatrice. Ouvert en 2022, le centre accueille des mineurs et jeunes adultes encadrés par l’aide sociale à l’enfance. Alors qu’elle est en service l’après-midi, Sonia voit arriver dans la soirée Marie (1), une jeune fille du foyer, en pleurs. « J’essaye de la consoler, mais rien ne fonctionne », confie Sonia. Marie lui confie avoir été enfermée durant plusieurs heures dans un véhicule par son éducateur, qui jouait au football avec d’autres adolescents, se remémore Sonia :
« Elle aurait réussi à sortir du véhicule et à marcher plusieurs kilomètres jusqu’au foyer. »
Quelques jours plus tard, Sonia relate les événements dans des emails adressés à la directrice de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Moselle ainsi qu’à la directrice générale de l’association Moissons Nouvelles, gestionnaire du lieu. Elle décrit une « scène de violence », où un éducateur serait revenu précipitamment au centre avant de « balayer » Marie. « Je n’ai pas pu dormir pendant des jours. J’en ai parlé à ma supérieure, mais elle n’a rien fait », se lamente Sonia. Dans une lettre écrite quelques jours après ces faits et signée par Marie, on dénonce à nouveau la conduite de cet éducateur. « Je ne me sens vraiment pas à l’aise lorsqu’il est en service », écrit-elle. Ces propos sont confirmés par une personne proche, contactée par StreetPress. Début 2024, une autre éducatrice s’interrogeait déjà auprès de sa direction sur les méthodes de travail pratiquées par le même éducateur.
Cette MECS, baptisée So Green, est spécialisée dans la protection et le secours des enfants et adolescents. L’association Moissons Nouvelles emploie plus de 1.000 personnes en France pour un budget de 68 millions d’euros. Sa structure comprend six pôles régionaux, le plus important situé dans le Grand-Est, avec un budget de 18 millions d’euros en 2023 et dix services. Plusieurs structures se trouvent dans l’Est de la Moselle : à Saint-Avold, Petite-Rosselle et Folschviller. Durant notre enquête, nous avons recueilli les témoignages de huit salariés, passés ou actuels, complétés par des échanges d’emails et de messages. Ces récits décrivent un foyer où les mineurs sont parfois mis en danger en raison d’un sous-effectif chronique ou de conflits entre encadrants.
Non-assistance envers un mineur vulnérable
Début 2024, Lysalia Schreiber assiste à la crise d’un adolescent face à laquelle deux responsables restent insensibles. « Cet adolescent avait déjà tenté de se défenestrer en novembre 2023 », relate cette ancienne éducatrice à la MECS de Saint-Avold. « J’ai demandé à intervenir pour le calmer, mais mon supérieur m’en a empêchée, affirmant qu’il devait se calmer tout seul. » Quelques instants après, elle entend des bruits de verre, se tourne vers l’extérieur et « voit des éclats au sol et un grand trou dans le vitrage de la chambre ». Lysalia poursuit :
« J’ai de nouveau interpellé mon supérieur, qui observait la scène et m’a ordonné de nettoyer les débris. Lorsque je suis entrée dans la chambre, j’ai trouvé l’adolescent avec un gros éclat de verre à la main, tentant de se blesser. »
Le supérieur, contacté, affirme être intervenu dans la chambre après Lysalia et avoir demandé au jeune de lâcher le morceau de verre. Ce dernier aurait obéi, non sans s’écorcher légèrement. Lui aussi critique alors directement la gestion de Moissons Nouvelles :
« J’ai signalé à maintes reprises à la direction que ce garçon, parfois violent, nécessitait un accompagnement thérapeutique. Je n’ai jamais été entendu. »
Lors de notre investigation, six anciens collaborateurs, principalement de So Green, ont rapporté des expériences comparables : des dysfonctionnements signalés à la direction, souvent sans suite. Presque tous ont depuis quitté leur poste, que ce soit par démission ou licenciement, comme Sonia, ou encore à travers le non-renouvellement de contrat, comme Lysalia. Après avoir tenté de sensibiliser une autre direction proche, cette dernière a vécu une fin de CDD « tendue ». Sonia regrette, quant à elle, de ne plus pouvoir travailler avec les adolescents « avec qui elle avait tissé de bons liens » et d’avoir dû abandonner un emploi « dans lequel elle se sentait utile ».
Un foyer en crise et en sous-effectif
« Ce qu’il se passe depuis plusieurs mois est préoccupant », affirme Sophie Weber. Assistante de direction à la MECS So Green, elle a été licenciée début 2024 tandis qu’elle traversait des difficultés personnelles dues à son travail. De mai à septembre, elle avait signalé plusieurs situations – dont celle de Sonia – à la direction de la protection de l’enfance, mais aussi au président du département, Patrick Weiten. Dans divers échanges consultés par StreetPress, elle expose le quotidien d’une MECS fracturée, en sous-effectifs, où les rivalités entre employés impactent directement les mineurs. Un cadre où les moyens manquent :
« Depuis des années, les responsables de services se succèdent, les éducateurs partent en arrêts-maladie fréquents, et le recours aux intérimaires ne cesse d’augmenter », note un ancien employé sous anonymat. Une ex-collègue corrobore :
« On évolue dans un environnement chaotique : un éducateur se retrouve parfois seul face à une quinzaine d’adolescents, et les absences ne sont pas comblées à temps. Ce sont les enfants qui subissent ces violences institutionnelles. »
Un autre ancien de So Green, parti il y a plusieurs mois, estime la situation hautement alarmante et suggère que la MECS « devrait fermer » :
« Les enfants et les équipes éducatives sont constamment mis en danger à cause de l’inaction et du désintérêt de la direction. J’ai assisté à plusieurs incidents impliquant adolescents ou éducateurs, et j’ai moi-même été visé. »
Ce manque criant de ressources a des conséquences dramatiques. En décembre 2023, plusieurs jeunes réussissent à fuguer. Quelques mois plus tard, c’est un adolescent de Folschviller qui vole un véhicule de service, provoquant un accident à quelques kilomètres. Dans des correspondances, un chef de service dénonce le comportement de certaines éducatrices, qui manipuleraient des adolescents pour « exercer une pression sur eux, les forçant à se soumettre ».
Face à cette réalité qui touche tout le département, un collectif baptisé Protect 57 est créé début 2024. Composé majoritairement de travailleurs sociaux, il revendique davantage de moyens humains et financiers pour protéger l’enfance. « Dans le domaine social, le turn-over de 50 % et l’absentéisme avoisinant 15 % sont généralisés », déplore Éric Florindi, membre du collectif et syndicaliste Sud santé-sociaux Moselle. Il souligne :
« Les appels d’offres privilégient la rigueur budgétaire au détriment de l’accompagnement qualitatif des enfants. À la tête de ces structures, on retrouve des gestionnaires, non des personnes à valeurs humanistes. »
En décembre 2023, Éric Florindi relatait cette situation lors d’un entretien avec Patrick Weiten. Un document relatant les difficultés au sein de la MECS So Green lui avait été remis. Toutefois, les discussions promises n’ont pas eu lieu.
Multiples plaintes déposées en 2024
Les graves dysfonctionnements des foyers mosellans dirigés par Moissons Nouvelles, notamment So Green, sont également dans le collimateur de la justice. Un groupe d’ex-employés a engagé une procédure pour licenciements abusifs aux prud’hommes. Parallèlement, plusieurs plaintes ont été déposées début 2024 auprès des tribunaux de Metz et Sarreguemines pour divers motifs, dont non-assistance à mineurs vulnérables en danger.
L’une de ces plaintes, déposée par Lysalia Schreiber en mars 2024, relate son expérience durant la crise de l’adolescent face à l’inaction de sa hiérarchie. Le Parquet de Sarreguemines confirme qu’une enquête est actuellement menée par les forces de Freyming-Merlebach (57).
(1) Le prénom a été changé.
Le 8 novembre, le département de la Moselle a adressé ce droit de réponse à notre rédaction, publié ci-dessous :
« Le département affirme que l’article intitulé “Violences, non-assistance à personne en danger… En Moselle, le silence face aux dysfonctionnements d’un foyer de l’enfance” ne reflète pas la réalité de la protection de l’enfance. La Moselle place la protection des enfants au cœur de ses priorités, augmentant son budget de 28 % entre 2020 et 2024 (+32 M€). Aujourd’hui, 144,3 M€ y sont consacrés. Nous réfutons les accusations de “rigueur budgétaire” mentionnées. Chaque enfant est évalué après chaque incident, et des contrôles surprise ont été diligentés. Le Président Patrick Weiten s’est engagé pour sécuriser la prise en charge des jeunes. Des signalements judicaires ont été émis, mais face à une enquête en cours, nous ne commenterons pas davantage pour respecter le travail des autorités. Notre action quotidienne vise à offrir aux enfants un environnement sécurisé et bienveillant. »
Contactés, ni l’éducateur concerné ni les directrices responsables n’ont répondu.
Karine Legrand, directrice ASE Moselle, n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Illustration : Léa Taillefert.