Les écueils de l’indépendance au travail, ainsi que trois autres recommandations de lecture
Chaque samedi, Alternatives Economiques vous propose une sélection de livres essentiels à découvrir. Cette semaine, nous mettons en avant : Salariés, libres… et heureux, par Pascal Lokiec ; Les ressorts dissimulés du vote RN, par Luc Rouban ; Résister, par Salomé Saqué ; et Les classes sociales en France, par Gérard Mauger.
1/ « Salariés, libres… et heureux », par Pascal Lokiec
De nombreuses études le révèlent, les travailleurs aspirent à plus d’autonomie dans leur environnement professionnel. Plusieurs recherches mettent en lumière l’importance de satisfaire cette aspiration, bénéfique pour les individus, les entreprises et la société dans son ensemble. Cependant, attention aux illusions, met en garde Pascal Lokiec, expert en droit social et enseignant à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Par exemple, la notion d’entreprise libérée. Chaque individu devrait pouvoir organiser son travail et ses périodes de congé selon ses propres souhaits. De prime abord, on pourrait croire qu’il n’y a pas mieux en termes d’autonomie ! Sauf que cela se traduit souvent par une préférence pour « la flexibilité des règles du jeu plutôt que la rigueur des lois » ! Pourquoi se soucier des droits du travail lorsque chacun peut s’organiser à sa guise ? Le droit du travail et les syndicats deviennent alors des « rigidités » superflues.
Cependant, le dirigeant oublie qu’il reste légalement responsable si ses employés dépassent les heures de travail légales sans compensation. Le fait que les travailleurs acceptent des rythmes effrénés ne tient pas sur le plan juridique. En réalité, pour que cela fonctionne pour tous, il est nécessaire d’avoir une confiance absolue entre tous les membres de la société, sans rapport de force, et un intérêt commun partagé. L’oiseau rare.
Les employés peuvent également se voir accorder formellement davantage d’autonomie, mais avec des conditions peu attrayantes. Par exemple, une surveillance accrue. Sanofi a intégré des puces dans les porte-badges pour surveiller chaque mouvement des employés. Les déplacements des chauffeurs et des livreurs sont minutieusement surveillés, mais bien sûr, uniquement pour des raisons d’efficacité, et si on enregistre les échanges entre les employés et les clients, c’est seulement pour améliorer la qualité de la communication. La promesse d’autonomie se transforme en un renforcement du contrôle disciplinaire exercé par l’employeur.
Une autre contrepartie peut être la mise en place d’objectifs ambitieux, voire très exigeants, dont l’atteinte peut conditionner la rémunération. L’utilisation de l’intelligence artificielle permet d’ailleurs d’aller assez loin à ce sujet : elle peut être employée pour définir les objectifs, superviser le travail et recommander des sanctions en cas de manquements. Toutes ces pratiques de fausse autonomie se reflètent dans les statistiques de la santé au travail, entre fatigue physique et détresse mentale. La performance individuelle devient la pierre angulaire du « bon travail », encouragée par des activités de team building, la ludification (es-tu capable d’atteindre la vitesse d’un jeu vidéo ?), le tout sous l’obligation d’un bonheur au travail orchestré par le chief happiness officer…
Pour réconcilier salariat et autonomie, pourquoi ne pas créer un cadre légal d’autonomie, propose le professeur de droit ? Le salarié établit ses conditions de travail, l’employeur peut refuser, à condition de motiver sa décision. Cela pourrait par exemple bénéficier à ceux désireux d’une semaine de quatre jours. Plus largement, les salariés devraient avoir voix au chapitre dans les décisions de l’entreprise et gagner plus de place au sein des conseils d’administration. Un livre enrichissant et très clair sur un sujet crucial.
Christian Chavagneux
Salariés, libres… et heureux ? La vérité sur l’autonomie au travail, par Pascal Lokiec, Odile Jacob, 2024, 217 p., 20,90 €.
2/ « Les ressorts dissimulés du vote RN », par Luc Rouban
La compréhension de la montée de l’extrême droite, en France et ailleurs, est un processus complexe. En réponse à l’excellente étude ethnographique de Félicien Faury, le politologue Luc Rouban propose une analyse fondée sur des enquêtes d’opinion, notamment à travers le Baromètre de la confiance politique de Sciences Po.
Bien que l’on ne doive pas nécessairement suivre toutes ses interprétations, comme celle qui déclare désuète l’analyse en termes de classes, ses chiffres offrent une multitude de leçons précieuses, parfois inattendues ou contraire aux idées reçues. Par exemple, cet électorat rejette la valorisation excessive des diplômes, tandis que l’insécurité, le souverainisme ou la demande d’autorité ne le différencient pas réellement.
L’auteur souligne aussi l’importance de distinguer deux formes de libéralisme économique : le premier, « budgétaire », qui prône la réduction des dépenses publiques, et le second, « entrepreneurial », qui appelle à une plus grande confiance dans le marché. Alors que le premier est généralement rejeté, le second connaît un soutien particulier parmi l’électorat du RN, un point que la gauche devrait impérativement considérer.
Igor Martinache
Les ressorts dissimulés du vote RN, par Luc Rouban, Les Presses de Sciences Po, 2024, 192 p., 14 €
3/ « Résister », par Salomé Saqué
La journaliste Salomé Saqué propose un ouvrage réconfortant contre l’extrême droite. Elle débute en évoquant l’histoire du Front national (FN), affirmant que le Rassemblement national (RN) n’a pas réellement rompu avec son prédécesseur. Elle rappelle notamment qu’en 2017, Marine Le Pen avait refusé de reconnaître la responsabilité de la France dans la rafle du Vel d’Hiv. Propos racistes, antisémites et théories du complot sont listés, avant de souligner que le parti ne vote quasi jamais en faveur de textes destinés à protéger les personnes LGBTQIA+ au niveau européen.
Enfin, elle évoque l’augmentation des violences d’extrême droite (Oslo en 2011, Pittsburgh en 2019, etc.). Son manifeste vise à contrecarrer la stratégie de dédiabolisation et de banalisation adoptée par Marine Le Pen au sein du RN. Après ce constat, elle propose ses pistes de résistance, citant l’exemple wallon où les médias se sont engagés à ne pas offrir de plateforme aux partis défendant des idées racistes ou discriminatoires. Elle souligne l’importance de défendre l’audiovisuel public en France, actuellement sous la menace du RN.
Naïri Nahapétian
Résister, par Salomé Saqué, Payot, 2024, 144 p., 5 €
4/ « Les classes sociales en France », par Gérard Mauger
Tandis que certains croient avoir mis fin à l’analyse des classes sociales, celles-ci font un retour en force dans le paysage. Plusieurs mobilisations récentes, à commencer par celle des gilets jaunes, ont souligné leur présence persistante. Voilà pourquoi il est pertinent de tenter de les dessiner dans la France contemporaine en s’appuyant sur des statistiques et des recherches existantes. C’est la mission que s’est donnée le sociologue Gérard Mauger dans ce petit ouvrage au titre en clin d’œil à Marx, que l’on aurait tort de réserver uniquement aux étudiants.
L’auteur aborde ainsi les enjeux théoriques liés aux classes sociales, même s’il survole quelque peu les débats contemporains. Il examine ensuite les tensions entre différentes formes de classement (scientifiques, ordinaires et administratifs), avant de définir les contours de ce qu’il appelle la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et les classes populaires actuelles en France. Une synthèse précieuse tout en contribuant au débat public.
Igor Martinache
Les classes sociales en France, par Gérard Mauger, Coll. Repères, La Découverte, 2024, 123 p., 11 €.