Travail que vaille
Travail outsourcé, travail ubérisé, travail martyrisé, mais travail libéré ! Alors qu’on le célèbre aujourd’hui comme chaque année aux quatre coins du monde, le travail a rarement connu une ambivalence aussi manifeste. Non seulement le taylorisme n’est pas mort, mais il a même contaminé les services. Quant aux droits des travailleuses et travailleurs, ils se réduisent comme peau de chagrin au nom de la lutte contre le chômage.
Chacun est sommé de devenir entrepreneur de lui-même et de changer aussi vite de tâche, voire d’emploi, que de chemise. Aussi est-il difficile de trouver encore un sens à ce que l’on fait. Et pourtant, même ballotté au gré du vent du capital, le labeur reste encore et toujours l’une des plus sûres voies vers l’émancipation.
C’est ce qu’a souhaité rappeler la réalisatrice Marianne Lère dans un diptyque intitulé Vive le travail ! et diffusé en ce moment sur Arte. Un titre « provocateur », reconnaît-elle, qui lui a été inspiré par la lecture du livre de Thomas Coutrot Libérer le travail (Le Seuil, 2018).
Huit femmes (et hommes)
A travers le portrait de huit femmes et hommes, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni, la documentariste a voulu donner à voir ce travail vivant, écrasé sous le joug des réformes néolibérales et de la financiarisation galopante, mais qui bouge encore bel et bien. On y suit ainsi tour à tour Raphaël, Franck, Vincent, Henry, Annie, Christin, Lise et Will. Ils évoluent dans et hors leur travail et nous racontent leur trajectoire personnelle, les arrangements qu’elles et ils ont dû effectuer au fil du temps, et surtout le sens que chacune et chacun investit malgré tout dans son activité.
Chaque cas est ensuite commenté à tour de rôle par différents spécialistes, sociologues, économistes ou philosophes qui mettent en perspective ces histoires individuelles. Mais, insiste Marianne Lère, la démarche consiste bien à partir de ces trajectoires personnelles : « Souvent dans les films, on part de la parole des experts et ensuite on illustre. J’ai voulu faire l’inverse. » Et ce faisant, ses films parviennent à ne pas écraser la singularité de chaque expérience tout en les reliant chacune à certains processus qui affectent les mondes du travail contemporain.
Formé comme technicien audiovisuel, Raphaël, né au Cameroun, dirige une équipe d’animateurs de quais dans le métro parisien pour un sous-traitant de la RATP. Son histoire illustre le poids des discriminations
Il en va ainsi de Raphaël, né il y a une soixantaine d’années au Cameroun. Formé comme technicien audiovisuel, il dirige aujourd’hui une équipe d’animateurs de quais dans le métro parisien pour un sous-traitant de la RATP. Son histoire illustre le poids des discriminations. Elle reflète aussi une division raciale persistante du travail sans se résumer à celle-ci. Car l’homme est aussi un mari et père de famille aimant et dévoué, un romancier accompli et surtout il met beaucoup de cœur à son ouvrage qui consiste à égayer le quotidien des usagers.
Quarantenaire roannais qui depuis ses études d’histoire vogue toujours de petits boulots en petits boulots, Vincent cumule de son côté une activité d’assistant d’éducation avec celle de « rédacteur de contenus » pour des sites Internet, ce qui ne l’empêche pas de trouver un véritable plaisir à ce tâcheronnage des temps modernes.
A Berlin, Franck travaille quant à lui comme travailleur social pour une association protestante et vient en aide aux demandeurs d’emploi perdus face aux méandres de la bureaucratie. Toujours dans un cadre associatif mais à Chartes, Annie vole au secours de parents déboussolés face à leur progéniture.
Management sans ménagement
Toutes et tous n’ont pas la chance de Christin, directrice-adjointe dans un hôtel berlinois, dont le patron a accepté d’aménager le poste après la naissance de son premier enfant. Parmi ses attributions, elle veille désormais au bonheur de ses subordonnés et collègues. Trouver du sens envers et contre tout, s’aménager des espaces de respiration dans un cadre de plus en plus prescriptif ne sont pas les seules stratégies.
Certains ont choisi la sortie, comme Lise, ingénieure agronome de formation qui a plaqué son emploi de consultante pour devenir cultivatrice, ou Will, enseignant vacataire de philosophie à l’université, obligé de travailler comme serveur pour boucler ses fins de mois en attendant un hypothétique poste permanent. Il a choisi de renoncer à la carrière académique pour lancer un think tank avec plusieurs amis, consacré justement à l’avenir du travail.
D’autres luttent pour améliorer leurs conditions de travail, à l’instar des personnels précaires, et en grande majorité immigrés, des universités britanniques réunis au sein du Syndicat des travailleurs indépendants de Grande-Bretagne
D’autres, enfin, résistent et luttent pour améliorer leurs conditions de travail à l’instar des personnels précaires, et en grande majorité immigrés, des universités britanniques réunis au sein du Syndicat des travailleurs indépendants de Grande-Bretagne (Independant Workers of Great Britain). L’un de ses fondateurs, Henry, venu d’Equateur et employé comme homme de ménage pour l’une de ces universités-entreprises qui prospèrent dans la capitale britannique raconte ainsi comment s’organise la mobilisation de ces salariés jetables affectés au nettoyage, au jardinage ou à la sécurité. Or, leur travail est aussi essentiel qu’invisible, au point d’être « oubliés » par les grands syndicats qui existaient déjà.
Montrer tout à la fois les forces d’aliénation et d’émancipation à l’œuvre dans le monde du travail sans oublier la dimension individuelle, voire intime, et le niveau collectif, est le pari réussi de ce documentaire. Ces femmes et ces hommes qui sans cesse sur le métier remettent leur ouvrage ne sont pas sans rappeler Camus : il faut imaginer Sisyphe heureux.
Vive le travail ! par Marianne Lère, 2×52 minutes, diffusé sur Arte le 27 avril à 22 h 20 et disponible pendant six mois sur le site Arte.tv
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