Vers un statut pour les familles monoparentales ?
Pour beaucoup d’entre elles, ce fut la goutte d’eau. Après les révoltes consécutives à la mort de Nahel, en juin 2023, le président de la République et plusieurs ministres avaient mis en cause les familles monoparentales, coupables à leurs yeux de manquer d’autorité.
Le ministère de la Justice avait même indiqué que 60 % des jeunes déférés devant les tribunaux suite à ces révoltes vivaient dans un foyer ne comptant qu’un seul parent. Une inacceptable inversion de culpabilité, dénoncée notamment par la Collective des mères isolées :
« Ces mères qui se lèvent tôt, qui se couchent tard, qui ont du mal à boucler leurs fins de mois (…), ces mères qui n’ont AUCUN dispositif national généralisé pour les soutenir, ces mères qui n’ont ni le temps, ni l’énergie, ni les moyens de s’organiser pour porter leurs voix… voilà qu’elles seraient les coupables de la crise dans les quartiers ! »
En situation de grande précarité
Malgré leur banalisation – elles représentent désormais une famille sur quatre –, les familles monoparentales n’échappent toujours pas, on le voit, au stigmate.
« Cette figure de la “mère dépassée”, qui a été réactivée après les émeutes, s’oppose à celle de la “mère courage” méritante et travailleuse, qui avait été notamment mise en avant pendant la crise des gilets jaunes. Même si le regard se veut désormais plus compassionnel que moral, se perpétue l’idée que ces familles ne sont pas tout à fait comme les autres », analyse la sociologue Marie-Clémence Le Pape, qui a récemment coordonné l’ouvrage Idées reçues sur les familles monoparentales .
On souligne plus rarement que leur situation matérielle est particulièrement difficile. En particulier quand, comme dans 80 % des cas, une femme est à leur tête. Un chiffre le résume : leur taux de pauvreté monétaire, qui atteignait 32,8 % en 2019 (35,6 % pour les mères, 21,7 % pour les pères), contre 14,6 % pour l’ensemble de la population et 6 % au sein des couples biactifs avec enfants.
Dans 80 % des cas, une femme est à la tête des familles monoparentales. Et un peu plus de trois allocataires du RSA sur dix sont des mères isolées
Et encore, estimant que les conventions sur lesquelles s’appuie ce calcul ne prennent pas bien en compte le coût réel de l’enfant, certains travaux estiment que ce taux dépasse les 50 %. Par ailleurs, un peu plus de trois allocataires du RSA sur dix sont des mères isolées.
Cette grande précarité s’explique tout d’abord par des difficultés sur le marché de l’emploi. Moins diplômées (45 % ont un diplôme inférieur au bac), elles occupent souvent des emplois à temps partiel et à horaires fragmentés, et mal rémunérés.
Plus d’un tiers d’entre elles, en particulier, travaillent dans des « métiers au service des autres », qu’il s’agisse du soin aux personnes (enfants, personnes âgées ou en situation de handicap, notamment) ou d’entretien des locaux, particulièrement mal reconnus. Résultat : « Lorsqu’elle est en emploi, près d’une mère seule sur cinq reste pauvre, contre 5 % des mères en couple » .
Des aides insuffisantes, voire inefficaces
Une situation qui nourrit chez certaines une critique acérée du manque de reconnaissance de la part des pouvoirs publics. « Le premier père défaillant, c’est l’Etat, qui n’assume pas son rôle de soutien auprès de ces 40 % d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté parce qu’ils sont dans un foyer monoparental », lance ainsi Aurélie Gigot, de la Collective des mères isolées. Un jugement que nuance Marie-Clémence Le Pape :
« La plupart des transferts sociaux et fiscaux tiennent de mieux en mieux compte de la situation des parents isolés. Ces derniers perçoivent des allocations universelles (qui s’adressent à tous), en bénéficiant de conditions d’attribution plus favorables, qu’il s’agisse d’un montant plus élevé, d’une durée de versement plus longue et/ou d’un plafond de ressources revu à la hausse. »
D’où, alors, vient le problème ? Tout d’abord, selon la chercheuse, de la dégradation de leur situation sur le marché du travail : leur désavantage par rapport aux femmes en couple s’est accentué, et elles tirent de moins en moins de revenus de leur activité. Ensuite, d’un système de solidarités privées et publiques complexe, qui ne les soutient pas suffisamment.
Ainsi des pensions alimentaires. Loin d’être systématiquement établies et, quand c’est le cas, d’être régulièrement payées, elles sont d’un montant plutôt faible (entre 170 et 200 euros en moyenne environ).
« Environ un tiers des familles monoparentales ne touche ni pension ni allocation de soutien familial (ASF) » – Muriel Pucci, économiste
Insuffisant pour couvrir le coût réel de l’enfant, d’autant moins si l’on prend en compte les coûts indirects : impact sur le chômage ou la durée de travail, temps consacré à l’éducation, charge mentale… « comme si la traditionnelle gratuité de l’activité domestique des femmes continuait à peser sur le raisonnement », remarque Emilie Biland et Isabelle Sayn .
L’allocation de soutien familial (ASF) versée par les caisses d’allocations familiales (CAF) pose également problème. Cette prestation vient combler l’absence de pension, qu’elle n’ait pas été fixée ou qu’elle ne soit pas payée, ou seulement irrégulièrement, par l’autre parent. Elle complète également les pensions inférieures à son montant (195,85 € en 2024).
Mais pour la percevoir, il faut – si ce n’est déjà fait – entamer une procédure judiciaire afin de faire fixer une pension alimentaire. De nombreuses mères isolées y sont rétives, qu’elles craignent le coût et la durée de la procédure, qu’elles n’aient pas envie de se confronter à un ex-conjoint qui a pu être violent ou encore qu’elles préfèrent, face aux comportements parfois erratiques du père de leur enfant, se débrouiller pour gérer la relation à leur façon. Résultat :
« Environ un tiers des familles monoparentales ne touche ni pension ni ASF », estime l’économiste Muriel Pucci.
L’efficacité de ces aides est également diminuée en raison des incohérences du système sociofiscal (prestations sociales + impôts) français, qui font que certains parents sont financièrement perdants lorsqu’une pension alimentaire vient se substituer à l’ASF.
En effet, la pension est imposable et prise en compte dans le calcul du montant du RSA et de la prime d’activité, des prestations familiales et des aides au logement.
L’ASF, elle, n’est pas imposable, et pas prise en compte pour le calcul des prestations, hormis partiellement pour le RSA et la prime d’activité. Elle est en revanche perdue… en cas de remise en couple. Kafkaïen !
Une stratégie de « vente à la découpe »
Malgré des progrès récents (création d’une agence de recouvrement des impayés de pension, revalorisation de 50 % de l’ASF en 2022), le traitement institutionnel des familles reproduit, selon Marie-Clémence Le Pape, « une vision traditionnelle de la famille et du couple, déconnectée de ce que vivent les parents aujourd’hui ».
Un schéma où, notamment, le père est laissé libre de s’investir ou non dans l’éducation de ses enfants, là où la mère, maintenue en position d’éternelle demandeuse à l’égard des hommes (conjoint ou ex-conjoint) ou de l’Etat, n’a que des devoirs : s’occuper à titre principal des enfants, faire toutes les démarches pour faire valoir ses droits, laisser de la place au père lorsque ce dernier le souhaite…
C’est pour rompre globalement avec ce schéma patriarcal et « faire que les mères puissent être indépendantes et émancipées », comme l’explique Aurélie Gigot, que la Collective des mères isolées a élaboré une proposition de loi créant un statut de parent isolé.
Premier changement : ce terme ne désignerait plus quelqu’un vivant seul avec ses enfants, mais « toute personne ayant la charge principale ou exclusive d’un ou plusieurs enfants », indépendamment donc de son statut conjugal.
« Le traitement institutionnel des familles reproduit une vision traditionnelle de la famille et du couple, déconnectée de ce que vivent les parents » – Marie-Clémence Le Pape, sociologue
Ce changement de définition est accompagné de dix mesures d’accès aux droits : allocation familiale dès le premier enfant, points supplémentaires pour l’attribution de places en crèche et les logements sociaux, réductions dans les transports, la culture et les loisirs… Ainsi que diverses évolutions visant à mettre fin aux aberrations du système sociofiscal français, telles que la défiscalisation de la pension alimentaire pour le parent gardien ou encore son prélèvement à la source.
Une telle proposition, reconnaît Aurélie Gigot, « ne pourrait jamais être adoptée en une seule fois, elle touche à de trop nombreux points sensibles ». C’est pourquoi une stratégie de « vente à la découpe » a été adoptée.
La prolongation de l’aide à la garde des enfants jusqu’à leurs 12 ans a été actée par le gouvernement en 2022 et devrait entrer en vigueur en 2025.
Fin 2023, une proposition de loi visant la déconjugalisation de l’ASF avait été déposée à l’Assemblée nationale par des députés La France insoumise. Une autre, transpartisane, était en cours d’élaboration pour transcrire le statut et d’autres mesures dans la loi. Mais la dissolution a mis à bas tout ce travail.
Tout n’est pas perdu, cependant, puisque les choses avancent à l’échelon local. La mairie de Ris-Orangis vient ainsi de mettre en place un statut municipal de parent isolé, leur accordant 21 droits spécifiques.
La Collective dit être en discussion avec la mairie de Montpellier et, plus difficilement, celle de Strasbourg. La cause avance, mais les mères isolées vont devoir patienter avant de pouvoir enfin souffler pour de bon !
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