Violences sexuelles : vers la fin de l’omerta dans le cinéma français ?
Le mouvement MeToo ne date pas d’hier. C’est en 2006 que Tarana Burke, une travailleuse sociale états-unienne, crée des ateliers MeToo pour venir en aide à celles qui, comme elle, ont été victimes de violences sexuelles. Mais c’est en 2017 que l’actrice Alyssa Milano a donné un écho mondial à ce slogan sur les réseaux sociaux après la révélation par le New York Times des accusations portées contre le producteur Harvey Weinstein pour harcèlement sexuel, agressions sexuelles et viols.
Le cinéma français a participé à ce mouvement, avec notamment, en 2019, la dénonciation du réalisateur Christophe Ruggia par la comédienne Adèle Haenel pour des agressions sexuelles durant son adolescence.
Comme le rappelle Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, Adèle Haenel s’est « heurtée à l’omerta du milieu ». En février 2020, Roman Polanski, accusé de viols sur mineur, a été récompensé par le César du meilleur réalisateur pour son film J’accuse. Ce qui a amené Adèle Haenel à quitter la remise des prix, accompagnée d’une dizaine de personnes dont la réalisatrice Céline Sciamma.
Fanny De Casimacker, déléguée générale du Collectif 50/50, créé en 2018 pour lutter contre les systèmes de domination dans l’audiovisuel, reconnaît que les conséquences du premier MeToo du cinéma français ont été faibles :
« Il y a eu très peu de condamnations. Peu de dispositions concrètes ont été prises. »
Il a fallu, pour que le silence se brise de nouveau et qu’on connaisse une deuxième vague MeToo, que l’actrice Judith Godrèche prenne la parole dans l’émission Quotidien le 8 janvier 2024 avant de porter plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot pour viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans (pour des faits probablement prescrits).
L’actrice a, depuis, été entendue à l’Assemblée nationale qui a voté, sur sa suggestion, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le droit du travail dans le monde du cinéma et les risques pour les enfants. Peut-on espérer cette fois un véritable basculement ?
Séparer l’homme de l’œuvre ?
Geneviève Sellier pointe les ressemblances entre Benoît Jacquot et l’écrivain Gabriel Matzneff, dénoncé par l’autrice Vanessa Springora dans Le consentement : « C’est la même période, le même milieu et le même comportement. » Difficile de dire qu’on doit « séparer l’œuvre de l’homme » quand ces derniers font de leur pédocriminalité la matière même de leurs films et de leurs livres.
Pour la chercheuse, un tournant a été pris avec la nouvelle vague à la fin des années 1950, où « le droit français a institué la prédominance du réalisateur ». Ainsi, depuis 1959, une partie des aides du CNC sont affectées à des avances sur recettes, attribuées à des projets ambitieux artistiquement, censées échapper aux contraintes du marché puisqu’elles ne sont remboursables que si le film génère des recettes. C’est un projet louable, au cœur de l’exception culturelle française.
Mais ce système a aussi entraîné des effets pervers, avec la promotion d’un cinéma autobiographique « au masculin singulier », pour reprendre des mots du titre d’un des ouvrages de Geneviève Sellier (CNRS Editions, 2013), et un statut d’auteur faisant du réalisateur « un véritable démiurge, seul maître sur le plateau », ce qui a créé les conditions d’abus de pouvoir menant à des violences sexuelles.
Pour autant, ces violences ne sont pas uniquement exercées par les réalisateurs des films d’auteur. Anna Mouglalis, comédienne, qui a publiquement dénoncé le réalisateur Jacques Doillon (visé aussi par une plainte de Judith Godrèche pour viol), rappelle qu’il existe également des abus dans les séries où le producteur peut révoquer le réalisateur à tout moment.
Salomé Gadafi, secrétaire générale adjointe de la CGT Spectacles, remarque que cela touche tous les métiers et que les contrats d’intermittent n’assurent pas la même protection que des CDI. Il s’agit d’un problème systémique dans l’industrie audiovisuelle, amplifié par la précarité intrinsèque au domaine artistique.
C’est précisément ce caractère systémique que visent les mesures proposées pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma. Ainsi, le Collectif 50/50 a obtenu en 2019 que le CNC accorde un bonus de 15 % d’aide aux films ayant des équipes paritaires, avec davantage de femmes cheffes de poste (régisseuses générales, directrices de la photographie, ingénieures du son, etc.). En 2019, seuls 15 % des films étaient éligibles à ce bonus, contre 40 % aujourd’hui.
La part de films réalisés ou coréalisés par des femmes demeure en 2021 toujours minoritaire (seulement 31 %), mais le CNC observe une hausse depuis 2002 (où le chiffre n’était que de 19 %). Les budgets ne sont toutefois pas les mêmes. Ainsi, en 2021, un film réalisé par une femme coûte en moyenne 48 % de moins qu’un film réalisé par un homme.
« Acteur, un métier et non un statut »
Depuis 2021, le Collectif 50/50 a aussi obtenu l’institution de formations obligatoires à la prévention des violences sexistes et sexuelles pour les employeurs de l’audiovisuel. Les aides du CNC y sont conditionnées.
Fanny De Casimacker regrette cependant que ces formations ne durent qu’une demi-journée, et souhaiterait qu’elles soient généralisées à tous les chefs et cheffes de poste. Les producteurs peuvent par ailleurs désigner des référents « harcèlement » sur les tournages, mais cette obligation légale ne concerne que les entreprises de plus de 250 salariés, ce qui est loin de représenter toutes les sociétés de production. Par ailleurs, rien n’oblige à choisir une personne formée, regrette Fanny De Casimacker.
Le Collectif 50/50 pousse également les producteurs et réalisateurs à faire appel à des coordinateurs d’intimité, comme aux Etats-Unis, quand il y a des scènes de sexe sur les tournages. Pour que la pratique se diffuse, il faut toutefois une certification, en cours d’élaboration, et une formation dédiée qui n’existe pas encore en France.
« Le droit du travail sanctionne les violences sexistes et sexuelles, y compris quand il s’agit de ce qui est considéré encore parfois à tort comme de la drague lourde et de l’humour déplacé, mais il est peu connu dans l’audiovisuel », regrette Fanny De Casimacker.
Anna Mouglalis fait de son côté partie du collectif Ada, une association féministe créée il y a deux ans pour, dit-elle, « revendiquer qu’acteur c’est un métier et non un statut qui nous résume à être un objet de désir ».
Elle s’est aussi syndiquée. Mais, malheureusement, beaucoup de productions n’atteignent pas le nombre d’employés nécessaires pour qu’une représentation du personnel soit obligatoire.
Certes, de plus en plus de contrats, remarque Salomé Gadafi, évoquent les violences sexistes et sexuelles mais ils ne sont pas toujours lus. Elle aimerait que cela soit mentionné dans les feuilles de service qui sont « plus systématiquement lues ».
MeTooThéâtre, MeTooInceste, MeTooGay, MeTooPolitique, MeTooGarçons…, les déclinaisons du mouvement se multiplient. « Penser que le phénomène se limite à quelques secteurs, alors que ça traverse la société, permet de rester dans le déni », constate Anna Mouglalis. Mais pour elle, comme pour Fanny de Casimacker, le cinéma a aussi un rôle de porte-voix.
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