VICE : Aurais-tu imaginé vivre aussi longtemps ?
Alfia : Absolument pas. J’ai toujours essayé de manger sainement et de faire beaucoup d’exercice, mais je n’ai réalisé la chose qu’au moment de souffler mes bougies.
Quelle décennie as-tu préférée ? Laquelle as-tu détesté ?
Le pire que j’aie vécu a sans aucun doute été la Seconde Guerre mondiale. Mes frères sont partis au front et je suis restée seule avec mes parents. Mon père était aveugle, il n’a donc pas été envoyé à la guerre. Nous avons déménagé à la campagne car il y avait moins de risques de bombardements, mais cela arrivait quand même parfois. Une fois, il y a eu un raid aérien sur notre région et nous avons dû fuir. Nous nous sommes cachés dans une grotte avec d’autres personnes. C’était terrible : beaucoup de gens sont morts en cherchant un abri. J’étais tellement heureuse lorsque les Américains sont venus nous libérer, mais j’étais aussi très inquiète pour mes frères qui ne rentraient pas. (Les deux ont fini par le faire.)
J’ai aussi vécu beaucoup de belles décennies. Dans l’ensemble, j’ai eu une vie agréable, bien remplie. Les moments heureux arrivent même dans les moments les plus difficiles.
Combien de proches as-tu perdus ?
Il serait plus facile de compter combien il m’en reste. Chaque perte est différente, mais la mort de mon fils a été la plus difficile. Il n’avait que cinq ans. C’était vraiment déchirant. Je pensais que ma vie s’était arrêtée en même temps que la sienne. Puis j’ai donné naissance à mon deuxième enfant, et il méritait tout l’amour que je pouvais lui donner.
Dans ce sens, j’ai toujours eu de la chance. Chaque fois que je perdais quelqu’un, une nouvelle vie venait au monde, me rappelant que je devais être forte. C’est ce qui s’est passé lorsque mon mari est décédé en 1992. Mon premier petit-fils venait d’avoir un an, alors ce n’était pas le moment de m’apitoyer sur mon sort.
As-tu peur de la mort ?
Seulement de celle des personnes que j’aime. Quand on est aussi vieille que moi, on apprend à voir la mort comme étant à la fois juste et inévitable. La mort n’est effrayante que lorsqu’elle est prématurée.
Le monde a-t-il beaucoup changé au cours des cent dernières années ?
Il a tellement changé que je ne sais même pas comment le décrire. Je pense que j’apprécie davantage ces changements parce que je sais comment était la vie avant. Quand j’étais jeune, nous n’avions pas ce que nous avons maintenant, et je ne parle pas seulement des ordinateurs ou des smartphones. Nous n’avions pas de frigos, la nourriture était stockée dans un puits ou dans la cave. Nous n’avions pas l’eau courante. C’est magnifique de voir tous ces changements. Aujourd’hui, la technologie est tellement avancée que je ne la comprends même pas. Mais je suis très heureuse de pouvoir voir mon neveu qui vit à l’autre bout de l’Italie.
Aujourd’hui, beaucoup de couples se rencontrent sur des applications de rencontre. C’était comment, quand tu étais jeune ?
Ah, c’était très différent. Déjà, j’étais toujours à la maison. Je ne pouvais sortir que pour aller à la messe du dimanche, à la foire ou au théâtre. Et j’étais toujours accompagnée par un membre de ma famille. À l’époque, il y avait des entremetteuses qui arrangeaient des mariages contre une rémunération. Si la famille de la fille approuvait le prétendant, les fiançailles étaient officialisées et le garçon pouvait venir rendre visite, mais toujours en présence de toute la famille et sans jamais s’asseoir trop près. Avant de me marier, tout ce que je savais de mon mari était qu’il était beau, qu’il travaillait dur et qu’il venait d’une bonne famille. J’ignorais tout du sexe. Les hommes savaient ce que c’était parce qu’on le leur expliquait, mais à nous, les femmes, on ne nous disait rien.
Comment occupes-tu tes journées aujourd’hui ?
Ces deux dernières années, je n’ai pas pu faire grand-chose. Je me fatigue vite et je suis un peu comme une feuille d’automne : je peux tomber à tout moment. Mais si j’arrête de faire les choses qui me rendent heureuse, je suis sûre de mourir. Par exemple, j’aime beaucoup jardiner, une activité que mes proches anxieux considèrent comme trop dangereuse. Je m’occupe de mes fleurs, je prends le soleil et je discute avec les voisins. Je m’entends bien avec tout le monde dans mon quartier. En fait, c’est triste que nous ne puissions plus discuter à cause de la pandémie. Je suis malentendante, alors la distance de sécurité rend la conversation plus difficile.
Penses-tu qu’il y a une vie après la mort ?
Je suis une femme de foi, alors oui. Au fond de mon cœur, je suis sûre qu’il y a quelque chose, que je pourrai embrasser les personnes que j’ai perdues, et en même temps me réjouir des accomplissements de ceux qui restent.
Selon toi, quelle est la durée de vie idéale ?
Certainement pas aussi longue que la mienne. Malgré mon vieil âge, je suis encore lucide, mais tout le monde n’a pas cette chance. J’ai envie de faire mille choses à la fois et mon corps n’arrive pas à me suivre. Souvent, je me rends compte que je l’ai trop sollicité lorsqu’il est trop tard et que je suis tout endolorie. Je suis aussi devenue totalement dépendant des autres : sans mon fils et ma belle-fille, je serais morte depuis longtemps. Disons que 95 ans me semblent raisonnables, mais c’est différent pour chacun.
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