Soudain, tout ton monde s’écroule.
Tu lis la dépêche sur ton smartphone. Impitoyable de clarté et de concision: “Le Premier ministre a remis sa démission ce matin, à 9 h, au Président de la République”.
Voilà, c’est fini.
Il y a deux minutes, tu étais la conseillère débordée d’un ministre. Le projet de loi sur lequel tu travaillais depuis des mois avançait bien, tu avais bon espoir qu’il survive aux arbitrages de Matignon avant la fin de l’été.
Un gouffre s’ouvre sous tes pieds.
Accessoirement, tu viens aussi de perdre ton boulot. Enfin, si ton ministre est reconduit dans le prochain gouvernement, peut-être te gardera-t-il? Sinon, comme tu n’es pas fonctionnaire, ce sera direction Pôle emploi.
Tu as du mal à respirer.
Tu fonces chez ton dir cab. Comme d’habitude, tu t’es fait doubler. Les autres conseillers y sont déjà.
Tout le monde parle en même temps, s’émeut, s’indigne, s’interroge. Il y a celui qui “l’a vu venir, savait que ce serait pour cette semaine”. Celle qui analyse froidement la situation. Petit topo en deux parties. Personne n’écoute vraiment personne. L’essentiel est de parler, de s’étourdir de mots pour ne plus sentir la douleur.
Que faire d’autre? Continuer à travailler? Pour quoi faire, si ton ministre n’est plus dans le prochain gouvernement? Ou si le prochain Premier ministre ne veut pas de ton projet de loi?
Tiens, justement, voici ton ministre qui déboule de son bureau, son fidèle conseiller spécial sur les talons. Pour une fois qu’il peut servir à quelque chose, celui-là.
– Ne vous en faites pas, on sera de la prochaine équipe, répète ton ministre en boucle, moins pour vous rassurer que pour s’en persuader.
Vous faites cercle autour de lui pour l’écouter religieusement. Lui aussi a besoin de parler.
Avec le projet de loi qu’il a préparé, on ne peut pas le virer comme cela. Et puis, il a les meilleures relations avec le PR. L’Élysée, quoi. C’est un bon signe, non?
Non?
Il vous regarde, cherchant un soutien, une approbation. Les uns et les autres s’empressent de le rassurer. “Avec tout ce travail accompli, tu ne peux pas partir, tu as tellement donné de ta personne”; “ton projet de loi est essentiel pour notre pays”; “tu es un élément de premier rang au sein de la majorité, le PR ne peut pas l’ignorer”…
Tu tentes d’y aller de ta petite phrase, toi aussi: “en plus, avec tous ces kilomètres parcourus… En termes de bilan carbone, ce serait vraiment gâché…”.
Une intuition te dit que tu aurais sans doute pu trouver mieux, alors qu’un bref silence s’installe, et que tu sens neuf paires d’yeux consternés se braquer sur toi.
Ton ministre tourne les talons. Il va se claquemurer dans son bureau pour attendre le coup de fil de la délivrance. Celui qui annoncera qu’il fait partie de la prochaine “dream team”.
Attendre.
Tic-tac, tic-tac…
Patienter.
Espérer, désirer, imaginer.
Guetter, languir.
Poireauter, se morfondre.
Moisir.
Tu as soudain envie d’un café. Un peu de réconfort.
Mais… les thermos de café et de thé ont disparu! Et les tasses aussi!
Gérard l’intendant te barre l’accès de la popote, d’un ton peu amène: il doit nettoyer la cuisine “pour les suivants”. Si tu veux un café tu n’as qu’à aller au bistrot du coin!
Tu n’en crois pas tes yeux. Gérard n’est plus le même! Lui qui était toujours aux petits soins… Il ne te regarde même plus.
Qu’est-ce que tu crois: il en est à son quinzième gouvernement. La vie continue, et tu n’es potentiellement plus conseillère. Donc plus rien.
Allez, calme-toi et va regarder les chaînes d’info dans ton bureau, ça t’occupera.
Tiens, le nom du nouveau Premier ministre vient d’être lâché! Pas vraiment un proche de ton ministre. Mais pas incompatible non plus. Autant dire que sa nomination ne vous dit rien sur votre avenir à vous.
Qu’importe, vous commentez la nouvelle, avec les autres conseillers. D’innombrables rumeurs circulent. Vous les échangez. Quelqu’un assure que Jack Lang va revenir à la Culture!
La journée s’étire. Longue…. Monstrueusement longue…
Dans les couloirs, les cartons vides s’empilent, au cas où, tandis que monte un grondement sourd. La machine à broyer tourne à plein régime.
En début de soirée, tu vas chez ton dir cab pour un apéro avec les autres conseillers. Faut bien passer le temps.
Les nerfs de certains de tes co-équipiers lâchent.
Ton chef cab entreprend de réciter les noms de toutes les villes parcourues pendant ces longs mois, au fil des déplacements de ton ministre.
Un peu ivre, le conseiller parlementaire se précipite sur l’une des broyeuses. Il vide sur le sol le tiroir à confettis, et lance les petits bouts de papier sur vous en criant “demandez le projet de loi!”, “qui veut mon beau projet de loi?”.
Ça y est. Il disjoncte complètement. Alerté par le bruit, ton ministre sort de son bureau. Il est blême. Un pan de sa chemise sort de son pantalon.
Il regarde tous ces confettis sur le parquet. Manifestement, il a dû mal à faire le lien entre ses conseillers sur-diplômés et ce qui ressemble à un charivari d’étudiants.
Il hausse les sourcils et retourne s’enfermer dans son bureau. C’est bien la première fois qu’il reste sans voix.
Le lendemain matin, tu viens tôt au bureau. Ce qui est assez stupide, puisque tu n’as rien à faire.
Tu te dis que c’est peut-être la dernière fois que tu empruntes le chemin de la station de métro au ministère, que tu effectues ces pas du hall d’entrée à ton bureau, que tu allumes ton ordinateur.
Dégrisé, le conseiller parlementaire passe l’aspirateur dans le couloir. La femme de ménage lui a signifié qu’il était hors de question qu’elle nettoie tous ces confettis.
Il s’exécute sans moufter. Tu l’envierais presque: au moins, le voilà occupé.
Tout le monde est enfermé dans son bureau. Ton ministre, qui n’a toujours pas été contacté par le nouveau Premier ministre. Et tes collègues conseillers, qui téléphonent, essaient de se recaser.
Ton dir cab vous reçoit les uns après les autres. Au cas où, il vous demande ce que vous envisagez pour la suite.
Tu ne sais pas quoi lui dire. Tout est si rapide.
De toutes façons votre entretien s’interrompt vite: sur les chaînes d’info en continu, il se dit que le nouveau gouvernement sera annoncé à midi pile.
Vous toquez chez le ministre. Il est avachi devant sa télé allumée.
Son conseiller spécial vous regarde en secouant la tête de droite à gauche. Toujours rien.
“Allez chercher les autres”, demande soudain ton ministre.
À 11h45, vous vous massez tous dans le bureau de ton ministre, pour assister à l’annonce. Le micro est installé par un huissier sur le perron de l’Élysée.
Les minutes s’agrippent aux petits chiffres dorés de la pendule, sur la cheminée.
À 11h57, le ministre reçoit un appel sur son portable. Il se lève d’un bond, et se rue hors de la pièce.
Tes collègues et toi faites cercle autour du téléviseur. Comme devant l’oracle.