Emmanuel est un ingénieur de 36 ans installé à San Francisco depuis 6 ans. Attiré par des opportunités professionnelles et motivé par une curiosité culturelle, il a tenté l’aventure en 2014 alors que Donald Trump ne sévissait encore qu’en télé réalité. Aujourd’hui, Emmanuel fait du Machine Learning pour une start-up développant des véhicules autonomes. Il observe avec un certain désespoir la campagne présidentielle qui s’achève aujourd’hui.
Quelque soit le résultat, après quatre ans de cet enfer médiatique, émotionnel, meurtrier et immoral, la terre promise ressemble de plus en plus à une terre maudite pour les Français expatriés. Celle qui me faisait briller les yeux m’inspire désormais inquiétude et désespoir.
À San Francisco, de nombreux Français comme moi commencent à se demander que diable sont-ils allés faire dans cette galère. Je me rappelle encore avoir ri en voyant les comédiens politiques Jon Stewart et Bill Maher se rire de Donald Trump annonçant sa candidature en juin 2015 au pied de sa fameuse Trump Tower à Manhattan. Je me rappelle aussi avoir vu l’Amérique progressiste d’Obama depuis la France et avoir tenté l’aventure, bravé l’incertitude des multiples visas de travail successifs, difficiles à obtenir et très contraignants. La loterie des H1Bs, des Green Cards, tout ce dédale kafkaesque paraissait valoir le coup.
Pour la plupart d’entre nous, travailleurs tech ou chercheurs, la crise économique causée par COVID ne nous a pas frappés de plein fouet. Certes la plupart des poids lourds de l’industrie (Uber, AirBNB, Cruise, WeWork, etc.) en ont profité pour lâcher du leste et licencier des centaines d’employés, mais cela a largement affecté les travailleurs moins qualifiés. La COVID a confiné les techies au télétravail dès mars et nous y resteront pour la plupart jusqu’à l’été prochain. Je ne suis donc pas le plus à plaindre. Pour autant, la vue de mon pays d’adoption sombrant dans un fascisme programmé et prévisible me plonge dans une torpeur existentielle.
Bloqué entre la cancel culture méga-woke et les milices fascistes armées jusqu’aux dents et coiffées de l’iconique MAGA hat rouge (casquette “Make America Great Again”) ; je regarde Donald Trump et Joe Biden s’étriper lors de débats télévisés d’une civilité digne d’un combat de pitbulls. L’Amérique d’Obama, de Steve Jobs, de Beyoncé et de Kobe Bryant me semble bien lointaine. Celle qui m’inspirait, m’excitait et m’attirait paraît désormais neurotique, abusive et au bord de la crise d’épilepsie.
Bien sûr, cette dynamique partisane a toujours été malsaine en Amérique. Elle ne m’a jamais étonné. La gauche — les Démocrates d’Obama, Hillary Clinton et Joe Biden — n’en est pas vraiment une, plutôt une droite plan-plan qui n’ose pas réformer trop fort. Elle jouit du soutien des institutions financières de Wall Street et a peur d’aliéner les conservateurs, elle respecte les règles du jeu politique et se justifie plus que de nécessaire. La droite Républicaine n’en a pas grand chose à faire de l’Amérique et des Américains. Sous ses airs de grande patriote et défenseuse de la constitution, elle cherche surtout l’enrichissement et le contrôle du gouvernement au profit des lobbys de Washington (énergies fossiles, industrie de la défense, pharmaceutique, finance). Dans cette quête immorale, elle a embauché le soutient des fous religieux anti-avortement et anti-LGBTQ+, ainsi que celui des fous des armes, miliciens du néant civilisationel. Cette droite sait qu’elle n’est pas populaire. Elle sait que la large majorité des Américains sont en faveur du contrôle des armes, de l’avortement, de la réglementation de Wall Street, de la lutte contre le changement climatique et d’un système de santé universel. La droite sait que ses jours sont comptés.
« On pense que notre classe politique est vicieuse et superficielle. Mais on est pas préparé à la bassesse du combat de boue qu’est une campagne présidentielle Américaine »
Quant au niveau du débat politique, il n’a jamais été bien élevé depuis que j’y suis. Les nombreux problèmes réels étant relativement complexes (automatisation des emplois, violences policières, dette étudiante, racisme, système de santé, stabilité au proche orient), la classe politique – des deux côtés – décide de diluer la soupe et d’endormir l’électorat derrière des platitudes politiciennes et autres débats manufacturés. Les rares qui parlent aux électeurs de manière intelligente et osent aborder les vrais sujets avec de la nuance dans leur argument, tels que les candidats aux primaires Démocrate Andrew Yang et Pete Buttigieg, sont relégués aux marges et font figures de curiosités politiques.
S’ajoute à cela le mode de scrutin douteux du Collège Électoral qui favorise les états ruraux, les poumons économiques originaux du pays (coton, bétail, manufacture, pétrole), et qui privent les poumons économiques côtiers contemporains (finance, tech, médias, culture) de pouvoir politique.
En France, on est habitué à l’invective politique, à la petitesse des attaques et aux arguments malhonnêtes. On pense que notre classe politique est vicieuse et superficielle. Mais nous ne sommes pas préparés à la bassesse du combat de boue qu’est une campagne présidentielle américaine. Les partis ont accès à des sommes d’argent monumentales et en dépensent une grande majorité en oppo research (investigation de l’opposant) et en publicités politiques (attack ads) s’adaptant aux messages testés sur les focus groups d’électeurs, customisées selon la tendance politique de chaque état et diffusées en boucles sur toutes les chaînes télé locales et réseaux sociaux. Tout y est permis : mensonges, diffamation, fausses accusations, violation de copyright, simplifications grossières, édition abusive de clips de l’opposant. La stratégie de campagne sur le terrain a été très différente entre les deux partis. Pressée de donner l’exemple présidentiel en temps de pandémie, la campagne Biden a préféré favoriser les meetings politiques en drive-in ou sur Zoom. Donald Trump se nourrit de l’adoration de ses fans et ne peut donc pas se priver de ses fameux rallies où le COVID se propage comme la syphilis dans un bordel de Deadwood et lors desquels il asperge d’essence tous les feux racistes, conspirationnistes et de forêt.
« Si l’Amérique ne sort pas de ce marasme culturel, que va-t-on faire ? »
L’Amérique est un pays binaire, où la nuance n’existe pas. On est une good person ou on est une bad person, on est blanc ou on est noir, on est Démocrate ou on est Républicains, on est socialiste ou on est capitaliste, on est woke ou on est fasciste. Ce qu’on a pas le droit d’être c’est critique et nuancé. Le small talk est la règle en société et toute position controversée ou débat d’opinion provocateur rend les gens inconfortables. L’esprit critique et la profondeur d’analyse sont des denrées aussi rares que le fromage au lait cru ou le saucisson en boyau naturel. Tous les faiseurs d’opinions répètent des talking points calculés et prémédités à longueur de podcasts, talk shows et autres émissions de cable news ou la contestation et le débat n’ont pas leur place. Le but est de rallier de plus en plus d’adeptes et de diaboliser le camp adverse. Le niveau abyssal de l’éducation critique à l’école et le coût astronomique des études supérieures éloignent de plus en plus d’américains du carburant essentiel à la démocratie, l’esprit critique. Quarante années de capitalisme débridé ont plongé la population dans une torpeur consommatrice individualiste qui décourage la pensée indépendante et la célébration de la connaissance. Résultat : les mouvements anti-vaccination, anti-masque et anti-science pullulent.
Même si Jedi Biden l’emporte sur Donald Vador, le pays n’en sera pas moins divisé. La tranchée est profonde, passe en plein milieu des familles et des groupes d’amis déchirés et se creuse chaque jour à coups de post Facebook virulents et autres memes vicieux. Facebook qui était il y a dix ans “un moyen de rester en contact avec ses proches”, est devenu le meilleur moyen d’exclure de sa vie lesdits proches. Même Biden n’a probablement pas le leadership nécessaire pour mettre fin à cette guerre culturelle qui empêche le pays d’entrer dans le futur.
Alors je me demande ce que je vais faire si… on ose même pas prononcer les mots. Si l’Amérique ne sort pas de ce marasme culturel, que va-t-on faire ? Sommes-nous en Allemagne en 1929 ? Est-il temps de quitter le navire ? Nous sommes-nous fourvoyés dans notre curiosité transatlantique ? Rentrer au pays n’est pas si simple qu’il y paraît. Ma vie est ici depuis des années, des décennies pour certains. Ma carrière, mes amis, mes impôts, ma mutuelle, tout est ici, et y resterait si je rentrais. La France, je l’aime plus que toujours, mais je ne la connais plus aussi bien. Saurais-je retrouver mes marques ? Je les avais trouvées à l’aller, lorsque que l’excitation de l’inconnu et la fougue de l’expatriation me motivaient à braver les différences culturelles pour m’implanter. Mais au retour, ce serait la résignation, l’échec et la désillusion qui teinterait la « réacclimatation ». Et lorsqu’on rentre occasionnellement pour dire bonjour et qu’on découvre que tout le monde a au moins une connaissance tombée aux griffes du conspirationnisme à la française, on se rend compte que l’Amérique exporte vraiment tout, sa culture, ses guerres et ses fractures sociétales.
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