« Les jeunes, sacrifiés de la pandémie », « La précarité augmente chez les moins de vingt-cinq ans »… Un an après le début de la crise du Covid, le constat est navrant : que reste t-il à la jeunesse pour s’en sortir ? Sans doute pas grand chose, mais Ruby* semble bien avoir trouvé un moyen un peu particulier pour surmonter cette période où une galère en chasse une autre.

Un soir d’hiver, je retrouve Ruby chez elle. L’immeuble dans lequel elle habite est tout à fait standard pour l’est parisien. Au bout du couloir, la jeune femme ouvre la porte. En pleine préparation du dîner, elle est accueillante et ravie à l’idée de raconter son quotidien. Des photos de ses potes plein les murs, figurines Disney et guirlandes lumineuses autour d’une mezzanine… Sa chambre (qui fait aussi office de salon et de bureau) est tout ce qu’il y a de plus classique pour une jeune femme de 25 ans. Son ordinateur est soigneusement disposé face à un sofa. Pourtant, rien ne laisse entrevoir qu’une fois la nuit tombée, son logement étudiant se transforme en un véritable call-center.

Depuis mars dernier, et l’annonce d’un confinement synonyme de l’arrêt de ses rentrés d’argent, Ruby s’est mis aux sessions “cam” de plusieurs heures en lingerie, des appels téléphoniques calibrés sur une dizaine de minutes. C’est le moyen que Ruby a trouvé pour pallier l’ennui de ces deux confinements. Mais surtout, pour mettre de l’argent de côté après l’arrêt brutal de son secteur d’activité. 

Cette pratique ne lui est pas complètement étrangère. Elle s’y était déjà exercée de temps en temps, en arrivant dans la capitale quelques années plus tôt. « Je ne suis pas exhib. Si tout ça n’était pas rémunéré, je ne le ferais pas », explique dans un sourire celle qui se dit plutôt « fêtarde et libertine » pratiquante dans sa vie intime. Et pourtant, il a fallu rempiler : « Ça fait 3 ans que rien n’est stable. Je faisais des missions d’hôtesses à côté, mais depuis la pandémie, on ne peut plus rien faire, à part montrer son cul », balance-t-elle. 

Alors, le 16 mars, Ruby a été pour le moins pragmatique : « Dès que Macron a parlé, je me suis d’abord demandé où allait le monde, puis j’ai lessivé mes murs et je me suis mise aux cams », raconte-t-elle, un peu désabusée. Total des gains : environ 3 600 euros en deux mois, à raison de 100 ou 150 euros par soirée.

« On pense que c’est simple mais avant d’avoir le paiement Paypal, ça prend du temps. »

Quand le premier confinement se termine, elle s’arrête net, débranche ses cams et retrouve une vie normale. Ces deux derniers mois, son boulot n’a repris que timidement, alors elle se reconnecte moins souvent, « par flemme ». Mais elle garde cette option en tête : oui, c’est bel et bien devenu une ressource à sa disposition. 

« Pro » et sûre de ce qu’elle fait, elle investit dans une nouvelle caméra, une autre perruque (le premier confinement a eu raison de la précédente) et elle recouvre ses tatouages pour garantir son anonymat. S’habiller, installer la cam, entamer le dialogue pour des sessions de cinq ou six heures, l’activité lui permet de tuer le temps : « Je me couchais à quatre heure du mat. C’était ça mon confinement. On pense que c’est simple mais avant d’avoir le paiement Paypal, ça prend du temps. » De la patience, elle n’en manque pas : environ un mec sur huit mord à l’hameçon et à ses messages subliminaux publiés sur le tchat.

Très détendue quant à son corps et sa sexualité, elle en rigole en se servant un verre : « J’adore la lingerie, avec l’enfermement, il n’y a personne à qui la montrer, autant partager ! Et des fois je regarde des dessins animés en même temps que je réponds sur le chat, ou je fais des crêpes. » À quelques détails près, un confinement banal. 

Tandis qu’elle déballe un martinet, et décrit les angles de mise en scène de son appartement, la vibration d’un sms interrompt la conversation : « Vous êtes là maîtresse ? » Un rendez-vous “tel’ rose” à 20 heures qui tombe bien. Elle s’allume une clope et m’explique qu’elle s’adonne aux appels téléphoniques érotiques depuis peu : « J’ai lu des nouvelles érotiques pour le vocabulaire et dès le début ça s’est bien passé. C’est un jeu d’actrice encore plus intime », marque-t-elle avec malice. 

À l’approche du fameux appel, Ruby s’empresse de montrer son travail de recherches. N’est pas hôtesse téléphonique BDSM qui veut ! En ouvrant son ordinateur, on découvre un glossaire de la parfaite domina. « C’est un dictionnaire de vocabulaire SM car ça doit aller vite et il faut varier les réponses. Donc voilà, tu vois, j’me suis fais des petites notes et ça marche ! Ça me plait assez. »

« Mes meilleurs potes le savent, l’une d’elles en fait aussi. »

Et la preuve arrive quelques minutes plus tard, puisque leur rendez-vous est confirmé. Bien que son job évolue dans la confidentialité, son appart’ n’offre que peu d’intimité. Depuis la salle de bain, on entend Ruby travailler. De ses premiers mots jusqu’à ce que le client jouisse, elle ne bafouille pas, donne des ordres de sa voix grave, joue avec le bruit des escarpins alors qu’elle est en chaussettes, une mandarine à la main. « 11 minutes 35, souvent je me fais avoir le temps qu’il finisse… » Il y a encore quelques réglages à faire, mais elle se marre. 

Certains petits boulots sont moins conventionnels que d’autres et ça peut être délicat d’annoncer qu’on fait des strips devant son ordi. « Mes meilleurs potes le savent, l’une d’elles en fait aussi. Mon copain est au courant car on est assez libres, ça lui plaît même… Pour les autres, je me contente de dire que je fais ça par téléphone, ça passe mieux », confesse-t-elle. 

Pour elle, c’est un phénomène de société, une sorte d’évolution du job étudiant, si bien qu’on lui demande même des conseils : « Une nana m’a contactée l’autre jour. C’était une fille tout à fait normale mais qui n’avait plus d’argent. Elle envisageait donc de faire la même chose, mais elle vivait dans un petit bled. Je lui ai dit que dans une petite ville c’était tendu : tu te fais cramer plus facilement. »

Et c’est là le problème. Si Ruby est à l’aise avec ça, ce n’est pas le cas d’un tas de jeunes femmes et d’hommes qui se retrouvent avec tout ce qu’il leur reste : un corps jeune et excitant et une bonne connexion. Pour combler les fins de mois, certains étudiants finissent par franchir le pas et finissent par se vendre en ligne. « Macron se fout de savoir si les jeunes sont amenés à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. Plein de gens se retrouvent dans cette situation mais sûrement à contre-coeur. Ça peut être traumatisant car si c’est juste ça ou la rue, t’es déjà pas dans le bon mood. » Le bon mood, un état d’esprit pas toujours facile à garder, surtout quand un jeune sur six a perdu son emploi depuis le début de la crise sanitaire, selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT). 

Transformer la façon d’exercer un petit boulot, tuer l’ennui, économiser pour un avenir incertain… La jeune femme garde la tête froide et ses affaires au chaud. Pas question de céder à l’argent facile : « C’est carrément une solution de secours et rien d’autre. » Et Ruby de convenir une dernière fois : « Sans la situation actuelle, ce serait non. » 

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