On s’imaginait un cornet débordant d’une généreuse boule brune garnie de filandreux morceaux de porc confits. C’est en fait une simple verrine de couleur ambrée. La préparation sucrée-salée s’avale en quelques coups de cuillère. « On me dit parfois que ça a un goût de vanille, mais il n’y a pas d’ajout », commente un homme dans une pièce où ronronnent des frigos pointant à – 25 °C. Au printemps 2018, la glace aux rillettes a pourtant connu son quart d’heure de célébrité.

Derrière cet ingénieux oxymore culinaire se cache un couple d’agriculteurs installé à Parcé-sur-Sarthe. « Même nous, on n’a pas vraiment compris le buzz que ça a pu faire », admet Patrice Riauté, dont le gros du boulot consiste à écouler 350 000 litres de lait chaque année et élever des poulettes pondeuses jusqu’à dix-sept semaines. Trois ans plus tard, le mystère reste entier. Alors, on a décidé de remonter à la source. À ce que François Rabelais appelait, dès le XVe siècle, la « brune confiture de cochon », les fameuses rillettes.

Le boucher charcutier de Parcé-sur-Sarthe a fort à faire en ce matin de janvier. Deux néons jaunes éclairent l’arrière-cuisine où mitonne une mixture depuis la veille. Après quelques jours de congés, Sébastien Freteau s’apprête à rouvrir la boutique rouge au-dessus de laquelle il loge. Depuis l’aube, l’artisan au tablier rayé transforme les carcasses de sa chambre froide en boudins noirs, saucissons à l’ail, andouilles et autres pâtés de foie. Le Sarthois sait de quoi il cause : il a récemment été décoré d’un « 1er prix d’honneur au concours départemental des meilleures rillettes ».

Chaque semaine, quelques kilos de sa précieuse production sont incorporés à l’étrange glace imaginée par les Riauté, résidant eux aussi dans cette commune de 2 000 habitants accolée à Sablé-sur-Sarthe. « Quand vous mettez votre glace en bouche, le premier goût qui vous vient, c’est le lait. Une fois qu’il s’estompe, le goût des rillettes apparaît », commente Karine Freteau, épouse et associée de Sébastien. « Faut savoir évoluer », estime le professionnel qui n’a pas vraiment d’avis sur l’usage hétéroclite de son produit.

« On coupe du gras de porc, on le fait revenir pendant deux-trois heures, ça fond, faut que ça fasse comme du gruyère ou un genre de confit. Après, on met différents morceaux de porc fermier », résume-t-il. Une énorme cuillère permet à l’homme de 48 ans (dont 30 de métier) d’effilocher la viande de porc mijotant dans sa propre graisse. Au pays de François Fillon, Sébastien Freteau n’hésite pas à défier les traditions : « Avant, on mettait 50 % de gras, 50 % de maigre. Aujourd’hui, c’est 70 pour 30. La recette est aussi moins salée. »

La préparation a connu d’autres bouleversements. Il y a un peu plus de 100 ans, un boucher des environs du Mans, Albert Lhuissier, avait eu l’idée d’en industrialiser la production, popularisant les rillettes sarthoises au détriment de celles, moins connues, de Tours. Signe des temps : depuis 2013, seules ces dernières bénéficient d’un titre d’Indication géographique protégée (IGP) – « Ce ne sont pas des rillettes… Ils mettent de l’arôme Patrelle (un condiment liquide) pour les colorer », juge le Sarthois. Mais le monde change et les rillettes avec.

Posé au bout d’un chemin détrempé et bordé de vaches, un banal préfabriqué sert de repaire à une seconde alchimie. Chaque année depuis fin 2017, Catherine Riauté y transforme 2 500 litres de lait en une cinquantaine de parfums de glaces ou sorbets. La patronne de ce labo d’inox prévient : si la recette de leur produit star est révélée, elle risque une amende de 150 000 €. L’idée d’associer rillettes et lait cru revient à cette ex-laborantine, mais la recette exacte a été fournie et appartient encore à une franchise glacière avec qui le couple bosse.

De toute façon, « l’activité glace » de l’exploitation est au point-mort en ce début d’année. Les averses se succèdent. Pas un temps à manger des glaces. Ni à en produire. Elle détaille malgré tout : la préparation – 9 litres de lait pour 800 grammes de rillettes – est d’abord chauffée afin d’éliminer les bactéries. Après cette pasteurisation, l’ensemble est refroidi dans ce qu’elle appelle tout simplement « la machine à glace ». « La matière grasse des rillettes et celle du lait entier vont fusionner », commente son conjoint.

« En quantité, la glace aux rillettes n’est pas celle qu’on vend le plus », observe-t-elle, presque lassée de l’intérêt pour ce seul parfum. En avril 2018, c’est pourtant lui qui a permis de lancer leur nouvelle activité. Quand la quadragénaire présente son nouveau produit au marché de Sablé-sur-Sarthe, elle ne se doute pas de l’ampleur que ça va prendre. Casquette vissée sur la tête, Patrice Riauté égrène les noms des médias (du local à l’international) les ayant contactés.

« On m’a dit qu’on faisait le “buzz”. Je me suis demandé : qu’est-ce que le “buzz” ? On a été submergés. Pendant trois jours, le téléphone n’a pas arrêté de sonner. (…) Bon, ça a été un coup d’accélérateur phénoménal en termes de visibilité. » L’éleveur est même sollicité par l’émission Mon invention vaut de l’or de M6. « J’ai bien conscience d’avoir été là-bas pour meubler un peu, mais je suis content de l’avoir fait pour savoir comment ça se passe. » Son épouse lance avec effroi : « Tout est fictif, y’a rien de vrai à la télé. »

Une fois, le couple et leur glace sont conviés à une sorte de salon en Bretagne. Façon « amenez votre truc, ça va faire du buzz chez nous », résume-t-elle. La sollicitation de trop. Comme un groupe de rock refusant de jouer son tube, le couple décide, pendant quelque temps, de ne plus présenter son produit phare. « Je me suis dit qu’on était comme des bêtes de foire », considère rétrospectivement Catherine Riauté. « Quand je fais des marchés, il suffit que je mette un panneau “Ici, glace aux rillettes” et dans la demi-heure qui suit, on est débordé », constate-t-il toujours. « Même aujourd’hui : si vous venez, c’est encore pour ça. »

C’est peut-être le 1er avril 2015 qu’est réellement née la glace aux rillettes. Ce jour-là, les quotas laitiers européens prennent fin et les éleveurs découvrent les joies du libre marché (et ses fluctuations). On promet avenir radieux, débouchés et perspectives. Forcément, l’inverse se produit : la conjoncture internationale est défavorable (embargo russe, baisse de la consommation chinoise), l’offre devient largement supérieure à la demande, les prix chutent et les éleveurs arrivent encore moins à vivre de leur production.

En Sarthe, le groupe fromager Bel (qui produit de célèbres et peu goûteux fromages industriels) est dans le viseur des éleveurs laitiers. Patrice Riauté est en première ligne. « On ne gagnait pas notre vie en produisant du lait industriel », reconnaît l’agriculteur, par ailleurs adhérent à l’antenne départementale de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), syndicat agricole majoritaire et promoteur historique du modèle productiviste. Tout raisonnable chef d’entreprise qu’il est, l’éleveur pense à fermer définitivement l’étable. Pas rentable.

Mais le père de famille doit composer avec une variable supplémentaire : Mathieu, son fils aîné de 22 ans. Alors qu’une (autre) crise laitière fait rage, en 2009, il entend ses parents évoquer la vente des bêtes. « Papa, ne fais jamais ça, je veux garder les vaches… », aurait dit le fils. « Sans glaces, on ne ferait plus de lait. On a juste essayé de récupérer la valeur ajoutée de notre produit », admet le père. Mathieu est confiant. Dans la stabulation où défilent une quarantaine de vaches laitières pour la traite du soir, père et fils comptent pourtant les exploitations disparues dans la commune. En France, leur nombre a été divisé par deux en 30 ans.

Alors que la nuit tombe et qu’une radio musicale tourne en fond sonore pour détendre les bêtes, Patrice Riauté se dit lassé par les jugements à l’emporte-pièce sur son job, par « le décalage entre les paroles et les actes d’achat » des consommateurs. Pour contrecarrer les critiques de plus en plus nombreuses du modèle agricole conventionnel, la FNSEA s’est d’ailleurs fait le promoteur de l’expression « agribashing ». Un anglicisme permettant de mettre dans le même panier des enquêtes fouillées sur le milieu agricole et de simples opinions négatives. En octobre 2019, le ministère de l’Intérieur a même créé au sein de la gendarmerie une cellule Demeter censée lutter, notamment, contre « des actions de nature idéologiques ». Si le Sarthois, rodé à la chose médiatique, n’utilise pas ce terme, il déplore ce qu’il estime être une course au « bad buzz ».

« On ne parle que des choses qui ne vont pas dans l’agriculture », déplore celui qui nourrit ses bêtes sans OGM. C’est vrai, mais ça tient davantage de la règle médiatique : hors du journal télévisé de 13 heures (lorsqu’il s’agit d’une reconstitution historique organisée par des bénévoles), on s’intéresse peu aux trains qui arrivent à l’heure. « Combien d’avions ne s’écrasent pas ? Mais personne n’en parle », ironise l’éleveur. La glace aux rillettes est un avion qui ne s’écrase pas. Et pourtant, tout le monde en a parlé.

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