Professeur d’arts martiaux le jour, Walter a l’air d’avoir 35 ans et n’a pas une once de graisse sur son corps tatoué. Après avoir dansé avec la professeure, il se met en binôme avec une femme qui est nouvelle dans les séances mais qui a clairement de l’expérience. En observant l’intimité entre les deux, on pourrait croire qu’ils se connaissent depuis des années. La chanson se termine et ils changent de partenaire.
Tito, 70 ans, vêtu d’une tenue fraîchement repassée pour l’occasion, invite la nouvelle à danser. Il n’a pas manqué une seule session au parc Chacabuco depuis le début des cours en septembre 2020, même pas le soir où il faisait si chaud qu’il était déconseillé aux personnes âgées de sortir de chez elles. « Pour moi, ces sessions sont un élixir », dit-il, s’arrêtant pour discuter. Passionné de danse, Tito a même participé au Mondial de tango en 2018, une compétition de tango argentin qui se tient chaque année en août à Buenos Aires.
René, l’ami de Tito, arrive peu après. Il est venu de Berazategui, une ville située à 30 km de là, pour danser dans le parc Chacabuco. C’est un trajet d’une heure en bus, mais il est arrivé à temps pour profiter de la session gratuite de trois heures. René dit qu’il se sent comme chez lui ici, puisqu’il a travaillé au parc Chacabuco pendant plus de 20 ans avant d’être licencié pendant la pandémie. « J’ai un nouveau travail maintenant, plus au sud, mais je viens à 17 heures pour danser, dit-il. C’est un sacré voyage, mais qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Si je rentre chez moi, je suis coincé entre quatre murs. Ici, j’ai un projet de vie qui me rend heureux. »
Le 19 mars 2020, l’Argentine a imposé un confinement national qui est resté en vigueur jusqu’en juillet à Buenos Aires. En vertu de règles strictes, les gens n’étaient autorisés à quitter leur domicile qu’en cas de nécessité. En septembre, les partenaires de danse de tango Juan Carlos et Valeria se promenaient dans le parc Chacabuco lorsqu’ils ont spontanément décidé d’organiser une session. Des gens les ont rejoints et des amitiés sont nées. Ces sessions de milonga spontanées ont ensuite été reproduites dans d’autres quartiers de Buenos Aires, comme les parcs Heras et Lezama, par d’autres groupes de danse.
Cinq mois plus tard, les sessions de milonga ont lieu tous les mardis, jeudis, vendredis et samedis de 18 à 22 heures. La première heure permet aux débutants d’apprendre les pas de base, afin que tout le monde ait la possibilité de s’entraîner. Les organisateurs d’origine font maintenant équipe avec d’autres professeurs pour assurer la continuité des cours. Ils donnent le point de rencontre et les horaires sur Facebook. S’il pleut, l’événement est annulé, sinon, quelqu’un sera là pour installer les haut-parleurs. Mais la plupart des participants ne sont pas sur les réseaux sociaux ; il s’agit plutôt de passants qui se sont un jour arrêtés pour regarder avant d’essayer.
« La plupart des participants sont des locaux de plus de 40 ans, dit Valeria. Ils nous embrassent et nous remercient. C’est agréable de voir la joie revenir dans leur corps. » Malgré ce que nous savons sur la propagation du Covid-19, Valeria pense que l’air frais et la compagnie peuvent renforcer le système immunitaire des participants et réduire les taux d’infection. « C’est thérapeutique », dit-elle.
Mais tout le monde ne croit pas aux bienfaits de la milonga sur le système immunitaire. Omar Viola est le fondateur de Milonga Parakultural, une association qui organise des soirées dansantes à Buenos Aires depuis 21 ans. Figure emblématique de la scène, Viola a su garder les lieux vivants et ouverts même dans les moments les plus difficiles. Mais la pandémie est différente, dit-il : la danse est en contradiction avec la distanciation sociale, qui reste la priorité pour le moment. « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée d’organiser des sessions de milonga sans le protocole adéquat. Cela met des vies en danger. Nous devons tenir compte du fait que la scène comporte un pourcentage élevé de personnes à haut risque. »
Viola a retardé la réouverture des espaces de milonga, en attendant qu’un consensus se forme sur les protocoles de sécurité. Les deux organisations de milonga les plus prolifiques de la ville, l’Association des organisateurs de milonga et l’Association des milongas à vocation sociale, ont annulé tous leurs événements au début de la pandémie. Elles ont depuis proposé une série de mesures de sécurité pour rouvrir prudemment, notamment un registre des danseurs, un assainissement des espaces de danse, un raccourcissement des sessions et l’obligation de prévoir un espace suffisant pour la ventilation, mais la ville de Buenos Aires ne les a toujours pas autorisées à rouvrir. Aucune mesure de ce type n’est appliquée dans les parcs : tout le monde peut simplement passer, danser et partir. Aucun plan n’a été mis en place si un participant est testé positif au Covid.
La milonga est née au milieu du siècle dernier à l’âge d’or du tango. Au fil des années, la danse a perdu de son attrait pour les jeunes générations, mais elle est toujours populaire dans certains quartiers de Buenos Aires, comme San Telmo et La Boca. D’autres quartiers branchés, comme Palermo et Villa Crespo, ont vu apparaître des sessions de milonga plus jeunes et plus queer, qui remettent en question les rôles traditionnels de la danse de salon.
Plus de 800 000 des deux millions de cas de coronavirus en Argentine ont été enregistrés à Buenos Aires, où vit environ un tiers de la population du pays. Près de la moitié des personnes vivant dans la capitale ont perdu leurs revenus pendant la pandémie. Dans un climat de difficultés, ces sessions interdites sont une échappatoire, quoique risquée, pour beaucoup de danseurs.
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