La maison et son vaste jardin semblent déserts. Y’a de la boue, il fait gris et les premiers bourgeons commencent à peine à apparaître. Maria (48 ans) est l’une des dix résident·es du lieu, un « squat » situé à l’extérieur de la ville de Gand. Sauf que qualifier cet endroit de « squat » ne serait pas vraiment fidèle à la réalité. « Je ne m’identifie pas comme une squatteuse, c’est pas ça dont il s’agit », explique celle qui vit ici depuis maintenant quatre ans. « C’est juste une étiquette que le monde extérieur met sur nous, précise Maria. Le terme “squatter” a une connotation vraiment négative. En plus, c’est différent d’un squat classique ici. Notre communauté est beaucoup plus complexe. On occupe une place unique en marge de la société ; une société qui n’a pas vraiment besoin de nous, mais à laquelle on rend service à travers nos initiatives. »

Cette maison de campagne est effectivement bien plus qu’un simple squat. Son jardin a été transformé par les résident·es en un « jardin familial », qui a été divisé en une cinquantaine de petites parcelles. Toute personne qui le souhaite peut louer une partie du terrain et l’utiliser pour en faire ce qu’elle en veut. Tout est possible, qu’il s’agisse de planter des fleurs, cultiver des légumes ou simplement de posséder un endroit loin de la sale odeur de la ville. La combinaison de l’aspect « squat » et de celui d’un jardin communautaire fait de la maison un lieu unique ; une communauté qui rassemble des personnes de plusieurs milieux différents.

Quand Maria parle d’une société « qui ne veut pas vraiment de nous », elle fait référence à la ville de Gand. Le conseil communal a longtemps essayé de les expulser pour faire place aux nouveaux terrains de foot d’entraînement du KAA Gent. Ces projets ont été mis de côté pour l’instant, mais les habitant·es ne digèrent toujours pas la décision. C’est compréhensible : la ville traque les squats depuis plusieurs années. Pendant ma visite, un combi de police passe de temps en temps devant la maison, à une allure assez lente. Si les habitant·es ont peur de l’expulsion ? « Pour l’instant, la ville ne nous cause pas trop de problèmes. L’attention se porte surtout sur d’autres initiatives, mais ça pourrait empirer. On n’est jamais vraiment “en sécurité” », déclare Maurice (27 ans), un autre résident.

Peter (48 ans) lui aussi regretterait que tout disparaisse. Il n’est ni un occupant ni un jardinier, mais ce Gantois vient ici plusieurs fois par semaine. C’est évident qu’il est proche des habitant·es de la maison : il discute avec tout le monde, se sent visiblement chez lui et parle avec passion de l’ensemble du projet : « J’ai du mal à mettre des mots sur la raison pour laquelle ce lieu m’attire autant, mais il y a quelque chose de planant dans l’atmosphère ; chose que je ne trouve nulle part ailleurs. »

« J’ai du mal à mettre des mots sur la raison pour laquelle ce lieu m’attire autant, mais il y a quelque chose de planant dans l’atmosphère ; chose que je ne trouve nulle part ailleurs. » – Peter

Peter propose son aide pour le jardin et les projets des résident·es, y compris les soirées. Celles-ci sont bien sûr en suspens en raison de la pandémie, mais tout semble prêt à reprendre quand il le faudra : partout, il y a encore des guirlandes suspendues, des panneaux indiquant où acheter à boire et, derrière la maison, un grand brasero avec du bois. Il y a aussi un grand hangar. À l’étage supérieur, on peut trouver la cuisine et les chambres d’hôtes ; au rez-de-chaussée, un atelier et une salle de fête. Cette dernière semble désordonnée et déserte. « En été, on organise des événements presque chaque semaine, explique Ruth (28 ans), qui vit ici depuis environ un an. Ils sont généralement très variés : concerts de punk, soirées dub, ska et goa… On a donc un public très diversifié aussi. C’est toujours chouette de voir comment différentes sous-cultures punk, métal, dub ou reggae se rencontrent ici. Elles sont généralement souvent mises de côté par la société, qui les catégorise souvent, mais tout ça n’existe pas ici. »

« Toute personne est la bienvenue ici, tant que tu fais preuve de respect. » La notion de respect sonne comme une rengaine. Ici, le statut social n’existe pas. Le passé, le parcours, le travail, les talents ou les défauts d’une personne ne comptent pas. « On récolte ce qu’on sème et ça ne s’applique pas seulement au jardinage, dit Maria. Quiconque se pense mieux que les autres ne fera pas long feu ici. » Peter approuve : « Tout le monde est égal·e et le respect de l’autre et de la nature est central ». 

Peter me conduit à l’arrière du domaine. On marche entre les jardins, où quelques personnes travaillent. Les gens vont et viennent avec des planches et des pots et il y règne un silence apaisant : un soulagement pour les personnes qui viennent de quitter la ville et son animation constante. Cette paix et cette tranquillité sont un attrait pour Peter : « Dès notre plus jeune âge, on est conditionné·es et on se comporte selon les normes et les valeurs de la société. Notre société est rationnelle et tout doit aller vite. Ici, des règles différentes s’appliquent et elles font de la maison un lieu serein. »

Pour Anastastios aussi – Tasos pour les intimes – la maison est un refuge à l’écart de l’agitation. Ce motard excentrique est l’heureux propriétaire d’un restaurant grec dans le centre de Gand. Depuis la semaine dernière, il possède aussi une parcelle dans le jardin communautaire. « Je viens ici pour me défouler et sortir de la ville. Le monde part en couille. Nous, les humains, avons détruit la nature nous-mêmes. Les endroits comme celui-ci sont les derniers où on peut vivre encore en paix avec la nature, comme il se doit. »

Le lien avec la nature n’est pas la seule raison pour laquelle les gens viennent ici. « Chaque personne qui vient ici a ses propres raisons de le faire », dit Ruth. Selon elle, c’est précisément cette diversité qui rend le lieu si unique : « Il y a les jardinier·es qui viennent de tous les coins de Gand. Parmi les habitant·es de la propriété, certain·es viennent de l’étranger et/ou ont fui leur domicile. D’autres, comme moi, vivent ici pour se sentir plus à l’aise dans ce style de vie, où le matériel est d’une importance secondaire. Il y a aussi des gens qui viennent s’installer dans une optique militante. En même temps, on forme une communauté soudée qui vit bien ensemble. Je pense que c’est parce qu’on se donne de l’espace. Il y a quelques règles générales, concernant l’utilisation de l’eau et la vaisselle, par exemple. En dehors de ça, la liberté est la clé. »

« Chaque personne qui vient ici a ses propres raisons de le faire » – Ruth

Ruth et Maurice ont grandi dans ce qu’iels décrivent comme « une famille flamande classique ». Iels sont venu·es ici principalement parce que ça leur donne l’occasion d’avoir un toit sans avoir à payer le prix fort. Ruth est artiste et tout l’argent qu’elle gagne est investi dans son atelier. Maurice est handicapé et cherchait une maison bon marché. C’est comme ça qu’iels sont arrivé·es ici. Leur parcours peut aussi expliquer pourquoi – contrairement à quelques autres résident·es – iels sont plus ouvert·es pour raconter leur vécu. « Il y a quelques résident·es qui portent un lourd bagage, explique Peter. Iels ont vu et vécu des choses qui ne font pas partie de notre environnement. La vie n’est pas facile pour ces personnes, qui ne sont donc pas très partantes pour raconter leur histoire. Il faut d’abord gagner leur confiance. »

Maria est l’une de ces résident·es qui a dû traverser beaucoup d’épreuves. Elle vit avec ses trois chiens dans une petite caravane rouillée à côté de la propriété. Quand elle ouvre la porte de sa caravane, ses chiens se précipitent sur elle en aboyant. « C’est Rita, Charlie et Luca. Mes trois bébés », dit-elle fièrement. Il est clair qu’elle a un lien spécial avec eux : « Je suis venue ici pour mes chiens. Bonne chance pour louer un appart’ abordable où tu peux emménager avec eux. »

Maria est née en Grèce. Elle a ensuite déménagé en Irlande et vit à Gand depuis quatre ans. Elle étudie à l’UGent et travaille actuellement sur son mémoire de Master. « Je me sens chez moi ici, dit-elle. Je peux me détendre sans avoir personne sur le dos. Ici, tout le monde a des soucis, donc l’indépendance est de mise. Tu suis ton propre chemin et t’apprends à te connaître. Tu n’attends pas que quelqu’un d’autre fasse quelque chose pour toi. C’est pas toujours facile pour certaines personnes, et ça arrive que quelqu’un ne puisse pas s’acclimater et doive partir. »

Comme ses résident·es, le lieu est entièrement autosuffisant. Une citerne leur fournit de l’eau courante (brune). Dans le jardin, on cultive des légumes et des fruits, pour les consommer mais aussi pour les vendre. Les habitant·es de la maison se livrent aussi à des « vols de nourriture », en se servant dans les poubelles des supermarchés et des restaurants. « Parfois, on revient avec de la nourriture qui vaut des centaines d’euros, et la plupart du temps elle n’est même pas périmée », précise Maria. Pour elle, le fait que ça soit illégal est un non-sens : « Je ne comprends pas que les gens jettent de la nourriture comme ça et qu’il soit même interdit de les en empêcher. » C’est contraire aux valeurs de la communauté. Ici, il n’y a pas de déchets, tout est utilisé et recyclé : dans le salon, une toile usée fait office de paravent ; dans l’atelier, un vieux vélo semble prêt pour la casse.

Cette maison de campagne symbolise quelque chose qui ne va pas de soi dans notre société : la preuve que nous sommes capables de vivre ensemble en harmonie, tant avec les autres qu’avec la nature. La formule de cette maison est un succès. Les listes d’attente pour les jardins sont interminables ; en été, c’est la ruée. « Une fois que tu viens ici, c’est difficile d’oublier cet endroit », dit Peter. Il a raison. On n’est qu’à un kilomètre de la ville, mais en termes de mentalité, la distance est énorme.

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