C’est notamment le cas d’Emmanuelle. Cette femme trans de 27 ans nous a fait part de son expérience et de sa vision du monde professionnel.
« J’ai eu un premier parcours de vie assez chaotique, mes parents m’ont bourlinguée entre l’Afrique et la France avant d’atterrir définitivement à Bruxelles quand j’avais 10 ans. Comme beaucoup, j’avais du mal avec l’école, j’ai redoublé deux ou trois fois, et dans ce marasme scolaire, je me suis un peu perdue. Je ne suis pas de ces personnes qui pensent qu’il n’y a que les diplômes qui comptent, donc je me suis construit ma propre expérience en enchaînant les petits boulots.
Je viens tout récemment de me outer en tant que femme transgenre. Ça a été un très progressif dans le sens où je voyais mon identité comme un dessin que t’esquisses au fur et à mesure : une fois que tu vois le résultat final, tu le comprends mieux. Je suis une femme transgenre hétérosexuelle, je suis attirée par les hommes mais je ne me retrouvais pas en tant qu’homme homosexuel ; c’était pas mon identité.
Mes premières expériences professionnelles se sont déroulées dans le milieu de la mode en tant que mannequin. Mon physique assez androgyne m’a permis d’ouvrir cette porte-là. C’est un milieu qui me permettait d’être moi-même et qui m’a aidée à m’assumer parce qu’en général, les gens qui y travaillent ont conscience des normes établies par la société et essayent de les mettre en exergue, de les critiquer ou de s’en libérer. Cependant, le mannequinat, c’était pas un plan de carrière dans lequel je me sentais évoluer, notamment à cause du facteur de l’âge. Quand t’es en casting avec des personnes qui ont 10 ans de moins que toi, tu sens que t’es out. Et la réalité, c’est que beaucoup de ces personnes ont déjà une vie en dehors du mannequinat, et moi aussi j’avais d’autres aspirations.
« Je suis une femme qui travaillait dans un magasin pour femmes, mais je ne m’y sentais pas à ma place. »
Je me suis orientée vers un métier pour lequel je n’étais pas encore trop vieille et qui touchait à ce que j’avais déjà vécu : le prêt-à-porter haut de gamme et le retail. Dans le mannequinat, je suis entourée de personnes queer ou du moins, qui font au moins attention à demander tes pronoms. Parfois, on me regarde avec des grands yeux quand je suis dans le rang des femmes au moment des essayages ou du maquillage, mais ce sont des choses qui tiennent plus de la confusion ou de l’ignorance que de la méchanceté. Dans le retail, la situation est toute autre.
Je travaillais dans une boutique pour femmes. Enfin, pour femmes majoritairement cisgenres et blanches d’un certain milieu social, avec des exigences assez élevées pour acheter un pull en mohair à 250 euros, par exemple. Ces personnes ne se posent pas forcément des questions sur le genre à longueur de journée. Tout le monde n’a pas ce même éveil, du coup il y a forcément un décalage. Je suis une femme qui travaillait dans un magasin pour femmes, mais je ne m’y sentais pas à ma place. Dans ce quotidien si particulier du monde du retail, ce qui prime c’est d’offrir une expérience : il faut s’effacer face à la cliente. Tu dois avoir conscience que t’es dans un monde qui ne t’appartient pas. Finalement, c’est assez symbolique si on fait le parallèle avec les questions qu’une femme transgenre peut se poser dans sa vie.
J’ai toujours ressenti ce décalage dans la vie, aussi parce que je suis une femme racisée. Depuis toute jeune, mes parents m’ont éduquée et préparée à me prendre des réflexions bêtes et méchantes car je suis racisée. J’ai toujours subi les regards curieux ou des réflexions déplacées sur ma façon de m’habiller ou de coiffer. Je suis dans une optique où je me dis qu’il faudra que je me batte constamment pour me faire une place dans ce monde du travail.
Dans la boutique, on recevait régulièrement la visite des représentants de la marque pour voir si tout se passait bien dans le magasin ou nous communiquer les nouvelles directives. Ça pouvait parfois être des visites surprises. Toute marque avec un univers a également ce qu’on appelle une charte image. Cette charte comprend notamment l’uniforme des employé·es – la plupart du temps des uniformes genrés. Par exemple, les chartes parlent toujours des ongles des vendeuses mais jamais de ceux des vendeurs, or, je connais plein d’hommes cisgenres qui mettent du vernis, qui se font les ongles et qui aiment ça.
Pour le siège, les vendeur·ses sont des numéros : un nom, un genre et point. Une personne marquée “M” doit s’habiller d’une certaine manière, et une personne marquée “F” d’une autre. Le couac avec moi, c’est que sur mes papiers, c’est marqué M. Je pense que mon cas n’a jamais vraiment été discuté au sein de la firme, donc je devais porter un uniforme absolument pas féminin. Si je voulais m’habiller en femme, ce n’était pas avec les habits du magasin ; ordre de la direction. Mes deux managers étaient foncièrement contre ce système et les employé·es trouvaient ça bête et stupide, mais rien n’a bougé.
Un jour, on a eu une visite surprise alors que je portais un ensemble pour femmes du magasin. Les gens du siège ont convoqué la responsable et elle est revenue du stock en pleurant. On l’avait malmenée pendant une heure. Ces personnes justifiaient cette position par le fait que ça risquait de faire chuter les ventes si je portais les vêtements de femme du magasin.
« J’essaye de prendre les devants en indiquant moi-même le pronom “elle” sur mon nouveau CV. Si tout le monde le faisait, ça aiderait à normaliser la chose, ôter ce côté tabou et aider les personnes qui souffrent de ce décalage. »
En réalité, toutes les clientes m’appelaient “mademoiselle”. Mon identité n’influençait en rien les ventes, bien au contraire, à plusieurs reprises, des femmes rentraient dans la boutique parce qu’elles avaient vu ma tenue depuis la vitrine. Entre nous, c’était devenu assez stratégique de me faire plier à l’avant de la boutique et réorganiser la vitrine car ça pouvait achalander la cliente, mais les dirigeants ne devaient pas être au courant.
Cet incident m’a beaucoup marquée, et il montre à quel point le milieu du travail est loin d’être inclusif. Pourquoi on ne demande pas aux candidat·es ses pronoms lors d’un entretien d’embauche, comme on demande son âge, sa nationalité ? Certaines annonces indiquent déjà “H/F/X”, c’est déjà ça. J’essaye de prendre les devants en indiquant moi-même le pronom “elle” sur mon nouveau CV. C’est un conseil que je donne aux personnes concernées, mais si tout le monde le faisait, ça aiderait à normaliser la chose, ôter ce côté tabou et aider les personnes qui souffrent de ce décalage. Idem pour l’uniforme : pourquoi ne pas demander à la personne ce qu’elle préfère ? Ok, il y a une charte, mais là, ça dépasse le simple environnement professionnel ; c’est une question sociétale. C’est essentiel de se sentir bien dans son corps, dans son travail et donc aussi, dans son uniforme de travail. Si je prends mon exemple qui est celui de la vente, une personne à l’aise, mise en confiance, bien dans ses chaussures – qu’elle aura choisies –, va tout déchirer au niveau des ventes et ça ne peut que faire du bien à la marque. Et puis une entreprise où ton identité est prise en compte, ça donne envie d’y évoluer. Les entreprises et les marques ont tout à y gagner.
Ces décalages, incompréhensions ou manques de considérations vis-à-vis de ton identité de genre, ça arrive dans la plupart des milieux. C’est l’importance de l’apparence ou du corporatisme qui découle de certaines logiques encore très patriarcales et restrictives pour l’espace personnel des personnes trans, ou même racisées. Je ne comprends pas que ce corporatisme ne se soit pas encore adapté aux logiques d’inclusion. On est en 2021, réveillez-vous. »
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