La mission d’Estela est de lutter contre les cas généralisés de violence à l’égard des femmes dans les communautés rurales boliviennes. Selon un rapport de 2018 de la Banque mondiale, 69 % des femmes en Bolivie ont subi une forme de violence de la part d’un conjoint au cours de leur vie. La grande majorité des survivantes ne cherchent pas à obtenir de l’aide auprès des institutions. C’est notamment le cas des femmes autochtones, dont beaucoup vivent dans des zones isolées où elles possèdent de petites exploitations agricoles.
Tout comme Estela, les femmes de ces régions cultivent souvent la coca car c’est la culture la plus lucrative. Cet arbuste feuillu est originaire des zones de moyenne altitude des Andes, notamment de la région des Yungas où se trouve La Asunta, et est utilisé depuis des siècles par les communautés autochtones comme remède contre le mal des montagnes et la fatigue. En 2018, La Asunta était la municipalité présentant le plus fort taux de production de coca en Bolivie, selon un rapport de l’ONU.
La coca est, bien entendu, l’ingrédient de base de la cocaïne. C’est pourquoi les cultivateurs de coca ont été pris pour cible par le gouvernement bolivien dans le cadre de la guerre mondiale contre la drogue menée par les États-Unis jusqu’au début des années 2000. Alors que la répression s’intensifiait, les cocaleros boliviens (ou cultivateurs de coca) ont commencé à s’organiser, s’engageant dans l’opposition politique ainsi que dans des affrontements sporadiques avec les forces armées du pays.
Aujourd’hui, la Bolivie est le troisième producteur de coca au monde, après la Colombie et le Mexique. C’est le seul pays où la culture de la plante est légale, du moins dans certaines régions (dont les Yungas). La coca cultivée en Bolivie est destinée au marché local, mais les experts estiment qu’une grande partie de la production finit dans le commerce international de la drogue. Le système n’est pas parfait, mais il a été salué pour sa capacité à réduire la violence dans le pays, notamment par rapport à la Colombie et au Mexique.
Depuis qu’elle a été élue au conseil local de La Asunta, Estela a pu obtenir des fonds pour organiser une série d’ateliers destinés à former les femmes à devenir des leaders dans leurs communautés et à lutter pour le changement social. En mars 2020, alors que la Bolivie subissait un confinement national lié au Covid-19, la mort d’une cultivatrice de coca locale, Myriam Choque, a bouleversé les femmes de la communauté.
Selon l’enquête officielle, Myriam Choque a mis fin à ses jours en buvant le pesticide qu’elle utilisait pour fumiger ses plants de coca. Avant de mourir, elle avait déjà signalé avoir été agressée par son conjoint à deux reprises, mais rien n’avait été fait pour la protéger. « Bleus sur le corps. Coups sur la poitrine, le dos et le thorax. Difficultés à bouger et à respirer. Stress post-traumatique : élevé. » C’est ainsi que son état physique et psychologique a été décrit dans une évaluation médicale réalisée après sa dernière déposition à la police. David Chacaque, l’avocat qui s’est occupé de son cas, a recommandé l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre du conjoint, écrivant en lettres majuscules sur son dossier : « POUR ÉVITER UN ÉVENTUEL CAS DE FÉMINICIDE. »
Mais les jours ont passé et il n’a pas été arrêté. Il a plus tard revendiqué son droit au silence et la mort de Myriam a été classée comme un suicide. Ça n’a même pas fait la une des journaux locaux.
C’est précisément pour éviter ce genre de situation qu’Estela s’efforce de donner des moyens d’action à ses collègues cultivatrices de coca. Avant son élection, la mairie ne proposait que des cours de boulangerie et de couture aux femmes. Son premier atelier, en novembre, a attiré plus de 300 participantes. « Nous sommes des invitées dans notre propre pays », déplore Estela lors de son dernier atelier, auquel je participe, frustrée que la mairie ait décidé, à la dernière minute, de ne pas lui fournir l’espace qu’elle avait promis pour l’événement. C’est le dernier d’une série de coups portés à ses projets : Estela affirme que le gouvernement local a également consacré le budget alloué aux politiques de genre à d’autres programmes sans consulter personne. « Mes sœurs, nous ne pouvons pas les laisser nous enlever le peu qu’ils nous donnent », ajoute-t-elle.
Lors de l’atelier, un certain nombre de participantes expliquent qu’elles aimeraient s’impliquer davantage au sein du syndicat des cocaleros, mais qu’elles ont du mal à faire entendre leur voix lors des réunions, à supposer qu’elles y soient invitées. « Les dirigeants nous interrompent souvent, en nous sifflant et en dénigrant nos propos, dit Emma Sonco, une agricultrice locale active au sein du syndicat. J’ai toujours trouvé cela horrible que 80 % des dirigeants dans les assemblées soient des hommes. »
Une autre participante, Najhely Bustamante, âgée de 13 ans seulement, surprend l’assemblée par son analyse confiante des problèmes auxquels les femmes sont confrontées. Avec sa mère, Viviana Delgado, elle est venue demander au gouvernement local de construire une école secondaire dans leur communauté de San Martín. Mme Delgado suit le discours de sa fille, absorbée et pleine de fierté.
Comme beaucoup d’enfants des régions rurales de Bolivie, Najhely devra s’installer dans une autre ville et y vivre seule si elle veut poursuivre sa scolarité après le collège. Sa mère envisage sérieusement de tout quitter pour l’accompagner. « Dans chaque groupe syndical, il y a des filles exceptionnelles que nous devons soutenir, dit plus tard Estela, citant l’exemple de Bustamante, lors d’une émission sur une radio locale. Parce que les leaders ne naissent pas leaders, ils sont formés pour le devenir. »
Quelques jours après l’atelier, nous rendons visite à une dirigeante syndicale des cocaleros, chez elle, à Calisaya, dans la région du Chapare, au pied des Andes. Faustina Carreño est une petite dame de 70 ans appartenant au groupe indigène Aymara. Elle passe la plupart de l’interview debout : tout en nous parlant, elle nourrit ses poulets, écoute la radio, cuisine et sèche ses feuilles de coca au soleil du matin.
Quand elle avait 18 ans, son beau-père l’a mariée à un homme de 22 ans son aîné. « Ils m’ont vendue. J’ai voulu m’échapper, mais ils m’ont séquestrée », raconte-t-elle avant de faire une courte pause pour mâcher quelques feuilles.
Un jour, elle est montée dans un bus avec ses huit enfants et a tout laissé derrière elle : sa maison, ses cultures de café et son mari dans la ville d’Irupana. Elle n’a jamais regardé en arrière. Petit à petit, elle a pu acheter des terres dans la communauté de Calisaya, cultiver la coca, construire sa maison et scolariser tous ses enfants, ce qui n’avait pas été possible pour elle lorsqu’elle était enfant.
En 1996, elle a rejoint les femmes qui manifestaient contre les violations des droits de l’homme perpétrées par la Unidad Móvil Policial para Áreas Rurales (UOMPAR), la division antidrogue de la police bolivienne. Ces forces, qui ont été fondées, financées et entraînées par les États-Unis, ont été accusées de passages à tabac, de torture, de viols et de massacres. Carreño est politiquement active depuis ces manifestations.
Érika Apaza Aguilar, 25 ans, vit dans une maison rose dans le quartier de Chamaca. Elle fait partie des femmes qui seront formées pour devenir des bâtisseuses communautaires dans le cadre du programme d’Estela. « C’était très inspirant d’entendre des femmes partager leurs expériences », dit-elle. Comme beaucoup d’autres participantes à l’atelier, Érika se sentait contrôlée par son ancien conjoint, qui ne la laissait ni sortir, ni jouer au foot, encore moins voir ses amis et sa famille.
« Après avoir vécu avec lui pendant trois ans, j’ai décidé de partir. Ça n’a pas été facile », dit-elle. Érika, sa sœur et sa mère ont toutes été victimes de violences conjugales et sont désormais réunies sous le même toit. « Je suis une femme et j’aime le football », dit une affiche sur le mur.
La mère d’Érika, Verónica, a hérité de son père d’un lopin de terre dans les montagnes des Yungas. « J’ai travaillé pour arriver jusqu’ici, je n’avais rien », dit-elle. Les cultures de coca nécessitent beaucoup de soins, que sa famille ne peut assurer seule. Or leur parcelle est trop petite et pas suffisamment rentable pour recruter de la main d’œuvre.
C’est pourquoi la famille participe à l’ayni (« mutualité » dans les langues quechua et aymara), un modèle d’échange économique basé sur la réciprocité des actions pratiqué par les groupes indigènes des Andes. Quelques jours par semaine, la famille Apaza Aguilar travaille sur les terres d’autres familles, et vice versa. De cette façon, chacun produit suffisamment de coca pour la vendre sur le marché.
Érika rêve de poursuivre un jour ses études et décrocher un diplôme de littérature. Elle a récemment obtenu une bourse d’études à l’Universidad Mayor de San Andrés de La Paz, mais n’a pas pu se lancer en raison de problèmes administratifs et des coûts élevés des fournitures requises. « J’aimerais écrire des livres et des poèmes, dit-elle. Un jour, j’aimerais écrire l’histoire de cet endroit et des plantations de coca. »
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