MODE – La seconde main a le vent en poupe. Aux États-Unis, le marché explose avec 24 milliards de dollars (21,2 milliards d’euros) en 2018, et devrait attendre 51 milliards de dollars (45 milliards d’euros) en 2024.

En France, en 2018, pour la première fois, le business de la seconde main a atteint le milliard d’euros de chiffre d’affaires. Selon l’institut français de la mode, en 2019, 40% des Français ont acheté un article de seconde main, alors que ce chiffre était de 30% en 2018.

Cet engouement est nourri par l’essor des plates-formes digitales qui fluidifient les échanges, offrant aux vendeurs un accès direct à leurs clients et permettant à des particuliers d’acheter et de vendre à d’autres particuliers. À titre d’exemple, Vinted, le leader sur le marché, gagne 23.000 nouveaux utilisateurs par jour en France, pour un total de 10 millions d’inscrits.

Les adolescents, premiers consommateurs de seconde main

Parmi les différentes catégories d’âge, ce sont surtout les adolescents (13-18 ans), la Génération Z, qui sont les plus grands consommateurs de seconde main. D’après l’étude américaine Piper Sandler menée auprès de 7000 adolescents (âge moyen 16 ans) aux États-Unis, 47% d’entre eux ont acheté d’occasion et 55% ont vendu d’occasion.

Si la pratique d’achat d’occasion peut s’observer tout au long du cycle de vie d’un individu, les recherches qualitatives que j’ai menées sur la cible des adolescents montrent que la pratique d’achat d’occasion, comme d’ailleurs les autres types de rapport au marché (l’achat groupé, l’achat pour deux en passant par l’échange, le partage de vêtements) semble investie d’une fonction et d’une importance particulière pendant l’adolescence: elle est fréquente, elle touche plus fortement les filles que les garçons, et elle semble circonscrite dans le temps. Cette forme de consommation commence généralement dans les premières années du collège et diminue lors de l’entrée dans le supérieur. Il suffit d’observer le nombre important d’adolescentes qui s’adonnent dans les friperies et les boutiques vintage parisiennes – Guerrisol, Mamie, Free’p’Star, Kiliwatch ou encore Noir Kennedy, devenues des lieux de culte pour le vintage teenage.

Mais que signifie la pratique d’achat/vente d’occasion de vêtements qui semble marquer la vie des adolescents? Les jeunes, à travers ces pratiques, cherchent-ils à sortir du jeu économique de la fast-fashion, pour marquer leur unicité et bricoler leur identité? Ou bien à recréer un autre marché, en développant leur propre boutique en ligne, par exemple sur Depop, pour vendre leurs objets aux quatre coins du monde sans quitter leur chambre? Quelles sont leurs motivations?

On peut d’abord penser que les adolescents s’adonnent à la pratique d’achats de vêtements d’occasion pour des motivations d’ordre économiques (se procurer des vêtements différents à faible coût). Cette motivation est incontestable, mais elle est loin d’épuiser le sujet. D’autres motivations, environnementales, symboliques ou identitaires sous-tendent les achats de seconde main à l’adolescence.

Une certaine recherche d’unicité

Il existe une règle tacite chez les adolescents, consistant à ne jamais être vu deux fois dans la même tenue, surtout si celle-ci a été immortalisée en ligne. Pour contourner ce problème, les filles, plus particulièrement, échangent des vêtements avec leurs ami·e·s et/ou achètent en friperie pour trouver des pièces uniques, vintage, qui ne sont plus commercialisées.

Le vêtement de fripe traduit le déjà-vécu (le vêtement usé) et celui du jamais vu (le vêtement unique), renvoyant à un même enjeu: le vêtement contribue à la construction identitaire de l’adolescent, en quête de singularité, qui cherche à s’émanciper de la tutelle parentale, pour construire sa propre identité

Face à l’uniformisation de la mode, le marché de la fripe est un moyen de se démarquer et d’affirmer son identité et ses valeurs. Parmi les différentes activités des adolescents favorisant l’approbation progressive d’une vie sociale autonome (sortir avec des amis, écouter de la musique…), le shopping dans les friperies constitue le point d’ancrage permettant d’interagir avec son groupe de pairs, de créer de nouveaux liens sociaux et de se forger une identité sociale.

Plus encore que les circuits de distribution traditionnels, les points de vente du circuit de la seconde main procurent un moment d’échange plus détendu et convivial, en permettant de fouiller, de dénicher des objets indisponibles sur le marché du neuf et de se laisser surprendre. Dans les friperies, les jeunes consommateurs se lancent comme dans une chasse au trésor à la recherche du produit rare et à bon prix. Guiot et Roux (2010) définissent d’ailleurs cette chasse au trésor comme “un intermédiaire entre le besoin d’unicité, le plaisir nostalgique et l’intention d’achat de vêtements vintage”.

Au-delà du point de vente physique, les plates-formes de vêtements d’occasion en ligne, telles que Depop, sont des lieux d’aspiration pour les jeunes utilisateurs, en quête d’identité, puisqu’on y voit émerger de nouvelles tendances de la mode. Depop a même renversé le rapport de force: si auparavant les tendances venaient des rédacteurs de mode pour influencer les consommateurs, aujourd’hui, ce sont les utilisateurs de la plate-forme qui définissent les tendances, avant même l’industrie de la mode – qui parfois les récupère.

En quête de sens

Les adolescents de la génération Z, connus aussi sous le terme de “ecological natives” sont plus conscients et concernés que jamais par l’environnement. Et pourtant, quand il s’agit de mode — l’une des industries les plus polluantes de la planète — ces adolescents se trouvent souvent “coincés” dans un paradoxe.

D’un côté, les jeunes ont connu l’avènement de marques de fast-fashion et l’apogée des réseaux sociaux. D’un autre côté, la crise sanitaire liée au Covid-19 a suscité des prises de conscience et accéléré le désir de changer de modes de consommation, impactant l’industrie de la mode.

Les jeunes ont adopté le principe de la seconde main deux fois plus vite que les autres catégories d’âge en 2020. Les marques, connues pour leur surproduction, n’ont d’autres choix que de s’adapter en proposant une stratégie plus écoresponsable. C’est ainsi que le groupe suédois H & M a investi dans Sellpy, une plate-forme de produits de seconde main en ligne, avec sa marque & Other Stories. Ou encore, les Galeries Lafayette ont mis en ligne la plate-forme Le Good Dressing, un site de vente de vêtements d’occasion dont la particularité est que l’échange entre les consommateurs se fait sur le point de vente.

En quête de créativité et d’autonomie

Face à l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les jeunes apparaissent aujourd’hui comme de “nouveaux consommateurs” évoluant dans une société digitale et interactive, s’appropriant de plus en plus les nouvelles technologies à des fins ludiques, informatives et interactives. Ils ont développé des aptitudes particulières: ils sont connectés, bricoleurs, “makers” et co-créateurs.

Les plates-formes de seconde main, telles que Depop, encouragent les jeunes utilisateurs à développer leur esprit entrepreneurial, en créant leur propre boutique en ligne destinée à vendre leurs propres objets aux quatre coins du monde sans quitter leur chambre. La mission de Detop est de donner à ces jeunes utilisateurs (54% des utilisateurs ont entre 14 et 24 ans) le pouvoir de perturber le secteur de la mode, de leur offrir la possibilité de vendre leurs propres articles, ce qui leur donne non seulement une seconde vie, et en leur permettre de gagner de l’argent afin de devenir des travailleurs indépendants.

À l’adolescence, le marché de la seconde main n’est pas un moyen de nier le marché, mais plutôt un moyen d’inventer une autre forme de lien plus collaboratif avec la communauté. En d’autres termes, la seconde main est le lieu “où toutes les modalités de la valeur confluent”. Parmi les différentes sources de valeur (utilitaire, hédonique, sociale), la valeur d’ordre social est co-construite par la communauté d’adolescents en interaction sur les plates-formes de seconde main. Cette valeur de lien semble échapper aux objets (les vêtements) pour se rapprocher de la communauté.

Ces jeunes qui utilisent les plates-formes de seconde main, pour revendre leurs propres vêtements contribuent à la mise en œuvre d’une nouvelle définition du marché: l’adolescent échappe au marché de la fast-fashion et à ses contraintes économiques et adopte des formes de consommation plus collaboratives, avec sa communauté en ligne, pour se construire et affirmer son identité.

À voir également sur Le HuffPost: Ne pas faire les soldes en soutien aux Ouïghours? Pas si facile pour ces consommatrices

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