J’étais un peu trop jeune quand les disparitions des premières victimes de Marc Dutroux ont été signalées ou quand la marche blanche a réuni 300 000 personnes à Bruxelles, mais je me souviens du procès en 2004. Les images d’un jardin filmé à l’hélico, de la camionnette blanche et de la cache dans la cave sont aussi restées. En fait, j’ai surtout plus de facilités à associer cette période à l’atmosphère ambiante des années qui ont suivi. À la sortie de l’école, les parents parlaient de ce qu’il fallait autoriser ou non aux enfants. Certains pères ne prenaient plus de bain avec leurs gosses, d’autres interdisaient à leurs enfants de sortir à vélo ou avaient les profs dans le viseur. Dans les cours d’école, les remakes des scènes de Titanic ou DBZ laissaient parfois place à des histoires de kidnapping.
« Ma petite soeur a été traumatisée par ça, lance Pauline Beugnies. Elle a eu des troubles du sommeil et elle est encore insomniaque maintenant. Dans ma famille, c’est elle qui l’a vécu le plus intensément. » Il y a quelques années, Pauline se rend compte que les conséquences de l’affaire Dutroux sont encore lourdes pour une génération d’enfants qui ont assisté à ce « spectacle » à travers la télé. On est en 2012 et sa sœur vient de jouer une pièce de théâtre en prison devant Michelle Martin. « Ça a vachement fait ressortir le truc, remet Pauline. On a commencé à en discuter et je me suis rendu compte que ça la suivait encore. J’ai commencé à en parler à des potes et tout le monde avait quelque chose à dire. Je me suis dit qu’il y avait un truc qu’on n’avait pas réglé. »
Jeune ado en 1995, Pauline dit ne pas avoir été traumatisée par l’affaire Dutroux, « impactée » serait le terme juste – et selon elle, c’est ce qui lui a permis d’écrire ce projet : « Si j’avais été traumatisée à ce point-là, je sais pas si j’aurais réussi à faire ce film. C’était vraiment chaud de voir toutes ces archives et d’entendre tous ces témoignages. Il fallait avoir une certaine distance. »
Dans Petites, l’idée n’est pas de refaire l’histoire. Pauline s’est évidemment tapé un gros boulot de documentation, à regarder les archives des journaux télévisés de l’époque pour tout reconstituer, mais c’est surtout une flopée de témoignages qu’elle rend visibles sur fond d’images d’archives privées. En tout, le film rassemble une trentaine de témoins, francophones mais aussi flamand·es. Avec les disparitions d’An et Eefje à Ostende, deux mois après celles de Julie et Mélissa, une certaine psychose avait effectivement gagné le nord du pays, qui ne parlait plus de ces cas comme de faits étrangers à la Flandre. Tout le monde était devenu vulnérable en Belgique. Parmi les voix qui font le film de Pauline, l’une d’elles dit avoir été « sûre d’être la prochaine ».
Par rapport à ses autres docus, comme Rester vivants sur la révolution égyptienne de 2011, Pauline considère Petites comme plus personnel, mais elle savait que la portée potentielle était immense. Les témoins anonymes du film parlent de leurs souvenirs persos – altérés par le temps et le récit médiatique – mais ceux-ci ont forcément une puissance qui touche toute une génération. Le fait de ne pas se focaliser sur les victimes ou sur les rouages de l’affaire mais plutôt sur les vécus et les différentes façons dont cette période a été appréhendée par les gosses qu’on était rend la chose très vaste, et le film devient l’histoire d’une mémoire collective. C’est justement cette portée conséquente du sujet qui a aussi pas mal aidé Pauline à se sentir légitime à monter ce projet, ce qui n’était pas gagné au début : « Quand je déposais les premiers dossiers de demande de subsides, on me faisait comprendre que tout avait été dit à ce sujet. C’était générationnel, ça venait plutôt de gens qui étaient déjà adultes à l’époque de l’affaire. »
La majorité des docus sur le sujet étudient la personne de Dutroux ou se penchent sur les foirages de cette affaire. Les souvenirs et les impressions persos des récits satellites dans Petites permettent eux d’évoquer l’impact qu’ont eu les images télévisuelles sur l’intime. C’est peut-être même la première fois que l’affaire Dutroux n’est pas racontée par des spécialistes, juges, flics ou parents mais par des enfants de l’époque qui ont vécu cette affaire de loin – qui se souviennent peut-être de la libération de Sabine et Laetitia comme d’un moment heureux, mais pour qui ces images ont surtout rendu le réel plus glauque et lourd. On saisit aussi à quel point cette histoire a pu laisser des traces même si on pouvait ne rien capter à l’époque. Par exemple, on est sans doute beaucoup à avoir découvert la sexualité à travers le prisme de la pédophilie ou à intégrer l’idée que les hommes – ou les adultes en général – étaient une menace. Et puis combien d’enfants, suite à cette affaire, ont développé la culpabilité d’avoir subi des abus sexuels – et la maintiennent encore ?
À l’opposé des docus racoleurs – et on n’en a hélas peut-être pas fini avec ça –, Petites secoue aussi les médias et leur responsabilité, celle des parents et évoque finalement un débat sociétal manqué. Un quart de siècle plus tard, il reste le constat amer que tout ça n’a toujours pas débouché à une discussion constructive. La pédocriminalité reste notamment un sujet tabou, et les victimes sont encore trop souvent culpabilisées. Remettre toutes ces choses en question à travers un film qui touche à l’intime (d’enfant) reste un exercice périlleux, mais c’est possible et certainement nécessaire.
Petites sera diffusé sur La Trois à 20h35 le 19 octobre 2021, veille des 25 ans de la Marche Blanche. Pour la sortie en salles, on vous tient au courant.
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