VICE s’est entretenu au sujet de cette crise avec Elias Van Dingenen. En plus de Jules, on a aussi discuté avec sa collègue Noa*. Ces employé·es de Fedasil nous ont expliqué les raisons de leur grève les 18, 27 et 28 octobre dernier. Les deux ont voulu rester anonymes, chaque travailleur·se de Fedasil étant tenu·e de signer une clause de confidentialité.
Une file d’attente pour nulle part
On est en début novembre quand je me rends devant le Petit Château. Une fois de plus, il y a une longue file d’attente devant le bâtiment. Ahmad est l’une de ces personnes qui patiente. Il accueille son cousin syrien chez lui, à Saint-Nicolas. « C’est le troisième jour de suite qu’on vient, dit-il. Quand on arrive ici le matin, il y a encore tous ces gens qui dorment par terre. Pour être honnête, je comprends pas du tout. Quand je suis arrivé ici en 2015, on pouvait au moins attendre à l’intérieur. »
En temps normal, les gens qui demandent l’asile en Belgique passent par un « flux » au Petit Château. « Il y a d’abord un accompagnement social, puis médical », explique Jules. Ça consiste à vérifier si les personnes en question ont un réseau social en Belgique et si elles ont des problèmes médicaux graves. Mais en raison du manque de moyens et de personnel, il n’y a actuellement ni temps ni espace pour tout ça. « Ça veut dire qu’en ce moment, les personnes atteintes d’un cancer, du Covid ou de tuberculose finissent dans la rue sans que personne ne le sache, remet Jules. C’est juste dangereux. »
La réponse du gouvernement à cette pénurie de places était initialement les critères dits de « vulnérabilité ». « Seuls les gens au profil vulnérable étaient admis, explique Elias. Et par les plus vulnérables, on entend ceux qui ont des problèmes médicaux visibles. Seules ces personnes obtiennent un rendez-vous. » Entre-temps, les critères ont encore changé : actuellement, Fedasil essaie d’admettre les femmes, les familles, les mineur·es en plus des personnes ayant des problèmes de santé visibles. « Mais souvent, en raison du même problème de manque d’espace, ça ne fonctionne pas, explique Elias. Chaque jour, des personnes sont laissées à la rue. »
Les principales victimes de cette politique sont les hommes et les garçons de plus de 15 ans. Ils sont automatiquement étiquetés comme non vulnérables et se retrouvent tout en bas de la liste des priorités. En conséquence, non seulement ils se voient refuser l’accès au centre d’enregistrement du Petit Château, mais ils se voient également refuser l’accès aux refuges pour personnes sans-abri. « Ils sont littéralement laissés pour compte, déclare Elias. Le Samusocial est également plein et leur équipe est débordée. »
« On reçoit chaque jour un papier disant qu’on doit revenir le lendemain. Ça et un reçu pour la nourriture, dit Ahmed. Mais la nourriture n’est pas un problème, tu peux toujours en trouver. S’assurer que ces gens aient un endroit où dormir, c’est bien plus important. » Jules et Noa de Fedasil le suivent dans son raisonnement : « On sait que c’est pas possible d’ouvrir un abri sur un claquement de doigts, dit Jules. Mais il faudrait au moins s’assurer qu’il y ait une sorte d’abri d’urgence en attendant. »
Pourquoi cette pénurie ?
Pour expliquer le manque de places, les médias et les politiques mettent souvent en avant le fait que les places d’accueil sont occupées par les victimes des inondations en Wallonie et les personnes rapatriées d’Afghanistan. Selon Elias, tout ça n’est qu’une « petite partie de l’histoire ». « Le principal facteur, c’est que de nombreuses personnes n’ont pas été en mesure de passer à l’étape de la demande de protection internationale à cause de toute la situation liée au Covid, dit-il. Les gens retrouvent petit à petit le chemin du système, mais ça fait pas longtemps. »
Cette situation de crise actuelle semble principalement être l’effet de la réouverture du monde, post-confinement. En d’autres termes, c’est une situation qui aurait pu être anticipée. Selon Noa et Jules, les employé·es du Petit Château rapportent au Cabinet et à la direction de Fedasil que le lieu doit faire face à un manque total de places d’accueil, et ce depuis le mois de mai, date de la réouverture des frontières. « Rien n’a jamais été fait à ce sujet », affirme Jules.
Elias est lui aussi convaincu que notre gouvernement savait que ce problème allait arriver. « C’est pour ça qu’il y avait ce projet de créer 5 400 places », dit-il. Début juillet, le secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration Sammy Mahdi (CD&V) avait en effet promis de fournir 5 400 places tampon supplémentaires, qui ne sont pas destinées à durer sur le long terme mais à être « activées rapidement » si nécessaire. « Maintenant, il s’avère en effet que c’est nécessaire, mais on n’a pas agi assez vite, poursuit Elias. Pendant la période Covid, il n’y a tout simplement pas eu de travail pour trouver des solutions durables. » Il ajoute que « si le gouvernement est capable de mettre en place des centres de dépistage Covid à court terme, il devrait aussi avoir suffisamment de pouvoir et de moyens pour trouver un espace pour les personnes migrantes. »
L’accueil individuel comme solution ?
Le réseau d’accueil belge est asphyxié par des décisions politiques lentes et une logique qui vacille depuis des années. L’infrastructure est dépassée, le personnel est en sous-effectif et les cadences sont (beaucoup trop) lentes. « On est dans cette situation de crise parce qu’on a pas cherché de solutions dans une perspective à long terme, explique Elias. Dans une situation de crise, les gens cherchent la solution la plus simple et la plus rapide. Et ça se présente sous la forme de structures d’accueil collectives, mais on ne soutient absolument pas ça. »
Ce que Vluchtelingenwerk Vlaanderen préconise, ce sont les structures individuelles, des logements gérés par les CPAS ou les ONG. D’abord, parce que c’est beaucoup moins cher : la Cour des comptes a calculé que l’accueil individuel revient à 8,10 à 19,97 euros moins cher par jour que l’accueil collectif. Les centres d’accueil collectifs – souvent préconisés – sont aussi, toujours selon Elias, « préjudiciables au bien-être psychosocial des personnes qui y séjournent. »
Mais en raison de la situation de crise actuelle, l’hébergement individuel ne semble pas être une option pour le moment. Presque toutes les nouvelles places créées sont des zones tampons – au détriment de la qualité. « Certains centres sont en fait des salles de sport aménagées ou des trucs comme ça, explique Jules. On y a mis des lits superposés, c’est des lieux où 30 personnes dorment ensemble. »
La grève des travailleur·ses
Après des mois à devoir gérer des centres surpeuplés et surchargés, les employé·es de Fedasil ont donc décidé de tirer la sonnette d’alarme. « Le sous-effectif, les heures supplémentaires, les personnes qui partent et doivent être remplacées sans compensation… C’est ça, les raisons de la première grève », explique Noa. Par la suite, le personnel s’est surtout inquiété de la réponse du gouvernement face au manque de places d’accueil. « La solution actuelle consiste à mettre les gens à la rue. On leur indique simplement la porte, ce qui signifie qu’ils séjournent en Belgique de manière illégale, explique Jules. Et pourtant, ils veulent demander l’asile, soit un droit international. »
En plus de la charge de travail élevée et du manque de capacité d’accueil, les contrats de Fedasil, désormais très discutés, provoquent également des frustrations parmi le personnel. Noa explique que lorsqu’une personne est engagée par Fedasil, elle obtient un contrat temporaire de six mois. Selon la loi belge, un employeur peut donner un contrat de ce type quatre fois maximum. « Après ça, t’obtiens un CDI, mais il comporte toujours une clause stipulant que tu peux être licencié à tout moment, explique Noa. En d’autres termes, un contrat à durée indéterminée ne signifie rien. »
Et plus il y a de grèves, plus l’impact sur le système d’accueil est important. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de compréhension de la part du personnel du Petit Château. Les employé·es de Fedasil font tout ce qui est en leur pouvoir pour informer les demandeur·ses d’asile le mieux possible. Mais fournir des solutions concrètes est au-delà de leurs capacités. « On comprend que si vous travaillez pour une organisation dont la vision à long terme ne se concrétise pas et que vous êtes soumis·es à une charge de travail incroyable, à un moment donné, vous vous dites “écoutez les gars, ça ne peut pas continuer comme ça”, explique Elias. Les employé·es de Fedasil sont constamment en contact avec ces personnes et leurs histoires, c’est un travail extrêmement difficile. »
Une mauvaise gestion
Cette mauvaise gestion n’est pas nouvelle. Tant Fedasil que l’État belge ont déjà été condamnés à plusieurs reprises pour ne pas avoir offert un accueil (immédiat) aux demandeur·ses d’asile. Il y a quelques semaines, plusieurs organisations ont adressé une mise en demeure contre Fedasil et Sammy Mahdi, suite à la mise en place de critères de sélection pour l’accueil des mineur·es étranger·es non accompagné·es en dehors des heures de bureau. Lorsque ces personnes mineures trouvent porte close après les heures de bureau – soit à 15 heures –, elles ne peuvent compter que sur une prise en charge le lendemain et se retrouvent pour la plupart à la rue.
La politique actuelle est à mille lieues de ce qui est décrit à la page 92 de l’accord de coalition. Les « procédures simples et rapides » sont beaucoup trop longues et extrêmement compliquées. Quant à un « accueil de qualité », l’actuel manque d’espace fait douter d’une telle appellation tant l’espace est à peine disponible, voire pas du tout.
Dans ce contexte particulièrement éprouvant, avec le froid qui s’installe et la pandémie qui n’a pas fini de compliquer les choses, le déni politico-institutionnel fait courir de graves risques aux personnes qui demandent l’asile après avoir tout bravé pour rallier la Belgique. Une politique de retour humaine et résolue ne commence-t-elle pas par la possibilité de demander et d’entamer une procédure d’asile ? Le manque de « respect » pour les personnes arrivantes (et pour les travailleur·ses) semble être important, au moins aussi important que le manque de lieux d’accueil. Et les conséquences qui en découlent risquent d’être de plus en plus tangibles.
* Noms d’emprunt.
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