Everett Yang faisait le tri sur son ordinateur quand un objet des temps anciens est soudainement apparu sous la forme d’un dossier rempli de presque une centaine d’images mouvantes ; un gigantesque buffet composé d’émotions que Yang avait soigneusement étiquetées pour faciliter leur utilisation. Prenez « aaaaaaay spongebob », une boucle de Bob, l’éponge marine, tirant avec ses doigts en forme de pistolet tout en traversant une porte à reculons. « HAPPY COCKATOO » était exactement ce que le titre laissait présager (un « cacatoès heureux »), tout comme « heavy eyebrow wiggle » (« tortillement de gros sourcils ») et « spit take » (« boisson recrachée »). L’ingénieur de programmation, new-yorkais de 22 ans, a été submergé d'émotions quand il a découvert, en 2018, ce qu’il décrit aujourd’hui comme une « relique ». C’était en même temps amusant et gênant, comme tomber sur un vieux journal intime. Le dossier était intitulé « GIF de réaction ».
Les dossiers de GIFs étaient utilisés par d’anciennes civilisations comme un moyen d’enregistrer et cataloguer des images animées qui servaient autrefois à exprimer une émotion. OK, vous savez probablement ce qu’est un dossier de GIFs, mais le concept d’avoir un dossier spécial pour stocker et sauvegarder des GIFs est de plus en plus incompréhensible à une époque où chaque app de messagerie dispose de sa propre bibliothèque de GIFs intégrée à laquelle on peut accéder en seul tap. Et pour beaucoup de jeunes, les GIFs en eux-mêmes forment une pratique de plus en plus rare – ou du moins, OK, de moins en moins cool.
« Qui utilise encore des GIFs en 2020, grand-mère », avait rapidement répondu une utilisatrice de Twitter à Taylor Swift en août de cette année, lorsque l’auteure-compositrice avait opté pour une image de Dwayne « The Rock » Johnson articulant « oh my god » pour exprimer son enthousiasme alors qu’elle atteignait encore un nouveau jalon de sa carrière. Pas besoin de chercher très loin pour trouver d’autres tweets ou TikToks qui se moquent des GIFs, affirmant que ceux-ci sont l’apanage des vieux – ce qui, oui, désigne désormais les millennials. Comment les GIFs sont-ils devenus si gênants, au juste ? Disparaîtront-ils bientôt pour toujours, comme Homer Simpson marchant à reculons dans un buisson ?
Les GIFs sont peut-être dépassés en ce moment, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont impopulaires. Au début de la pandémie, la bibliothèque de GIFs Giphy avait indiqué que l’utilisation de GIFs avait progressé de 33 % en un seul mois. Peut-être avez-vous vu cette tendance se concrétiser dans votre groupe WhatsApp familial : de manière anecdotique, du moins, il semble que l’augmentation du temps passé en ligne a amené un grand nombre de mères, pères et grand-mères à découvrir les GIFs pour la première fois pendant le confinement, bien qu’il n’existe aucune stats officielles pour confirmer cela. La Gen Z pense peut-être que les GIFs sont chéris par les millennials, mais en même temps de nombreux millennials commencent à voir les GIFs comme un truc de boomer.
C’est la première raison – et la plus simple – qui permet d’expliquer pourquoi les GIFs perdent de leur prestige culturel. Whitney Phillips, maître de conférences en communication à l’université de Syracuse et auteure de plusieurs livres sur la culture Internet, dit que les early adopter, les premiers utilisateurs, ont toujours râlé quand de nouvelles (comprendre : vieilles) personnes commencent à empiéter sur leur espace numérique. Les mèmes, par exemple, étaient autrefois quelque chose d’underground et réservé à une niche. Quand Facebook est arrivé et les a répandus un peu partout, les utilisateurs de Reddit et de 4Chan étaient sincèrement énervés que des gens capitalisent sur les fruits de leurs posts sans avoir participé à l’effort culturel. « Cette démocratisation crée un sentiment de dégoût chez les gens qui se considèrent comme des initiés », explique Phillips. « C’est un élément central du processus de production culturelle en ligne depuis des décennies à ce stade ».
« Plus il y a de GIF, moins, peut-être, ils sont vus comme des trésors ou des cadeaux spéciaux qu’on offre aux gens » – Whitney Phillips
Aujourd’hui, il est facile d’oublier que chaque GIF a son créateur et que de nombreux GIFs sont effectivement créatifs – ils sont juste là. Pendant des décennies, des personnes ont travaillé dur non seulement pour faire les GIFs, mais aussi pour les trouver et les enregistrer, d’où les dossiers comme celui de Yang. En 2016, Twitter lançait son moteur de recherche dédié, bientôt suivi par WhatsApp et iMessage. Puis Facebook inaugurait sa propre fonctionnalité de GIF dans la section commentaire du site. Les GIFs sont devenus à la fois centralisés et hautement commercialisés, culminant avec l’acquisition de Giphy par Facebook pour 400 millions de dollars en 2020.
« Plus il y a de GIF, moins, peut-être, ils sont vus comme des trésors ou des cadeaux spéciaux qu’on offre aux gens », dit Phillips. « Au lieu de chercher par monts et par vaux un GIF à envoyer, on clique juste sur un bouton et on tape un mot. L’économie de l’offrande autour des GIF a changé ».
Le GIF a été inventé en 1987 et le format, il est important de le souligner, est déjà tombé en disgrâce avant de faire son comeback à plusieurs reprises par le passé. Jason Eppink est un artiste indépendant et programmateur culturel qui a organisé une exposition sur les GIFs au Museum of the Moving Image de New York en 2014. Selon Eppink, les GIFs étaient appréciés des utilisateurs de GeoCities (service d'hébergement racheté par Yahoo! en 1999) dans les années 90 qui voulaient personnaliser davantage leur site internet. Puis, au début des années 2000, les gens se sont mis à utiliser « d’autres genres de GIF » sur leurs profils de réseaux sociaux (rappelez-vous des graphismes à la Blingee de l’ère MySpace).
« Quand Facebook a été lancé, les GIFs n’étaient pas compatibles. Ce n’était pas cool. Ils disaient en gros, ‘on ne veut pas que ce vieux symbole du web amateur vienne encombrer notre nouveau site tout frais, ordonné et uniforme’ », confie Eppink. Les GIFs ont refait surface quand des communautés de fans sur Tumblr les ont rendus de nouveau cools. Donc comme le résume Eppink : « Ils ont déjà ressuscité par le passé ».
Mais pourquoi la Gen Z, en particulier, serait-elle comme une petite-fille-perturbée-en-voiture à propos d’un format qui a fait se sentir plusieurs générations précédentes comme Leonardo-DiCaprio-portant-un-toast ? Robyn Ní Ríain, 22 ans, travaille dans la distribution à Dublin et ne se rappelle pas avoir déjà utilisé un GIF dans sa vie (elle préfère les emojis). En 2020, elle se disputait sur Twitter avec un millennial qui a répondu avec un GIF de Beyoncé qui l’a fait « cringe teeellement fort ». Ní Ríain trouve non seulement le format en soi assez gênant, mais elle estime aussi que ceux qui envoient des GIFs se livrent à du blackface numérique. Aujourd’hui, la seule personne qui envoie régulièrement des GIF à Ní Ríain est sa mère.
« Je les ai toujours trouvés un peu maladroits, comme si on ne savait pas vraiment quoi dire d’autre ». – Erika Gajda
Erika Gajda, 28 ans, travaille comme assistante de production de podcasts à Londres. C’est une millennial, mais elle voit les GIFs comme un truc de « millennial plus âgé » (des personnes nées à la fin des années 80, et non au début des années 90). « Je pense que, à mesure que les mèmes et Instagram ont gagné en popularité, voir des GIFs en action est devenu plus rare et donc plus démodé », dit Gajda. Elle les a utilisés dans des messages Slack au travail par le passé, mais elle les évite aujourd’hui. « Je les ai toujours trouvés un peu maladroits, comme si on ne savait pas vraiment quoi dire d’autre ».
Je vois les GIFs de la même manière : je reste de marbre quand je les vois et mon cerveau considère rarement que quelque chose est « dit », mais plutôt qu’il y a une absence de chose exprimée. Linda Kaye, professeure de cyberpsychologie à l’université de Edge Hill, au Royaume-Uni, n’a pas fait de recherches dans ce domaine directement mais émet l’hypothèse que la popularité toujours croissante du partage de vidéos sur TikTok signifie que les jeunes générations sont plus habituées à la « création de contenus personnalisés », et que le GIFs peuvent sembler comparativement paresseux. « Je pense que le problème avec les GIFs est qu’on a souvent tendance à voir des gens utiliser les mêmes pour exprimer un sentiment particulier : le mec qui ‘cligne des yeux/fait volte-face’ pour la surprise ou Leonardo DiCaprio qui lève son verre pour la célébration. Peut-être que les gens sont lassés de l’usage excessif de certains d’entre eux ».
Gajda soutient la théorie de Kaye. « Je suis amie avec de nombreuses ‘créatrices de contenus’, soit des e-girls qui font leurs propres mèmes ou vidéos de méditation guidée » dit-elle. « Donc je suis habituée à voir beaucoup de contenus faits par les gens eux-mêmes, au lieu de dépendre d'une vidéo muette de Phoebe de Friends ». Au fond, pour Gajda, les GIFs « ressemblent une tentative vraiment ratée de faire de l’humour, avec une personne qui n’est pas assez originale pour imaginer quelque chose de drôle toute seule ».
Mais, bien sûr, il serait idiot de trop généraliser quant à l’approche générationnelle des GIFs. Yang vient de la Gen Z et utilisait des GIF sur Tumblr la majeure partie de son adolescence. « Parfois, les images peuvent exprimer des émotions plus efficacement que les mots », raconte Yang, ajoutant que les emojis animés sur Discord sont très populaires chez les jeunes générations en ce moment. Mais Yang a cessé d’utiliser des GIFs de réaction en 2016 après avoir « dépassé ce stade » et a « commencé à associer l’utilisation fréquente de GIF de réaction à quelque chose d’énervant et d’immature ». Yang a commencé à trouver qu’ils n’apportaient rien aux conversations et pouvaient même en interrompre le flux.
Eppink a beau avoir créé une exposition entière sur ce thème, il n’utilise plus vraiment les GIF. Comme Yang, il avait autrefois son dossier de GIF, et pense que l’accès simplifié actuel à différentes bibliothèques a « amorti » leur effet. « Je trouve ça plus compliqué de trouver un GIF qui exprime ce que je veux exprimer quand je suis sur ces plateformes », dit-il. Comme la cyberpsychologue Kaye, il ajoute que TikTok a normalisé le partage de vidéos de soi-même. Pourquoi choisir un GIF pour montrer « ma réaction quand… », quand on peut juste lancer sa caméra et filmer sa vraie réaction ?
Cela ne signifie pas que le GIF est mort. Ils n’ont pas disparu de votre groupe familial sur WhatsApp, et 21,3 millions de personnes suivent encore le subreddit r/gifs, qui reçoit actuellement 1 467 nouveaux commentaires chaque jour. Whitney Phillips émet l’hypothèse qu’il pourrait y avoir une renaissance ironique des GIFs, tout comme les « dank memes » volontairement pourris qui ont gagné en popularité quand les mèmes sont devenus mainstream. Peut-être que la popularité grandissante puis déclinante du GIF est un miroir ironique du format lui-même, fait pour se répéter à l’infini, tournant en boucle, encore et encore.
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