RUSSIE – Sommes-nous en train d’imposer un “rideau de fer” culturel à la Russie? Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Vladimir Poutine, qui a déjà contraint à l’exil plus de 2,5 millions d’Ukrainiens, certains artistes russes sont devenus persona non grata à la Scala de Milan, à la Philarmonie de Paris ou au Carnegie Hall de New York.
La Russie a aussi été exclue du concours de l’Eurovision et les représentations du ballet du Bolchoï annulées à Londres ou Madrid. De nombreuses voix s’inquiètent d’une “censure” dangereuse du monde culturel russe. Pourtant à y regarder de plus près, ces différents exemples peuvent, pour l’heure, se comprendre. Avec la crainte néanmoins qu’ils n’entraînent une vague de décisions beaucoup moins réfléchies.
Le Bolchoï, symbole du soft power
“Pour l’instant, on ne peut pas parler de boycott de la Russie en tant que tel, mais plutôt de sanctions ponctuelles”, réagit pour Le HuffPost Yauheni Kryzhanouski, docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Sciences Po Strasbourg, dont les recherches portent sur la politisation de l’art et la censure contemporaine en Biélorussie et en Russie.
Le ballet du Bolchoï, sans doute le plus grand symbole du soft power de l’URSS puis de la Russie, est une troupe publique. “Difficile de trouver plus proche des autorités”, souligne Yauheni Kryzhanouski, qui rappelle que les différentes tournées des danseurs à l’international rapportent de l’argent à Vladimir Poutine. “Boycotter des artistes financés par la Russie, c’est choisir de ne pas financer l’industrie culturelle d’État”, résume le chercheur.
Il en va de même pour de nombreux films de réalisateurs russes qui, même s’il ne s’agit pas forcément de films de propagande, ont été soutenus par des financements publics sur lesquels repose une bonne partie de l’industrie du cinéma locale. En modifiant leurs critères de sélection après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les festivals de cinéma de Glasgow ou Stockholm ont ainsi précisé que les films “ayant reçu un financement d’État” n’auraient pas leur place.
Le Festival de Cannes a de son côté fait le choix de “ne pas accueillir de délégations officielles venues de Russie ni d’accepter la présence de la moindre instance liée au gouvernement russe.” Mais d’affirmer son soutien aux “artistes et professionnels du cinéma qui n’ont jamais cessé de lutter contre le régime actuel et qui ne sauraient être associés à ces actes intolérables et à ceux qui bombardent l’Ukraine”.
Le monde de la musique classique a rapidement choisi de mettre au ban certains artistes russes. Mais le chef d’orchestre Valery Gergiev, le pianiste Denis Matsuev et la soprano Anna Netrebko, qui ont été parmi les premières grandes stars à voir leurs représentations massivement annulées à travers l’Europe et les États-Unis, sont tous les trois des proches, ou anciens proches, de Vladimir Poutine. “Ces artistes ont des prises de position qui vont à l’encontre des valeurs des institutions culturelles qui les accueillent”, explique Yauheni Kryzhanouski.
Après l’annulation de la venue de l’Orchestre du Mariinsky (de Saint-Pétersbourg) et de celle de Valery Gergiev, le directeur de la Philarmonie de Paris Olivier Mantei a ainsi indiqué qu’il ferait “de même pour d’autres artistes qui auront, par le passé, eu des positions en faveur du pouvoir russe actuel sans les avoir démenties depuis.”
Boycott total ou sanctions ponctuelles?
Néanmoins tandis que les appels au boycott d’une partie de l’opinion se font insistants, certains choix interrogent. À l’image du sort réservé au jeune pianiste russe Alexander Malofeev, 20 ans, dont les concerts à venir avec l’Orchestre symphonique de Montréal ont été annulés, “sous la pression de l’importante communauté ukrainienne de la ville” écrit Le Monde. Le jeune homme s’était pourtant clairement exprimé dès le début du conflit: “La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire”.
Doit-on craindre que la logique sélective laisse bientôt place à un boycott massif? Certaines voix s’en émeuvent. C’est notamment le cas du plus célèbre des cinéastes ukrainiens Sergueï Loznitsa. Dans un texte traduit par Joël Chapron transmis au HuffPost, le réalisateur de Donbass alerte: “Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain”.
“De nombreux amis et collègues, cinéastes russes, se sont élevés contre cette guerre insensée. Lorsque j’entends, aujourd’hui, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression.
Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie.”
Sergueï Loznitsa
Interrogée par l’AFP en marge de la présentation de la Semaine de la langue française et de la francophonie, la ministre de la Culture a ainsi précisé les conditions des annulations en France. “J’ai demandé à ce que soit annulées ou reportées des manifestations organisées par: un, les institutions culturelles officielles russes, deux, les artistes qui ont pris clairement position pour le régime de M. Poutine et cela de longue date”, a indiqué Roselyne Bachelot.
“Le silence tue”
Peut-on à l’inverse exiger des artistes russes qu’ils prennent position contre le conflit, alors que l’autorité russe indique, depuis le 4 mars, que cela est soumis à 15 ans de prison? Le chef d’orchestre Semyon Bychkov, né à Leningrad et naturalisé américain en 1983, ne tergiverse pas. Dans une interview au Figaro, il est convaincu que les artistes ont “le pouvoir de faire réfléchir le monde, et la responsabilité de prendre position”. “Je crois que le silence tue. Qu’il peut arriver que le silence, face au Mal et à l’Injustice, devienne leur complice… Et finisse par être leur égal!”, exprime-t-il.
Après le phénomène Pussy Riot en 2012, puis la guerre en Crimée en 2014, de nombreuses prises de position avaient entraîné une polarisation du monde artistique russe. Les événements de 2022 poursuivent cette tendance. Yauheni Kryzhanouski, spécialiste des mouvements contestataires en Biélorussie et en Russie, interroge: “Est-ce éthiquement tenable qu’un artiste russe, qui a une influence sur le débat public et d’autant plus à l’ère des réseaux sociaux, ne se positionne pas aujourd’hui?”
La France, par la voix de Roselyne Bachelot, s’est engagée à “assurer l’aide nécessaire” si “des artistes russes, des artistes dissidents qui ont pris position contre le gouvernement de M. Poutine et tout ce qu’il représente, étaient obligés de s’exiler”. À condition qu’ils puissent quitter le pays alors que des rumeurs de loi martiale et de fermeture des frontières inquiètent le peuple russe.
Moussorgski, Tchaïkovski et Prokoviev
Sommé de “clarifier sa position” par le maire de Toulouse Jean-Luc Moudenc, le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev a démissionné de l’Orchestre du Capitole… et de celui du Bolchoï qu’il dirigeait depuis près de dix ans. Dans une déclaration, il exprime sa colère face à la “culture de l’annulation” et l’obligation en Europe “de faire un choix”: “On me demandera bientôt de choisir entre Tchaïkovski, Stravinsky, Chostakovitch et Beethoven, Brahms, Debussy.”
Une remarque qui fait écho aux annulations d’œuvres du patrimoine culturel russe cette fois. En Slovaquie, l’Orchestre national a déjà supprimé de son programme la partition Alexandre Nevski (1938) de Prokofiev. À l’Opéra de Varsovie (Pologne), c’est la pièce russe Boris Godounov (1869) de Moussorgski qui été déprogrammée. Tandis que l’Orchestre philharmonique de Zagreb (Croatie) a annulé l’interprétation de deux œuvres de Tchaïkovski.
“Boycotter les œuvres revient à s’aventurer sur un terrain glissant, car quand on commence à interdire les œuvres, non seulement on mélange tout, mais on utilise les armes que l’on dénonce chez l’adversaire et ce n’est jamais de bonne politique”, dénonce le musicologue Christian Merlin sur France Musique.
Si le critique musical voit dans l’œuvre de Moussorgski une ode “au peuple russe” où “les milieux dirigeants sont présentés comme sanguinaires ou corrompus”, le sociologue Yauheni Kryzhanouski précise que Alexandre Nevski de Prokofiev est une ”œuvre belligérante écrite sous le stalinisme”: “On peut comprendre qu’elle ne paraisse pas très appropriée en ce moment”.
Sur ce point, Roselyne Bachelot a insisté sur la nécessité de promouvoir la culture classique russe. “On ne va pas arrêter Moussorgski, on ne va pas arrêter Tchaïkovski, on ne va pas arrêter de jouer Tchekhov. Il y a des demandes de boycott qui ne correspondent pas à ce qu’est pour nous la culture”, a-t-elle estimé.
Levier de contestation?
Si la symbolique de ces annulations à travers le monde est limpide, leur impact sur les actes de Vladimir Poutine et de son armée en Ukraine divise. L’isolement culturel, tout comme l’isolement économique ou politique mis en place, est-il un moyen de faire pression sur le pays? D’après Yauheni Kryzhanouski, “les autorités russes ne se font plus d’illusion sur le rôle du soft power” et ce passage au conflit militaire en est la preuve. Aujourd’hui, ces sanctions à l’égard du monde culturel serviraient plutôt, dans les médias russes, à alimenter la “diabolisation de l’Occident”.
Mais pour l’universitaire Jane Duncan, qui travaille sur le boycott culturel comme “agent du changement politique”, les campagnes visant à isoler un pays de la communauté culturelle et sportive internationale peuvent être “très efficaces grâce à leur énorme impact psychologique”.
D’autant que la “Russie est depuis des siècles fière de ses réussites intellectuelles, artistiques et sportives. C’est devenu une partie de son identité, son ‘soft power’ dans la mondialisation”, analyse la chercheuse pour l’AFP. Et d’imaginer qu’un “boycott culturel pourrait doper la contestation qui a surgi en Russie contre l’invasion de l’Ukraine” décidée par le président russe.
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