Une semaine après l’émission, je décide de recontacter Françoise pour lui demander si elle est d’accord de m’en dire plus sur ces fameux lieux de rencontre lesbiens. Elle me répond positivement et me dit qu’on peut aussi impliquer Maguy dans la discussion. Le vendredi d’après, j’étais, avec Françoise, chez Maguy et Yvette, sa compagne. On a évidemment parlé de l’époque de La Jungle, tout en n’oubliant pas d’évoquer le milieu LGBTQIA+ actuel.
VICE : Ç’a commencé comment tout ça ?
Maguy : En 1954, un couple de femmes, Renée et Maria, ont ouvert La Jungle. À l’époque, c’était un petit café pour femmes. J’y allais quand j’avais la vingtaine et au bout d’un temps, j’y ai travaillé comme serveuse les week-ends. En 1971, quand elles ont remis le commerce, j’ai décidé de le reprendre.
Vous aviez du monde ?
Maguy : Oh oui ! Il y avait tellement de monde qu’à un moment donné, on me demandait de faire quelque chose. Et puisque le bâtiment d’à côté appartenait à mon propriétaire, je lui ai demandé si je pouvais agrandir le café. Il m’a dit oui, j’ai fait venir un entrepreneur et on l’a fait ! Deux ans après, j’ai finalement fermé ce deuxième endroit parce que les gens restaient quand même toujours de mon côté. À la place, j’ai utilisé les caves. On a tout cassé et on en a fait un club privé. Et là, qu’est-ce que c’était beau ! Si tu savais comme on a travaillé. J’avais fait faire par une artiste peintre une immense fresque avec des représentations de femmes, c’était incroyable. Deux ans plus tard, on est de nouveau revenues à l’état de base, parce que financièrement, ce n’était pas facile à gérer d’avoir des frais sur tout un agrandissement, alors que je gardais la même clientèle. J’ai tenu La Jungle comme ça jusqu’en 2003. Je l’ai dirigée 33 ans.
Et qu’est-ce que vous proposiez comme activités ? C’était juste un endroit de rencontre et de danse ?
Maguy : Non, on faisait aussi des jeux toutes les semaines, des soirées pyjamas et des spectacles. Moi je ne faisais que des imitations de Claude François et de comiques ! Au départ, on était cinq femmes à jouer le jeu puis, petit à petit, on s’est retrouvées rien qu’à deux à vouloir le faire. Mais à deux, ce n’était pas possible. Alors, j’ai décidé d’engager des gens. Tous les mois, j’organisais une représentation.
Est-ce que vous étiez le seul club lesbien à l’époque ?
Maguy : À mon époque, il y avait 14 clubs à Liège. Un seul pour les femmes, il n’y en a jamais eu qu’un ! Il y avait beaucoup d’endroits mixtes comme La Brique, Le Milord… Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout ça. Quand j’ai fermé il y a 19 ans, j’ai vraiment cru que quelqu’un allait reprendre un café pour faire un club de femmes.
Françoise : La seule qui a suivi c’est Nat, une amie qui travaille dans le milieu de la nuit ! Elle m’a téléphoné quand tu as fermé pour se lancer au Millenium. Elle avait fait un partenariat avec les gérants. Après, elle en a eu marre et elle a ouvert le Big Boss à Xhendremael. Puis, elle a continué à faire des collaborations, cette fois-ci dans le Carré. Elle a fait l’Orange Givrée, le Bar à Rhum, puis elle a arrêté car elle faisait des formations, elle travaillait, ce n’était pas tenable. Aujourd’hui, elle organise une soirée de temps en temps. Il faut dire que c’est un milieu qui n’est pas facile.
Maguy : Ah mais oui c’est sûr ! Moi je suis persuadée que personne ne tiendra 33 ans comme j’ai tenu ! À l’époque, s’il n’y avait pas une certaine mixité, s’il n’y avait que des filles, c’était très dur à tenir. Je me souviens d’une amie, gérante d’un autre café, qui m’avait dit : « Tu verras Maguy, dans mon bar, il n’y aura jamais un homme. » Je lui ai dit en riant qu’on en reparlerai et un jour, quand on s’est croisées à La Brique, elle m’a dit : « Bon ok, tu avais raison. »
Pourquoi il fallait absolument qu’il y ait des hommes pour que ça soit rentable ?
Maguy : Parce que les femmes ne dépensent pas assez. Quand elles sont en ménage, elles ne sortent plus, certaines ont des enfants…
Françoise : Oui et puis, il y a 30, 40 ans, c’était encore très différent. Actuellement les femmes n’ont pas encore des salaires équivalents à ceux des hommes mais à l’époque, elles n’avaient même pas forcément de travail. S’il y avait une place libre pour un travail, c’était pour un homme. Donc financièrement, elles ne pouvaient pas tout se permettre.
Et les soirées organisées à La Jungle, c’était toujours en non-mixité ?
Maguy : En général, il n’y avait pas beaucoup d’hommes, non. Mais il m’arrivait de laisser rentrer les couples hétérosexuels ou les hommes gays. Les hommes seuls, si je les laissais rentrer, je les prévenais. Je leur disais : « Tu bouges, tu vas dehors aussi vite que tu es rentré. »
Ça arrivait, parfois, de devoir mettre des hommes dehors ?
Maguy : Ah oui ! Un matin, à la fermeture, deux couples hétérosexuels sont entrés. Un des hommes est venu me demander si on allait danser avec leurs femmes, en faisant comme s’ils ne les connaissaient pas. J’ai vite compris que c’était des voyeurs qui espéraient voir quelque chose qui allait leur plaire alors j’ai dit : « Non, on ne danse plus. » Il a essayé de me mettre la pression en me disant qu’il était juge, comme si ça allait changer quelque chose. Je lui ai dit : « Je n’en ai rien à foutre, vous seriez même le roi, je ne remets pas de musique et on ne danse plus ! » Point barre. Terminé.
Yvette : Il faut dire qu’il y en a quelques-uns qui ont regretté d’avoir conduit madame à La Jungle..
Françoise : Ah oui, beaucoup sont repartis tout seul !
Est-ce qu’il y avait d’autres choses difficiles à gérer ?
Maguy : Oui, il y avait les bagarres entre femmes aussi ! À un moment donné, il fallait toujours surveiller les mêmes. Des histoires de jalousie, elles se battaient, parfois je me demande comment je n’ai pas fait une crise cardiaque. Je n’arrêtais pas de mettre des filles dehors. J’ai même dû faire des cartes de membre sur lesquelles je mettais des croix en fonction de si elles se conduisaient bien ou pas. C’était comme ça à l’époque.
Ouf oui, c’était du sérieux !
Maguy : C’est ça ! Et il y a une autre chose dont je voulais te parler, c’est le fait que dans les années 80, 90, les hommes gays n’acceptaient pas les lesbiennes. Dans certains bars, ils interdisaient l’accès aux femmes. Un jour, je suis allée dans un bar qui était majoritairement fréquenté par des hommes et une de mes amies a commencé à chanter une chanson comique sur les lesbiennes. Et là, certains hommes ont commencé à se fâcher ! La patronne ne voulait plus servir mon amie. Je lui ai dit : « Ah si ! Tu vas la servir, tout de suite ! Et je ne te payerai pas d’ailleurs ! Elle n’a rien fait de mal ! » Elle a fini par nous servir mais le lendemain, il y avait une pancarte « Interdit aux femmes » devant le bar.
Françoise : Oui, tout à fait. Franchement, c’était violent de se prendre une telle pancarte en pleine face. C’est dingue parce que si nous on avait fait ça, ça ne serait jamais passé. On se serait fait taper sur les doigts.
Donc au sein même de la communauté LGBTQIA+, ce sont les mêmes processus de dominations qui reviennent ?
Maguy : Oui, exactement ! Exactement !
Françoise : Ça existe encore. Même au sein de certaines ASBL LGBTQIA+, c’est toujours là. Même si certain.e.s disent le contraire.
Qu’est-ce que vous répondez aux personnes qui disent que l’invisibilisation des lesbiennes n’est plus un sujet ? Que tout ça n’est plus vraiment un problème ?
Maguy : Bien sûr que c’est encore un problème, même un gros problème ! On n’est pas encore sortis de l’auberge.
Françoise : Moi, j’ai toujours l’impression qu’on fait trois pas en avant et deux pas en arrière. Mais bon, si on en gagne un à chaque fois, c’est déjà ça.
Ça fera bientôt 20 ans que vous avez fermé La Jungle. Comment vous envisagez votre avenir ?
Maguy : Yvette et moi, on a décidé d’organiser notre fin de vie quand le Covid est arrivé. On est même allées choisir nos cercueils.
Yvette : Oui, les gens ont dû nous prendre pour des folles parce qu’on arrêtait pas de rire aux éclats dans le magasin.
Maguy : Oui c’est vrai. On a dû choisir les musiques aussi. Moi je n’ai mis que du Claude François. Je veux qu’on mette un drapeau gay sur mon cercueil. En tout cas, je vais te dire une chose, si je dois mourir demain, je ne regrette rien. Je me suis vraiment, vraiment éclatée.