Jerzy SKOLIMOWSKIPologne 2022 1h27mn VOSTF – avec les six ânes qui interprètent Eo : Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela, et aussi Sandra Drzymalska, Tomasz Organek, Isabelle Huppert… Prix du jury, Festival de Cannes 2022.

Du 16/11/22 au 06/12/22

EOVoici sans doute le film le plus libre, le plus audacieux, le plus impertinent, le plus généreusement sombre qu’il nous sera donné de voir au cinéma cette année. Il est signé Jerzy Skolomowski, réalisateur polonais de 84 ans à la filmographie aussi cabossée que protéiforme. Homme aux multiples vies, d’abord électron libre dans le renouveau du cinéma d’Europe de l’Est des années 60 (Signes particuliers : néant), avant d’être contraint à l’exil côté ouest du rideau de fer, notamment en Grande-Bretagne (les magnifiques Deep End et Travail au noir) puis aux États-Unis (Le Bateau Phare) avant de se consacrer presque exclusivement à la poésie et à la peinture depuis les années 90, exceptions faites de quelques retours fulgurants et inattendus au cinéma. Imprégné d’un amour du risque et d’une créativité sans cesse ranimée, le parcours même de Jerzy Skolimowski est un itinéraire parsemé de tragédies et de désillusions. Voilà justement un chemin qu’il partage avec son improbable nouveau protagoniste : un âne au pelage gris et aux yeux placides nommé Eo, à qui il arrive bien des misères. En suivant les déambulations de cet âne intrépide, le réalisateur fait le pari fou d’écarter l’homme du centre et d’inventer à travers les yeux de l’âne une fable riche de mille interprétations, séquencée en de multiples tableaux recelant de puissances esthétiques inouïes. Skolimowski alterne visions dantesques, expérimentations plastiques, parenthèse méditative et même sens du comique dans ce plaidoyer où l’amour des bêtes n’a d’égal que la lassitude du genre humain.

Eo n’était peut-être pas si malheureux au cirque lorsqu’il était sous la protection de sa maîtresse écuyère. Ensemble, le soir, ils se produisaient dans un numéro qui exaltait l’image d’une relation fusionnelle et elle prenait soin de lui. Le jour, en revanche, l’âne était au service de son compagnon, nettement moins affectueux, qui l’utilisait pour toutes sortes de tâches ingrates. Mais voilà qu’un jour, les dettes ont raison de la petite entreprise et c’est alors que commencent les pérégrinations d’Eo, monnayé comme du vulgaire mobilier, tristement séparé de sa partenaire. Eo passe entre toutes les mains : il est d’abord parqué dans un haras où tous n’ont d’yeux que pour une belle jument blanche, sert ensuite de mascotte affublée d’un collier de carottes à une inauguration communale, est récupéré par de stupides supporters de football dont le match se tient sur le champ adjacent, etc. Sans itinéraire fixe, Eo sillonne l’Europe, de la Pologne à l’Italie, au gré des rencontres et de diverses infortunes. Au cours de son voyage, l’âne se fait l’observateur imperturbable de toutes formes de bassesses humaines dont il trouve la plupart du temps le moyen de s’échapper à temps, allant de périodes de captivité en courtes phases de liberté… Skolimowski donne à l’innocence de son âne toute une noblesse et nous surprend à filmer dans ses yeux, dans ses oreilles, dans ses postures une palette insoupçonnée d’expressivité.

Le procédé évoque immanquablement Au hasard Balthazar, chef-d’œuvre de Robert Bresson déjà centré sur les tribulations d’un âne, auquel Skolimowski rend ici hommage autant qu’il en invente le parfait contre-pied. Car le réalisateur polonais n’utilise pas uniquement les yeux du baudet comme un miroir du monde. Il tente par tous les procédés graphiques imaginables de figurer le regard de l’âne. Caméra embarquée, grand-angle, jeux de couleurs et autres bricolages sonores : Skolimowski fait exploser les règles narratives, porte au plus haut sa croyance dans les capacités du cinéma à montrer le monde autrement et libère une créativité folle propre à nous propulser dans un voyage sensoriel absolument inédit. Eo est un conte noir affranchi des codes de la perception ordinaire, un véritable opéra visuel à la gloire d’un monde animal que l’avidité humaine ne cesse de bafouer. Il s’en sera fallu d’un âne, d’un simple âne – mais quel âne ! – pour régénérer notre regard. C’est parfaitement novateur, souvent perturbant, profondément bouleversant. En un mot : exaltant. Hi-han !

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