25 mai 2019. Le film « Parasite » du Sud-Coréen Bong Joon-Ho remporte la Palme d’or au festival de Cannes. Ce qui frappe, c’est bien sûr la violence des rapports sociaux mais aussi le métier de gardien de maisons. On le découvre à travers l’histoire de la famille Ki-taek, au chômage, et qui va délaisser son sous-sol miteux pour le confort d’une villa ultra-moderne, en travaillant au service de la richissime famille Park. En leur absence, les Ki-taek auront même le privilège d’occuper la maison comme si c’était la leur. Mais un job permet-il réellement de s’affranchir de son milieu social ? La vie de luxe n’a-t-elle pas indéniablement un prix ? C’est les questions que j’ai posé à Cyril, Majordome et gardien de propriétés.

Au moment de la sortie du film en 2019, Cyril exerce le même métier en France, au Cap Ferret plus précisément. Ce sont les prémices de la société qu’il a fondé « Madame est servie », et qu’il gère encore aujourd’hui. Son but : assurer le management de villas de prestige, pour des clients très fortunés. Philippe Starck, David Guetta, les Daft Punk ou encore Xavier Niel… Cyril sert quotidiennement les plus grands noms d’aujourd’hui. À son tour, il a fini par acheter sa propre maison et devenir chef d’entreprise à la tête de plusieurs sociétés. Désormais entrepreneur, il est toujours aussi passionné par un métier qui, sur le papier, en ferait rêver plus d’un. 

« J’étais fasciné par cet univers, passionné, et surtout là pour bosser. Parce que c’est aussi un métier où on gagne de l’argent. On est récompensé directement, et pas par n’importe qui. »

S’il peut prétendre à cela, c’est surtout parce que « Madame », il l’a longtemps servi. Pendant 15 ans exactement. De Monaco à la Suisse, il a été Majordome pour des employeurs dont la fortune dépasse l’imaginable. Pour eux, il a dressé des tables, aligné des chaussons, réparé des portes, traité des piscines à oxygène et s’est même vu recevoir une voiture de luxe pour travailler. 

En gros son métier, c’est de dire oui. 

Pour comprendre son parcours, il faut remonter à ses débuts. Issu d’une famille très modeste, Cyril fait un BTS en alternance, entame une carrière dans le milieu automobile et se voit proposer un poste de directeur adjoint dans le Sud de la France. Mais le jeune entrepreneur a d’autres ambitions. « J’avais l’occasion d’aller avec mon meilleur ami dans des centres de vacances EDF, de très beaux endroits, car ses parents y travaillaient. Et à Saint Tropez, j’ai découvert les jolies choses pour la première fois. Devant les bateaux, les gens jalousaient les propriétaires, moi ça me faisait rêver et j’ai eu envie d’aller plus loin. Tout à coup, je me suis demandé “c’est quoi ce job où tu peux conduire de jolies voitures, porter des bagages, travailler au service des autres ?” et je me suis donné les moyens de le faire. »

Cyril reste donc à Saint Tropez et commence par être voiturier et bagagiste à la saison, avant de décrocher son premier graal : bosser dans un palace, au prestigieux hôtel Byblos. Là, il en bave, car un palace, « ça vit 24h/24 ». Son lieu de travail n’a rien de prestigieux puisqu’il s’occupe du service lingerie en continu, jusqu’à nettoyer des vêtements à 4 heures du matin. Il tiendra trois semaines et ses rêves s’évadent. Et puisque Cyril est un fonceur, il défonce des portes. « La DRH du Groupe Alp’ Azur Hôtels m’a reçu, elle m’a dit “vous présentez bien, vous avez un joli sourire”. Banco. » 

Il enchaîne les expériences dans l’hôtellerie entre Saint-Tropez et Courchevel, où il finit par rencontrer son épouse en 2000, alors femme de chambre. Ensemble, ils rêvent de Paris et Cyril finit par décrocher le job qui va le lancer : bell boy, comprenez – le boy qu’on sonne –, au mythique Park Hyatt, rue de la Paix

Pendant 5 ans, il est donc « sonné » par les clients les plus prestigieux au monde. Il gare les voitures, porte les bagages et reçoit personnellement Madonna, Russell Crowe, JLO, Brad Pitt et Tony Parker. « J’ai vécu une expérience folle, démesurée. Je me souviens par exemple que les avions privés étaient souvent déroutés pendant les orages. Donc quand ça arrivait je restais de nuit, avec la sécurité, pour accueillir Johnny Depp et Vanessa Paradis à 2 heures du matin. C’est unique au monde. Pour Madonna, j’ai passé des jours à chercher des bougies au citron de 8cm de haut, car ce sont des gens qui ont des exigences très pointues. J’étais fasciné par cet univers, passionné, et surtout là pour bosser. Parce que c’est aussi un métier où on gagne de l’argent. On est récompensé directement, et pas par n’importe qui. Donc l’expérience est enrichissante et à ce moment-là, excitante. Et elle me donne surtout envie d’aller encore plus loin. »

« On pouvait recevoir des amis et de la famille pendant leur absence, mener la vie de luxe, mais finalement on ne déconnecte jamais vraiment. »

C’est là que Cyril a l’idée de faire la même chose, mais directement chez les riches. Il en discute avec sa femme. Elle est partante. Sur internet, il scrute les offres et tombe sur une petite annonce : un homme d’affaires belge cherche un couple de gardiens pour s’occuper de sa propriété du sud de la France, au Cap d’Antibes. Elle valorise ses compétences en cuisine et décoration d’intérieur, lui met en avant son expertise de Majordome. Une fois de plus, banco. « On s’est retrouvés dans un rêve. Il nous a ouvert les portes de cette incroyable maison blanche aux colonnes style belle époque/Gatsby le magnifique. Marbre, fer forgé, et bien sûr la vue. C’était en plein hiver, il faisait nuit, et on avait une vue exceptionnelle sur le port d’Antibes, les îles et les bateaux éclairés. Un truc qui fait rêver. Et ce poste on l’a refusé une première fois, car le logement de fonction qu’il nous proposait était occupé par une gardienne qui déprimait dans son boulot. Elle vivait dans 30m2, nous on avait trouvé un 3 pièces à Hyères pas très loin. Ça ne donnait pas très envie et on ne voulait pas régresser. Et puis il nous a couru après et il a réussi à nous convaincre avec une proposition : “Quand on n’est pas là, vous faites comme chez vous.” On a accepté immédiatement, et on a fait plus que se sentir chez nous, on s’y est même mariés. »

Un mariage et la naissance d’une petite fille : Emy. Plus ou moins cachée, elle aussi vit et grandit entre les murs de cette maison qui ne leur appartient pas. Une réalité vite masquée par les cadeaux et autres chouchouteries des employeurs. Mais ces avantages ont une limite. Cette-fois Cyril me l’apprend et me le confirme : le luxe a bel et bien un prix. Pour vivre la vie dorée, il faut vendre la sienne. Dans cette villa, son employeur n’a pas d’autre personnel de maison. Cyril et sa femme font donc tout de A à Z, sans quasiment jamais faire de break. « Comme à l’armée, vous êtes sans arrêt d’astreinte, obligé de dormir sur place. De plus en plus d’employeurs sont attachés à ça. Vous avez 5 semaines de congés par an, mais dès qu’il faut les poser, le propriétaire n’est pas bien. Qui va garder la maison ? Qui va s’occuper de recevoir ? Vous devenez indispensable. Donc gardien c’est réducteur. Je ne connais pas une personne qui fasse juste le gardien. En général on vous embauche pour ça, pour assurer une présence dans la propriété mais en réalité vous vous retrouvez vite à faire le jardin, l’entretien, le ménage tout en fait. Pour lui, on a organisé des événements, des soirées, privatisé pour des marques. Au bout de 5 ans on était rincés, toujours très pris. Et le salaire n’était pas en adéquation avec la charge de travail. Bien sûr le piège, ce sont les avantages. On pouvait recevoir des amis et de la famille pendant leur absence, mener la vie de luxe, mais finalement on ne déconnecte jamais vraiment. Il y a toujours des demandes, des besoins, des urgences… on est à leur merci en permanence. Donc on a voulu partir à nouveau, mais cette fois pour la Suisse. »

Direction Gstaad donc, station de ski très prisée des milliardaires, cette fois dans un chalet de 1500m2 habitable avec piscine, bunker, plus de 500 œuvres d’arts importées du monde entier, jet privé, yacht à Monaco et un parc de 10 voitures de collection. « Là on monte encore d’un cran. J’avais mon propre chalet. Il y en avait trois au total dont un pour son fils. Madame avait un château en France, un appartement à Genève. On est clairement dans un délire de milliardaire. Monsieur nous emmenait dans son avion privé en Corse. Là on a commencé à vivre une vie à laquelle peu de personnes ont accès. Mais en contrepartie, c’était une fois de plus, beaucoup de dévotion, de travail et de sacrifices. Pas de noël, pas de vacances, vous payez de votre vie. Il faut être dispo, dispo et dispo. »

Dispo, et parfois de façon illégale. Il arrive que le couple travaille 17h / jour. Ça ne l’empêche pas de se faire licencier en 2014, lorsque le propriétaire décide de vendre son domaine. « Là on s’est retrouvés dans une situation compliquée. On nous a proposé de gérer l’immense propriété de Schumacher, mais il a eu son terrible accident au même moment. On se retrouve le bec dans l’eau, sans savoir quoi faire. Souvent un gardien n’a pas de domicile fixe, ni d’économies. Il est tributaire de son propriétaire. Et c’est là que m’est venue l’idée de monter mon propre site d’annonces « Madame est servie.net ».

« On dépensait 40 000 euros par mois pour l’entretien de cette maison, 3 000 euros rien que pour l’entretien de la piscine à oxygène, 100 000 euros pour des verres sur mesure »

« C’est un projet qui est d’abord né pour moi-même. Pas dans l’idée de faire de l’argent, mais pour pouvoir bosser. À l’époque il n’y avait pas de modèle de sites tout prêt, j’ai dû tout développer, tout designer, tout créer… et grâce à la plateforme j’ai fini par trouver un job. Mais là encore, le job de rêve, c’était seulement sur le papier. » 

Cyril redescend à Saint Tropez. Là, un employeur fortuné l’attend sur son yacht. Mais pour se retrouver dans son bureau, Cyril débourse de sa poche les frais de déplacement, de déménagement et de l’anniversaire « test » qu’il lui demande d’organiser. « La médiocrité c’est qu’on arrive dans son bureau, on s’apprête à signer le contrat et là, en parlant du salaire, on voit qu’il essaie de nous entourlouper. » « On parle en brut ? » demande Monsieur. « Non, en net » répond Cyril. « Moi qui suis quelqu’un d’honnête, j’ai compris que ça allait être compliqué. Les gens avant nous avaient tenu 3 jours, nous on est restés un an. »

Une nouvelle fois, Cyril et sa femme goûtent à une propriété entièrement neuve en front de mer à plus de 130 millions. Mais heureusement, là, ils ne sont pas seuls, puisque l’employeur dispose de trois assistantes personnelles et de 15 personnes pour gérer la maison, dont un steward. La maison est traitée « au-delà du Palace, à un standing plus élevé qu’une suite présidentielle. » Programme lumière spécifique en fonction de l’heure, température du thé ajustée, mais aussi celle des salles de sport, accueil des invités par une certaine entrée préalablement aménagée afin de montrer les œuvres d’art. Beaucoup de français du monde de la télévision, de la production, de grands patrons. « tous les soirs, on dressait entre 15 et 30 couverts. Et là, on bosse sous tension, avec un patron très compliqué, caractériel, biscornu. Une fois, il s’est fait piquer par un moustique et les jardiniers ont reçu l’ordre de bombarder le jardin de produits le lendemain. J’ai dû me former pour accueillir l’hélico dans le parc car il arrivait comme un chef d’état. Il a fait son sol extérieur en pierre de bourgogne, puis nous l’a fait nettoyer, et nous a demandé de le refaire faire entièrement car il y avait une flaque d’eau. Et il ne voulait pas de flaques d’eau… On dépensait 40 000 euros par mois pour l’entretien de cette maison, 3 000 euros rien que pour l’entretien de la piscine à oxygène, 100 000 euros pour des verres sur mesure. On déplaçait les œuvres d’art en hélicoptère, on masquait une partie de la maison en installant des cyprès à l’aide de grues… 300 points de sécurité dignes d’Alcatraz. C’est un monde où l’argent n’a pas de limites, et dans lequel il n’y a pas une chose qui soit normale. » 

Un monde où rien n’est normal, y compris le fait de vivre dans une demeure qui n’est pas la sienne et pourtant, les gardiens s’en occupent nuit et jour, mieux que n’importe quel propriétaire. « Certains m’ont souvent appelé pour me demander où était la clef, comment on ouvrait le portail. On s’occupe de ces maisons comme si c’était les nôtres. Et puis à Antibes par exemple, quand les propriétaires n’étaient pas là en septembre, bien sûr vous jouez au milliardaire. Vous décompressez, vous vivez à la place des gens. Mais il faut se méfier aussi, car vous êtes constamment épiés par des dizaines de caméras qui tournent. Vous êtes dans une prison dorée. Et ça ressemble parfois à une immersion intrusive dans leurs vies, et dans laquelle vous n’avez finalement aucune place, aucune vie sociale, aucun lien avec vos amis. Vous êtes coupés du monde. »

Et les gardiens ne sont pas tous logés à la même enseigne. Si Cyril et sa femme ont souvent la chance de dormir dans des résidences attribuées plus qu’agréables, certains se voient aussi contraints, par leurs propriétaires, de payer la taxe foncière du chauffage et du logement de fonction qu’on leur attribue. « Les charges, l’eau, l’électricité doivent être prises en charge dans le contrat, comme on peut fournir un ordi ou un bureau dans n’importe quel job classique. C’est normal et c’est là qu’on reconnaît les bons des mauvais employeurs. J’ai vu des logements de fonction sous-terrain, sans fenêtres, avec des infiltrations. On se dit waw, ça existe… et ce n’est pas anodin. » 

« Je comprends qu’on ne puisse pas tout montrer ni comprendre de ces vies-là car elles dépassent l’indécence. »

Malgré ces expériences, Cyril garde le cap, et travaillera notamment par la suite pour l’une des plus grandes familles monégasques. « Quand on part c’est dur, on déracine les enfants, on repart de zéro, on déménage, mais on rebondit et on sait ce qu’on vaut. Et pour cette famille là en particulier, j’avais une place à part, celle d’un confident qu’on invite à boire un verre en chaussons au coin du feu. » 

Il décrit son métier comme celui d’un bras droit, de la personne de confiance par excellence, qui rendra à la maison sa robe de prestige et la vie facile à son employeur. Il « colle à la culotte » comme il le résume si bien, de Monsieur et Madame. « Ça permet malgré tout de vivre une vie qu’on aurait jamais eu, en simplifiant la leur. » 

Contrairement à l’Angleterre, aucune formation de Majordomes ou de Gardiens n’existe en France. Une vocation donc, pour ceux qui souhaitent dédier leur vie au service des plus riches et qui se vantent d’une capacité sans faille à « savoir tout faire pour eux. » 

La France, un pays où le climat anti-riches fait parfois difficilement accepter ces métiers. Pas pour Cyril. « Je comprends qu’on ne puisse pas tout montrer ni comprendre de ces vies-là car elles dépassent l’indécence. Se dire que des Français peinent à se nourrir alors qu’au Park Hyatt la femme du cheikh d’Abu Dabi dédie une suite à ses chaussures… c’est inconcevable. Mais héritier ça s’explique, et donc ça ne se jalouse pas. Pour moi ça a été un moteur. Eux, on leur a tout donné, moi j’ai tout construit. Et ça, ça n’a pas de prix. »

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