Avant qu’ils ne détaillent leur vision lors de la conférence qu’ils vont donner dans le cadre du Listen Festival, on a échangé avec Jean-Hugues Kabuiku, artiste et partisan du mouvement anti-travail, et Mathys Rennela, chercheur, musicien et journaliste, tous deux fondateurs du collectif.
VICE : Dans quel contexte a été créé Technomaterialism ?Technomaterialism : Suite aux révoltes de 2020 à Minneapolis, au meurtre de George Floyd et à la crise engendrée par la pandémie. Ces événements ont poussé les industries culturelles – dont l’industrie des musiques électroniques – dans une crise profonde, à laquelle la vision néo-libérale, poussée par beaucoup de collectifs et d’institutions, ne parvient pas à répondre. Envoyer des pétitions aux institutions, collecter des fonds pour payer des loyers et demander poliment aux institutions de représenter symboliquement des identités marginalisées ne nous a pas semblé être la voie à suivre. Donc on a décidé de prendre les choses en main et d’apporter une réponse critique et une analyse matérialiste de la dance music et de la culture en général.
Donc on peut dire que la musique électronique est un bon terrain d’étude ?
C’est vrai que la naissance de la techno est un bon terrain d’étude pour aborder les questions de capitalisme racial et de société post-industrielle. Étudier les conditions de travail dans le milieu des musiques électroniques nous permet aussi d’aborder, entre autres, la façon dont le travail indépendant est utilisé pour s’affranchir de toutes formes de protections sociales pour les travailleur·ses.
Et vous faites un lien entre le travail indépendant et ce capitalisme racial ?
Le travail indépendant n’est pas en dehors du marché, et notre société fonctionne dans un mode dit de capitalisme racial. Pour citer Cedric J. Robinson dans Oliver Cromwell Cox and the Historiography of the West, « les exécutants d’un système mondial expansionniste, les capitalistes, ont eu besoin du racisme pour contrôler et rationaliser l’exploitation des travailleurs ». Le projet de recherche Panic!, mené en 2018 par les universités d’Édimbourg et de Sheffield, dresse un tableau clair de la fracture de classe dans la culture : seuls 18,2 % des travailleur·ses créatif·ves dans les domaines de la musique, du spectacle vivant et des arts visuels étaient issu·es de la classe ouvrière. Et les afrodescendant·es, les maghrébin·es, les minorités des genres et les personnes à l’intersection de ces identités étant rarement représenté·es dans les classes moyennes supérieures, on a ici un bon exemple du lien entre le travail indépendant et le capitalisme racial. Des sociologues comme Carmen Teeple Hopkins mettent aussi en évidence l’impact de la race et du statut de citoyen·ne sur la reproduction sociale rémunérée.
« Certaines notions théologiques originelles sur le travail sont si universellement acceptées qu’elles ne peuvent tout simplement pas être remises en question. »
Vous diriez qu’on est encore profondément plongé dans une société axée vers le travail, et notamment le travail salarié ?
Dans le livre Le futur du travail, le sociologue du travail et des relations professionnelles Juan Sebastián Carbonell explique qu’on continue à vivre dans une « société basée sur le travail » où le travail reste central. Le travail est anthropologique, dans le sens où il est l’activité principale par laquelle la société est produite et reproduite. Il est social, au sens où le salariat reste la norme en matière d’emploi et où le travail occupe une place centrale dans la vie des individus et dans les représentations sociales. Cette double centralité qu’il explique dans le contexte français se retrouve dans les « Trente glorieuses », une époque où le travail était considéré comme la source de la richesse dans la société et où le salariat était considéré comme une condition désirable, un synonyme de richesse et d’intégration sociale. Depuis, la centralité du travail n’a cessé d’être remise en cause. Après la désindustrialisation du milieu des années 1970 en Occident, le phénomène s’est accéléré avec la crise économique de 2008.
Vous dites faire partie du mouvement anti-work. En quoi ça consiste ?
On pense aux politiques anti-travail au pluriel, avec de nombreuses tendances différentes. Bien sûr, la classe dirigeante a sa version : « On ne va pas travailler, on va demander à d’autres de le faire pour nous. » Mais lorsqu’on parle d’anti-travail, à gauche, on ne veut pas dire « résistance au travail » ou s’opposer au travail en soi. On veut parler de la résistance à l’aliénation du travail salarié, à la prolétarisation et à la misère. Lutter contre la routinisation du travail, c’est lutter contre une division du travail qui n’est pas la nôtre. Les penseur·ses de l’après-travail soutiennent que la réduction du travail disponible est un moment d’opportunité politique et critiquent l’idée que les emplois apportent la prospérité, la raison d’être et l’égalité sociale. On met plutôt l’accent sur l’émancipation du travail plutôt que par le travail.
La politique anti-travail peut également consister à reconnaître et à compenser le travail non rémunéré, comme le travail reproductif, qui repose souvent sur les épaules des femmes et des minorités de genre. Par contre, il existe aussi une version de la politique anti-travail qui soutient l’automatisation et affirme qu’on ne devrait pas avoir à effectuer de travail physique. Mais dans les sciences sociales et dans l’activisme, on pense aussi que les progrès de l’automatisation conduiront à une augmentation des inégalités, à un environnement de travail encore plus précaire et à la perte d’un nombre significatif d’emplois. À nos yeux, l’abolition de toutes les formes de travail en échange de robots, par exemple, n’est effectivement pas une politique anti-travail.
Et concrètement, l’émancipation du travail s’illustrerait comment ?
Le fait que le travail soit économiquement et socialement coercitif est source de mal-être et de problème sociétal profond. De plus, la question de la réduction du temps de travail est une question environnementale dans une planète où nos ressources ne sont pas infinies. Comment, en tant que société, pouvons-nous encore croire au mythe d’une croissance exponentielle ?
Dans la conclusion de son essai, Juan Sebastián Carbonell souligne qu’il existe trois propositions alternatives pour remplacer notre paradigme actuel en termes de travail. La première consiste à dé-commodifier le travail, c’est-à-dire à le protéger des lois du marché, dans le contexte d’une peur technologique qu’on soit remplacé par l’intelligence artificielle et l’automatisation. Deuxièmement, il s’agit de démocratiser le travail, c’est-à-dire de redistribuer les tâches et le pouvoir au sein des entreprises afin que les employé·es puissent être au même niveau que leurs employeurs et que les travaillieur·ses, devenues remplaçant·es des actionaires, aient leur mot à dire sur la répartition de la charge de travail et des bénéfices. Et, troisièmement, nous libérer du concept même de travail, et embrasser la crise du travail pour s’en débarrasser entièrement. Carbonell critique le manque d’imagination des propositions qui sont coincées dans un paradigme capitaliste, il énonce et propose la socialisation des moyens de production avec une allusion à l’autogestion des travailleur·ses comme une alternative.
C’est notre vision occidentale du travail qui est bancale ?
Ce qui est intéressant c’est qu’au sein des sociétés au capitalisme avancé, il y a de majeures différences qui s’expliquent par différents rapports au travail. Quand on prend la France et son présentéisme, ces fameuses « 35 heures », ce sont les chiffres du ministère du travail. Si on regardait uniquement les actifs à temps plein, on serait en réalité presque à 40 heures (39,1 heures en 2019, NDLR). On parle donc de culture du présentéisme et d’autres notions toxiques dans la culture du travail, sans oublier les séquences médiatiques sur la valeur du travail : il faudrait travailler plus, alors que la productivité française est déjà parmi les plus élevées au monde (ce calcul ne prend en compte que les personnes qui ont un travail, et ne compte pas celles sans-emploi, NDLR). Comme disait David Graeber, la discipline économique elle-même est née de la philosophie morale, et la philosophie morale, à son tour, était à l’origine une branche de la théologie. De nombreux concepts économiques remontent directement à des idées religieuses. Par conséquent, les arguments sur la valeur ont toujours une teinte théologique. Certaines notions théologiques originelles sur le travail sont si universellement acceptées qu’elles ne peuvent tout simplement pas être remises en question.
« L’identité d’un·e artiste marginalisé·e est réduite à sa valeur marchande, qui fluctue selon l’actualité et les tendances du marché culturel. C’est un procédé qui aliène complètement l’individu. »
Ce sujet aurait pu figurer dans un débat essentiellement focalisé sur l’économie et la sociologie du travail. Pourquoi en parler au cours d’un festival de musique électronique ?
Les travaux sur la sociologie du travail qui se focalisent sur l’industrie des musiques électroniques sont vraiment peu nombreux. Ça paraît un peu étonnant quand on réalise l’importance de cette industrie et son impact dans notre société. Au fil de nos discussions, on s’est rendu compte qu’il est très difficile de faire comprendre aux acteur·ices du monde de la nuit qu’un certain nombre des problèmes auxquels on fait face sont liés aux modes de travail de cette industrie. Ça pose de nombreux problèmes : pour s’organiser au travail, encore faut-il se considérer comme un·e travailleur·se.
C’est pas le cas ?
Le secteur culturel a cette particularité que le lien entre capital et travail est beaucoup moins visible, ou pour être exact, moins reconnu. Les artistes ne se voient pas nécessairement en tant que travailleur·ses.
En quoi ce modèle est un frein pour la créativité des artistes issu·es des minorités ?
Dans un contexte où les opportunités professionnelles des artistes marginalisé·es sont limitées, obtenir un salaire décent et maintenir son statut professionnel sont des objectifs qui les mettent en compétition. Cette compétition a un effet dévastateur sur la solidarité entre personnes marginalisées. Le tokenisme, qui fait rage dans les industries culturelles, transforme aussi les identités marginalisées en stéréotypes qui deviennent ensuite des arguments de vente. On est vraiment dans le spectacle des identités. Être une femme, être noir·e, être queer, devient un label contrôlé. Quelques individus pré-sélectionnés par les institutions culturelles deviennent les porte-paroles pour leur communauté. Et il n’y a plus de places pour discuter les différentes expériences au sein d’une même communauté, ou les intersections entre plusieurs identités marginalisées. L’identité d’un·e artiste marginalisé·e est réduite à sa valeur marchande, qui fluctue selon l’actualité et les tendances du marché culturel. C’est un procédé qui aliène complètement l’individu.
Suite à vos différents travaux de recherches, quelles sont vos préconisations pour le monde culturel en matière de travail, de production artistique et d’intégration ?
Les acteur·ices de la culture doivent commencer à se voir en tant que travailleur·ses, repenser leur production culturelle en tant que travail et analyser leurs problèmes structurels en tant que problèmes relatifs à l’organisation du travail dans l’industrie culturelle. Faire ce travail, c’est réfléchir à la syndicalisation, à la culture comme espace de contestation sociale, mais aussi aux interactions entre acteur·ices de la culture, tout comme les interactions professionnelles en général. En faisant de cette lutte un collectif, notre objectif est de faciliter cette discussion, et la mise en place des actions militantes auxquels on s’intéresse beaucoup, comme la campagne F*CK NET 30 qui appelle les travailleur·ses de la culture à renégocier leur modes de travail de manière radicale ou incite à la formation de syndicats dans la culture – qu’il s’agisse des salarié·es de Bandcamp ou des employé·es du bar Dalston Superstore à Londres, par exemple.
Technomaterialism donnera une conférence vendredi 31 mars au Beursschouwburg, lors du Listen Festival, dans le cadre du programme Our Scenes.