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La mort, c’est comme un cyclone imprévu lors d’une tiède journée de printemps. Comme un gros choc, qui vous transperce le cœur et vous souffle les jambes. La mort, c’est aussi songer à une vie bien remplie, en larmes sur son lit de mort, tout en marmonnant un « je t’aime » à la postérité. N’est-ce pas ? En tout cas, c’est comme ça qu’on nous la présente, dans notre culture populaire ; comme une scène épouvantable de film d’horreur, ou alors comme le grand final tragico-romantique d’une vie incroyable et épanouie. Mais n’est-il pas finalement naïf de glorifier un tel processus ? 

On a demandé à quatre personnes de nous parler de leur relation à la mort, de la première fois qu’elles ont dû y faire face. Pour une fois, il n’est pas question de « s’en aller en douceur dans son sommeil », d’une « balle dans le cœur » ou d’autres clichés du genre.

Lisa Lapiere (21 ans)

En 2018, mes deux arrière-grands-parents sont décédés. Mon arrière-grand-mère est partie la première. Elle s’est retrouvée à l’hôpital après une chute puis elle est morte en soins intensifs. Quand elle est décédée, elle avait des « lésions » ici et là, dues aux perfusions, entre autres. Mais je pouvais quand même la reconnaître relativement bien. Mon arrière-grand-père est mort deux mois plus tard. Et là, j’ai eu plus de mal. C’est arrivé très soudainement. Il était en maison de repos. Un matin, on nous a passé un coup de fil pour nous dire qu’il était parti pendant la nuit. Il était assez perturbé par la mort de mon arrière-grand-mère. 

Mon arrière-grand-père et moi avions une bonne relation. J’allais lui rendre visite tous les jours. Le voir mort a donc été un choc. On aurait dit qu’il respirait encore. Il avait le même aspect que quand il était vivant. C’était déroutant. Quand j’étais plus jeune, il avait l’habitude de me dessiner une « croix » sur le front avec le bout de son doigt. Alors, en guise d’adieu, je lui ai fait la même chose. Son corps était froid et rugueux. Sa chaleur avait disparu. 

Fin 2022, un autre de mes proches est décédé : mon ex. Il était malade, il avait un cancer en phase terminale. On avait rompu pendant le processus. Sa maladie n’était pas la raison de notre rupture, même si c’était terriblement confrontant et difficile de rester impuissante face à ça. Après notre rupture, on a peu gardé contact, voire pas du tout. En fait, on avait complètement arrêté de se voir. 

Quand j’ai appris quelques mois plus tard qu’il était mort, ça m’a fait un choc étrange. Je suis allée le voir au funérarium, mais il ne ressemblait plus du tout à la personne que je connaissais. Ses cheveux, par exemple, avaient été rasés. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Bien sûr, je le reconnaissais encore, mais on voyait bien que la maladie l’avait changé.

Sa mort a été un test. Quelque chose en moi était en colère, parce que je ne lui avais pas fait un « vrai » au revoir, je pense. Je n’ai pas pu prononcer de derniers mots. C’était différent de mes arrière-grands-parents. Je ne leur avait pas vraiment dit « au revoir » non plus, mais entre nous il n’y avait pas de problèmes qu’on devait encore aborder. Le fait qu’on s’aimait encore était évident. Avec mon ex, j’aurais peut-être encore aimé parler de certaines choses. On ne peut jamais se préparer à la mort, et c’est terrible.

Tout ça m’a fait regarder la vie différemment. Je m’attarde davantage sur les petites choses et j’essaie de plus apprécier le quotidien. Pour moi, les personnes décédées restent vivantes. Ça peut paraître étrange, mais je parle encore régulièrement à mes arrière-grands-parents. Ça m’arrive aussi d’envoyer un message à mon ex. Je les garde encore un peu en vie, en quelque sorte. 

Dempsey Wenes (28 ans)

J’avais 18 ans quand j’ai été confronté à la mort pour la première fois. Je venais d’obtenir mon diplôme en joaillerie et je cherchais un boulot. Ne sachant pas vers quoi me tourner, j’ai décidé d’ouvrir les journaux, à l’ancienne, pour consulter les offres d’emploi. C’est comme ça que j’ai vu un poste vacant de chauffeur/transporteur dans une entreprise funéraire. Après quelques mois d’adaptation, un matin, j’ai reçu un appel de mon patron : une jeune fille de 15 ans était morte. Elle s’était jetée sous un train. C’était mon premier décès « professionnel » et ça m’a énormément marqué (avant ça, il s’occupait surtout de conduire, NDLR). Notamment parce qu’on avait presque le même âge. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à faire une chose pareille ? Ma vie était belle et prometteuse, le contraste était si grand. Comment la vie pouvait être si différente pour quelqu’un d’autre ? Les jours qui ont suivi, il m’était impossible de me sortir cette pensée de la tête. J’ai aussi trouvé très difficile la confrontation avec son corps. C’était une vision intense.

Elle a été la première personne décédée que j’ai accompagnée. Je l’ai nettoyée et habillée. Pendant la toilette mortuaire, on a lavé le sang sur sa peau, recousu les plaies et les parties du corps qui avaient été démembrées. On faisait toujours ça, dans la mesure du possible, quand le corps n’est pas très « joli » après un décès – ce qui est souvent le cas après un accident ou un suicide. C’est important pour les familles en deuil, pour qu’elles puissent dire adieu en paix

En 2015, mon grand frère est mort. Il avait 24 ans, un suicide aussi. J’ai appris la nouvelle par téléphone et j’ai roulé jusqu’à chez lui avec mes parents et ma sœur. Après que le médecin légiste a terminé son travail, on a enfin pu le voir. Voir son corps sans vie, c’était très étrange. Je ne le reconnaissais pas. Dans ce genre de moment, tu ne ressens pas grand-chose en fait. T’es juste vide, en état de choc, tu n’assimiles pas les informations. Les pensées, les questions, la colère, les doutes… tout ça ne vient que plus tard. Et ça ne disparaît jamais non plus. Tu les emportes avec toi, comme le chagrin. 

« Aider les gens à pouvoir faire un bel adieu, c’est important et ça me fait du bien. »

Fin 2022, 7 ans jour pour jour après la mort de mon grand frère, c’est mon petit frère, de cinq ans mon cadet, qui est décédé après une bataille de dix mois contre un cancer du côlon. Il a choisi l’euthanasie. On était tou·tes là quand il est parti. Ça s’est passé à la maison. Avec mon père, on s’était occupés de lui. Quelques heures après, on l’a transporté dans un funérarium qui se trouvait à proximité. C’est fou parce que ce transport l’a changé. Quand il était allongé à la maison, il ressemblait encore à mon frère tel que je le connaissais. Une fois au funérarium, il était soudainement devenu… une personne décédée. L’âme semblait être partie, déjà loin de tout ça. Ç’a créé une distance entre lui et moi. Mais ça ne m’a pas empêché de lui faire mes adieux. Je l’ai quand même touché parce qu’il est et restera toujours mon frère.

Selon mon expérience, une personne qui meurt après avoir combattu une maladie meurt de façon moins « belle » qu’une personne qui meurt d’une crise cardiaque. Une personne qui meurt d’un processus de détérioration a simplement un air plus décrépit. Elle peut avoir des escarres parce qu’elle est restée longtemps dans un lit, ou encore avoir perdu beaucoup de poids. La prise de nombreux médicaments a également son effet. Et il ne faut pas oublier qu’une personne décédée est aussi soumise à la gravité : ses muscles se relâchent, ses mâchoires s’ouvrent, son visage s’affaisse… 

Aujourd’hui, je travaille comme organisateur de funérailles. Je m’occupe régulièrement de funérailles d’enfants et de jeunes. Aider les gens à pouvoir faire un bel adieu, c’est important et ça me fait du bien. 

Eline Alvarez-Rodriguez (24 ans)

En 2016, lors d’un stage en soins infirmiers, j’ai vu pour la première fois une personne décédée. J’avais 17 ans et je discutais avec un patient dans le service de chirurgie abdominale. Il partageait sa chambre avec sa femme qui était en soins palliatifs. On savait qu’elle allait mourir un jour ou l’autre. Pendant cette discussion, je me suis rendu compte qu’elle n’avait pas bougé depuis un certain temps. Peu de temps après, son alarme s’est déclenchée. J’ai vérifié les battements de son cœur, il s’était arrêté. J’ai ensuite appelé d’autres infirmières en renfort. C’était la première fois que je voyais une personne décédée. J’ai aidé mes collègues par la suite, mais je ne me souviens plus très bien de ce que j’ai ressenti. Je me rappelle juste que l’atmosphère était très « sobre ». 

Depuis, j’ai vu beaucoup de personnes mourir. Pendant la période Covid, j’ai travaillé quatre mois aux soins intensifs. Les personnes qui ont survécu se comptent probablement sur les doigts d’une main. C’était dur, mentalement intense. J’avais peur d’être infectée et de mettre ma famille en danger. Mais d’un autre côté, je voulais tout faire pour fournir aux patient·es des soins appropriés. 

Au bout d’un moment, j’ai arrêté de me demander si une personne allait mourir, mais plutôt quand est-ce qu’elle allait mourir. Je dois avouer que je m’y suis habituée, à la mort. Cette empathie, cette humanité, ça s’estompe. J’ai trouvé ça très triste que de nombreuses personnes soient mortes sans leur famille à leurs côtés – les mesures en vigueur pendant la pandémie étaient très strictes à ce sujet. 

J’ai été témoin de « belles » et de moins belles morts. J’ai aussi vu un patient s’étouffer dans son propre sang après une rupture de l’artère pulmonaire. C’était particulièrement sanglant. Mon travail aux soins intensifs était intense, mais en même temps, ça m’a ouvert les yeux sur pas mal de trucs. Je sais maintenant que même les personnes jeunes, en bonne santé et sportives peuvent mourir du jour au lendemain. La mort est sans pitié.

Eline Petrovich (27 ans)

En 2018, j’ai passé trois semaines en Géorgie pour un projet professionnel. Un soir, l’une des filles qui participait aussi à ce projet est décédée dans son sommeil. Elle était dans la chambre à côté de moi, avec deux autres collègues. Elle avait 22 ans. Ce soir-là, tout semblait aller : on avait bu quelques verres, c’était chouette. Apparemment, elle avait quand même demandé à ses camarades de chambre d’appeler un·e médecin ou sa mère, parce qu’elle ne se sentait pas bien. Ça s’était dissipé je pense, et on a dû se dire qu’elle était juste un peu ivre.

Au milieu de la nuit, on a été réveillées par l’une des filles de sa chambre. Elle était morte dans son lit. Elle était déjà livide, un peu bleue, et froide. Il faisait déjà un temps glacial là-bas, dans les montagnes géorgiennes. C’était un environnement rude et hostile. Ç’a aussi contribué à rendre l’atmosphère plutôt sinistre. Mes collègues ont quand même essayé de la réanimer. Son corps bougeait encore, on pensait qu’elle était peut-être toujours en vie. Ensuite, les services d’urgence sont venus nous voir pour nous dire qu’elle était morte depuis plus d’une heure. C’était une crise cardiaque. Et les mouvements de son corps qu’on avait pu voir, certainement des convulsions. Le dernier souffle d’air qui était sorti de ses poumons nous avait donné à tort l’impression qu’elle était encore en vie

« La mort n’est plus un concept vague et abstrait. »

Au début, j’étais en colère. Comment quelqu’un peut mourir alors qu’il y a deux autres personnes dans la pièce ? J’avais du mal à comprendre. Cette colère s’est peu à peu transformée en une prise de conscience : c’était irréversible. Je me suis également sentie coupable envers ses parents. Je pense d’ailleurs que la culpabilité a fini par l’emporter sur le chagrin. 

Maintenant, je suis beaucoup plus vigilante quand quelqu’un me demande de l’aide. Je ne me dis plus « c’est pas grave ». Cette fille avait à peine 22 ans. Depuis, j’ai vraiment choisi de vivre ma vie à ma façon, en sachant que tout peut s’arrêter en une nuit. La mort n’est plus un concept vague et abstrait. Avant, j’avais l’habitude de croire que la vie se terminait et après, plus rien. Depuis que j’ai vécu de près cette situation, je crois que ça va plus loin que ça. Et pourtant, j’ai toujours peur de la mort. J’ai toujours eu peur de la mort, cette expérience n’a fait qu’empirer les choses.

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