Arrêt sur images est une question qui occupe l’équipe chaque semaine : une fois le sujet décidé, généralement le lundi, notre documentaliste Adèle Bellot scanne les médias et lance sa recherche d’images, tandis que le/la journaliste présentateur·ice se focalise sur les personnes à inviter pour les faire réagir sur le plateau. Tou·tes les journalistes de l’équipe ont à cœur d’inviter des spécialistes qui connaissent leur sujet, et de créer un plateau paritaire. Et pourtant.

En 2024, un « nombre d’hommes invités nettement supérieur à celui des femmes »

Comme nous l’a justement fait remarquer Sylvie Péron, Asinaute de la première heure qui regardait déjà ASI « quand c’était encore à la télé » (merci à elle !), la parité sur les plateaux des émissions d’ASI n’a jamais été parfaite, mais s’est approchée de l’équilibre… avant de régresser cette année. Elle explique avoir commencé à tenir un tableau Excel pour retrouver les émissions par thèmes, puis y avoir rapidement intégré un décompte des invité·es. « Ça a dû partir d’une ou deux émissions où il y avait beaucoup d’hommes », dit-elle.

Dans son email envoyé à l’équipe en septembre, Sylvie Péron nous a partagé le décompte détaillé qu’elle tient, du nombre de femmes et d’hommes invitées dans l’émission entre 2022 et 2024. Entre 2022 et 2023, on observe une forte progression de la parité des invité·es. En 2022, l’émission a invité 72 femmes (48%) et 79 hommes (52%). L’écart des statistiques se réduit encore en 2023, qui touche presque l’égalité, avec cette fois une majorité de 76 femmes (51%) pour 72 hommes (49%). Des chiffres très encourageants, mais qui plongent soudainement en 2024 : cette année – certes pas terminée -, ASI a invité seulement 34 femmes sur le plateau, soit 37%, contre 58 hommes, soit 63%.










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« Franchement, je n’en sais rien. Tout ce que je sais c’est que c’est vraiment une priorité pour moi; d’ailleurs, je le dis souvent dans notre fil émission [où la rédaction discute de futures émissions]; mais force est de constater que cette année plus que les précédentes, les femmes ont beaucoup plus tendance à décliner mes invitations. »

Le choix des sujets

Sylvie Péron n’a pas tort de se demander si le déséquilibre flagrant de l’année 2024 peut être en partie imputé au choix des sujets. Pour Paul Aveline, qui a présenté la moitié des émissions cette année, c’est effectivement un facteur important. En 2024, dit-il, « il y a l’influence des sujets Proche-Orient ». Il observe un « problème global » sur les sujets de guerre – Israël-Gaza et Israël-Liban, mais aussi sur la guerre en Ukraine, car « les envoyés spéciaux sur ces sujets sont souvent des hommes ». Mais pas seulement : sur le sujet spécifique du Moyen-Orient, dit-il, inviter des femmes est d’autant plus compliqué que « la plupart des spécialistes et des journalistes sur le terrain sont des hommes ». Et ces femmes journalistes ou spécialistes plus rares que leurs confrères masculins sont d’autant plus sollicitées, et ont donc très peu de temps. 

Les plateaux des émissions présentées par Robin Andraca reproduisent souvent le schéma « deux hommes, une femme » que l’on observe dans de nombreuses émissions d’ASI« Ce que j’essaye de faire, quand je peux, c’est d’essayer de caler une invitée femme », dit-il. « C’est insupportable de n’avoir que des hommes en plateau, et encore pire quand l’animateur est lui-même un mec : ça rajoute une forme d’obligation. » Son émission sur les drag-queens compte deux hommes queers et une femme, ce qui, en terme de représentativité LGBT+, est notable. Tout comme le sont les émissions de Nassira El Moaddem sur la situation économique en Martinique – deux hommes et une femme, mais trois invité·es racisées martiniquais·es – ou celle sur la mort de Nahel Merzouk – deux hommes, mais issus de l’immigration, et du quartier de Nanterre où Nahel a grandi.

Autocensure féminine ?

N’importe quelle membre de la rédaction d’Arrêt sur images vous le dira : les invité·es décommandent, pour diverses raisons, parfois à la dernière minute. Cette année, Paul Aveline a particulièrement eu la poisse : « On a des annulations tout le temps, presque toutes les semaines », dit-il. Et lorsqu’il faut trouver un·e remplaçant·e dans l’urgence, selon son expérience, « les hommes sont plus prompts à répondre que les femmes ». Mais surtout, ce qu’il observe après deux ans de présentation d’émission, c’est l’autocensure féminine, largement répandue : « La grande majorité des refus sont des femmes. Soit parce que le sujet déborde un tout petit peu de leur cadre, et qu’elles estiment qu’elles ne sont pas légitimes pour venir, ça m’est arrivé souvent. Même si on essaye de les rassurer en disant que le but n’est pas de les mettre en difficulté, en général, elles préfèrent se cantonner au sujet qu’elles connaissent et refusent. Il y a une forme d’autocensure. » 

Une expérience que partage Nassira El Moaddem : « À chaque fois, je reçois les mêmes réponses : raison numéro 1, «Il y a plus légitime que moi». J’ai même des femmes qui m’orientent vers des pairs masculins. Raison numéro 2 : «Je ne suis pas assez performante en plateau.» Et enfin, raison numéro 3 : «J’ai beaucoup trop de travail en ce moment, rendu d’articles universitaires, colloques, etc.» » Elle note au contraire que « clairement, les hommes ont rarement ces raisons de décliner »Paul souligne également que les hommes qui refusent une invitation par peur de sortir de leur champ de compétence sont « très rares »« Il y a eu une émission où j’avais invité un homme et une femme, tous les deux journalistes au même journal, et je le savais : je les voulais tous les deux », raconte-t-il. « Mais sans que je sois mis au courant, ils ont négocié entre eux, et seul lui est venu. » Comme Paul Aveline, Maurice Midena a lui aussi observé qu’il était « plus facile » de trouver des hommes, qui « répondent plus facilement ».

Privilégier les invitées :  méthodes divergentes

Paul Aveline explique avoir plusieurs fois fait le choix conscient de n’inviter que des femmes dans une émission spécifique, par exemple celle sur le monde du porno (trois invitées, qui, précise-t-il, auraient dû être quatre : une invitée a annulé le jour du tournage). Il explique avoir « toujours essayé qu’il y ait des femmes sur le plateau » et avoir pour cela mis en place un « mode de fonctionnement » spécifique : « La première chose que je fais, c’est de chercher des invitées femmes, et d’en sécuriser une ou deux pour que le plateau soit paritaire. » 

« La question du genre fait toujours partie de mes critères prioritaires », explique Nassira. « Il y a dix ans, au lancement de l’association Prenons La Une, j’avais réalisé un monitoring sur les matinales radios, qu’on avait renommées «Matimâles» tellement on avait montré que les hommes trustaient les antennes. Je suis très sensible à cette question. Mais quand les jours passent et que personne ou peu de gens ont accepté mon invitation, ce critère prioritaire le devient par défaut beaucoup moins. C’est là où clairement, il y a matière à amélioration selon moi. »

Pour son émission Proxy qu’il prépare, présente et réalise une semaine sur deux sur Twitch, Loris Guémart explique avoir une règle similaire à celle de Paul Aveline : « Je n’invite pas d’homme tant que je n’ai pas de femme invitée confirmée », dit-il. « Je cherche d’abord à contacter des femmes. » S’il contacte une organisation, quelle qu’elle soit – un syndicat, une association, une SDJ -, il y a deux cas de figures, explique Loris : « Soit je n’ai pas le choix du genre de l’invité·e, par exemple le président d’une petite association. Soit, dans une organisation plus grande, je dis que je cherche en priorité à inviter une femme, et que si on m’envoie plutôt un homme, ça sera compliqué de confirmer son invitation. » Carrément, s’entend-on lui répondre : « Oui ! Je leur explique que si je leur laisse le choix, je me retrouve avec une majorité d’hommes. Parce que les hommes sont toujours disponibles ou partants, alors que les femmes ont souvent plus de contraintes, ou des réticences, ce qui fait que spontanément, on va avoir 90% d’hommes. »

Les statistiques de Proxy illustrent le succès d’une telle méthode : la parité est pratiquement respectée dès son lancement en 2022, avec 17 femmes pour 18 hommes, et devient rapidement de plus en plus favorable à la visibilité d’invitées féminines, avec, en 2023, 16 femmes pour 11 hommes ; et en 2024, 15 femmes pour 12 hommes. Loris Guémart précise tout de même que Proxy confère des avantages que n’ont pas les présentateur·ices de l’émission d’ASI : il a deux semaines, au lieu d’une, pour préparer une émission ; les interviews sont en visio, ce qui limite les soucis d’annulation et d’organisation d’emploi du temps ; et surtout, étant une émission de discussion sur Twitch avec plusieurs sujets distincts, Proxy « peut faire sans » les interviews d’invité·es (même si ça n’est pas arrivé depuis très longtemps). Ce que ne peut évidemment pas faire Arrêt sur images. « Je fais moins d’émission ASI, donc quand j’en fais, je suis moins à l’aise, et donc moins exigeant », ajoute Loris.

En plus des 7 émissions qu’il a présentées en 2022 et 2023, Maurice Midena a aussi donné la parole à un·e invité·e dans chaque épisode de son émission Savoirs médiatiques. La parité y est pratiquement respectée : sur 7 émissions, il a invité 4 femmes et 3 hommes. « C’était important de se rapprocher le plus possible de la parité », dit-il en soulignant que le dispositif d’invité·e unique de l’émission rendait plus facile l’équilibre : après plusieurs interviews d’hommes, il invitait des femmes, et inversement. Pour ses émissions d’ASI, contrairement à Paul ou Loris, Maurice explique avoir toujours « contacté des hommes et des femmes en même temps » : « Je n’ai jamais cherché une femme d’abord, je lançais les deux en même temps, en cherchant toujours des gens qui parleraient bien du sujet, se complèteraient ou s’opposeraient. » Il se rappelle un débat avec Loris Guémart et moi-même : nous voulions qu’il invite une femme pour compléter un plateau, lui préférait un homme car entre les deux, c’est l’homme qui lui semblait le plus pertinent pour son sujet : « Je trouvais l’homme beaucoup plus intéressant, et j’ai toujours préféré inviter un homme compétent plutôt qu’une femme pour faire le nombre », explique-t-il, en assumant par exemple avoir fait un plateau sur le foot qui, avec trois hommes pour une femme, n’était « pas équilibré », mais « a créé un échange passionnant et une dynamique super ». Faire un plateau parfaitement paritaire à chaque fois, c’est « très dur », souligne-t-il : « Le besoin d’équilibre se heurte à la réalité des agendas des gens, au sujet, à plein de choses. Dans le temps qu’on a, c’est parfois dur de faire des plateaux paritaires. On a toujours ça en tête, mais parfois, on ne peut pas. Et quand on ne peut pas, je préférais faire sans, plutôt que «forcer» la place à une femme, juste parce qu’il faut une femme. » Il ajoute que s’il refaisait un jour des émissions, il s’organiserait en amont pour contacter les invité·es des semaines en avance, et créerait un document rencensant des expert·es sur chaque sujet d’actualité. « On est toujours tellement dans l’urgence que du lundi pour le vendredi, on ne pense pas forcément toujours à la bonne personne », dit-il.

Alizée Vincent n’a présenté qu’une émission, sur la démographie, dans la série d’émission d’été 2023 sur l’effondrement. Son plateau était composé d’un homme et deux femmes. Elle explique avoir « fusionné » son sujet d’émission avec celui de Maurice Midena, qui voulait explorer le thème de la natalité et avait déjà calé un invité (masculin), qu’elle a conservé dans son plateau. Elle ajoute avoir un « biais » qu’elle a conservé de sa précédente expérience professionnelle, au magazine féministe Causette : « On invitait presque uniquement des femmes. À moins qu’un homme ait écrit un livre spécifique, j’interviewais uniquement des femmes, ça m’est resté. » Elle ajoute beaucoup utiliser l’annuaire des expertes francophones, expertes.eu. Tout comme Nassira El Moaddem : « Un de mes outils, c’est l’annuaire Les Expertes, qui recense les contacts d’universitaires et expertes femmes. »

En 2023, une étude de l’Arcom sur la représentation des femmes à la télévision et à la radio (qui n’inclut pas Arrêt sur images, puisque l’émission est diffusée en ligne) relevait un net progrès « s’agissant de la présence des femmes en plateau », mais « des équilibres de temps de parole qui peinent à évoluer ». À Arrêt sur images, on va poursuivre nos efforts pour revenir aux statistiques de parité de 2022 et 2023. Désormais, propose le rédacteur en chef Robin Andraca, une émission « face à face » avec un homme pourrait être rééquilibrée avec une autre invitant une femme. L’équipe en débattra lors d’une prochaine discussion collective. La question des sujets est plus épineuse : l’émission dépend de l’actualité, et nous échappe donc en partie. Mais les chiffres de 2022 et 2023 suggèrent que la parité est totalement possible sur le plateau d’ASI, et nous nous devons de faire mieux.







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