Pourtant, une fois par an, ce beau comté accueille Product Earth, le plus grand événement britannique — légal — consacré au cannabis, aux nootropiques et à la médecine naturelle. Cet événement qui se tient sur un week-end propose un camping avec de la musique live et d’immenses jeux d’arcade, des conseils pour obtenir une ordonnance de cannabis médical et des ateliers cuisine à base d’herbe sacrée.
Vous vous exclamez peut-être, en proie à l’angoisse : cela semble démentiel certes, mais carrément dans une zone grise juridique, nan ? On a pensé la même chose, c’est pourquoi cette année, VICE a décidé de passer la journée dans cet espace événementiel anodin, à mi-chemin entre la fête foraine et le centre de spa, pour voir de quoi il en retournait.
Entrer dans ce lieu, c’est comme pénétrer dans le Xanadu de la weed. La salle principale ressemble à un salon de Las Vegas, où des stands plus petits entourent des stands plus grands, installés au milieu — un peu comme des miettes de weed en orbite autour d’une grosse tête de beuh. L’odeur du pli fraîchement allumé se répand comme de l’encens, picotant légèrement le nez et plongeant peu à peu l’ensemble du bâtiment dans une douce léthargie.
Chaque stand propose un truc différent : certains vendent des produits dérivés de diverses marques de cannabis britanniques et étrangères, tandis que d’autres présentent les meilleures lampes de culture, des suppléments à mettre dans la terre et, oui, du lubrifiant infusé au CBD.
« Je vous invite à essayer », lance Lauren de chez 533CBD, une entreprise basée à Eastbourne, qui vante fièrement les mérites de son lubrifiant. Lauren — qui a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas mentionné pour des raisons de confidentialité, comme d’autres personnes dans cet article — presse une minuscule goutte d’huile à l’odeur nauséabonde sur le bout de mon doigt. Je me frotte aussitôt les mains avec vigueur comme s’il s’agissait d’une sorte de gel désinfectant érotique.
« On était déjà là l’année dernière, c’est sans aucun doute le plus grand événement de cette scène », enchaîne Thommy Meredith, propriétaire du 533 et cofondateur de l’Eastbourne Cannabis Club. « Ça a beaucoup changé au fil des ans. Quand on est arrivé·es ici, le milieu était divisée entre les stoners, les activistes et les hommes d’affaires qui voulaient simplement gagner du fric, mais aujourd’hui, la frontière est plus floue. »
À proximité, un stand semble vendre des accessoires qui pourraient se trouver une place dans une potentielle comédie musicale du Laboratoire de Dexter. Mais à la place de vendre des machines à rayons destinées à réduire les professeurs acariâtres à des tailles minusculement comiques, les appareils ont ici pour seul but de rétrécir de grandes quantités de fleurs de cannabis en volumes ridiculement faibles d’huile.
« Ils explosent rarement », me confirme un vendeur en regardant son arsenal steampunk fait de métal tubulaire et de cadrans. « Mais ça peut arriver, si on ne respecte pas les règles ou qu’on s’en allume un petit sans garder un œil sur le butane. »
Tandis que je me promène, la bienveillance générale me frappe. Bien sûr la sécurité est omniprésente, mais les gardes pourraient tout aussi bien aller s’offrir l’un des massages proposés à certains endroits. Malgré l’écrasante majorité masculine et l’aspect fans de foot de la foule, la douceur de l’herbe sacrée semble avoir atténué l’agressivité testostéronée des jours de derby, et le bar est l’une des installations les moins fréquentées du lieu.
Si à première vue la culture du cannabis est très machiste, les problèmes de santé ne sont pas spécifiques à un sexe. L’introduction du cannabis médical en 2018 a, du moins en partie, atténué ce phénomène, et d’autres communautés ont commencé à se créer leurs propres espaces.
« Pour certaines personnes, l’attitude “voyou” qui entoure la weed peut être assez agressive et intimidante », explique Faye Douglas, propriétaire de Super Natural Seeds et de Tastebudz Genetics, un duo de sociétés de semences inclusives détenues par des femmes, qui possèdent un stand ici. Je vois un tatoueur travailler à partir d’une feuille flash spécialement conçue pour l’occasion — il est en train de tatouer un mignon petit champignon sur un homme en survêtement et visiblement bien médicamenté. « Le cannabis s’adresse à tout le monde, et c’est important que chacun·e puisse trouver quelque chose qui lui convienne. »
Un peu plus loin dans le labyrinthe des simulateurs de DMT et des stands de compost spécialisés, on tombe sur un espace de démonstration culinaire où Corey termine un atelier de peinture sur chocolat. « C’est que du chocolat ordinaire, mais je travaille aussi avec du cannabis », nous assure-t-elle, tandis qu’on regarde les sucettes en chocolat être décorées avec les grands classiques, de l’œil Illuminati aux pénis grossièrement dessinés.
« J’ai eu pas mal de jobs que je détestais et, un jour, j’ai décidé de faire ce que j’aimais. Ça a mis longtemps à démarrer, mais j’espère qu’un jour je pourrai proposer des ateliers de cuisine au cannabis lors d’événements comme des anniversaires ou des EVJF, poursuit Corey. J’ai l’impression que la légalisation n’est plus qu’une question de temps, et c’est toujours bien d’être au bon endroit pour le jour où ça arrivera. »
Corey illustre parfaitement l’esprit d’entreprise qui anime les stands de Product Earth. Si certains aspects sont similaires à ceux d’un festival classique — de la musique sur une scène extérieure (Damian Marley en rotation lourde), de la street food et une zone de camping avec bars à chicha — l’accent est mis sur les marques et les entreprises qui innovent dans le monde de la marijuana, et la plupart des résultats sont assez impressionnants.
La création d’un bang de la taille d’un melon et en forme de calamar géant criblé de bernacles ou l’incrustation d’une vraie tête de weed dans une feuille d’or afin de pouvoir l’accrocher à son cou comme le Roi de la Fonfon exigent une quantité incroyable de compétences et d’artisanat. Une expertise qui se reflète dans les prix à quatre ou cinq chiffres et dans le fait qu’on ne trouve ces créations que dans les shops les plus prestigieux.
Et puis, il y a les joints gonflables d’un mètre cinquante que l’on promène partout. L’un des principaux sponsors de l’événement est une marque américaine appelée Blazy Susan. Cette société est très connue outre-Atlantique pour sa ligne de papier et plateaux à rouler d’un rose criard, et leur stand ressemble à un décor du film Barbie qui aurait été coupé au montage. S’y tient visiblement un concours de roulage, avec à la clé une dose amicale à remporter. N’ayant jamais reculé devant un défi, je me lance et, en 25 petites secondes, j’assois ma place dans les 90% de rouleurs les plus rapides du bâtiment.
Le sponsoring de Blazy Susan en dit beaucoup. Quand une marque américaine d’équipement pour stoners se permet de débourser des milliers d’euros dans le but de sponsoriser un événement au Royaume-Uni, où la weed est encore illégale, ça ne peut qu’être un indicateur significatif de la future trajectoire du cannabis au Royaume-Uni, une trajectoire au moins officieusement alignée sur celle des États-Unis et de l’Europe.
« Le cannabis est en train de passer du statut de drogue à celui de médicament, puis ça deviendra un style de vie », explique Gavin Sathianathan, directeur de Product Earth. « Sur la côte ouest des États-Unis, c’est déjà un mode de vie, et à l’Est, il quitte peu à peu le statut de médicament pour devenir un vrai lifestyle. En Europe, on est encore quelque part entre la drogue et la médecine. On désire simplement donner un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler le cannabis lifestyle ici. »
« Il ne s’agit plus d’un simple événement consacré au cannabis, et ce depuis longtemps. Notre envie est de célébrer la culture qui entoure les médecines naturelles », ajoute Matthew Clifton, directeur général de l’événement. « On veut capter l’air du temps, nous adresser aux personnes qui recherchent des médicaments naturels et leur fournir des produits de haute qualité, bien réglementés ».
Dans un environnement où toute surface plane est propice à l’installation d’un plateau à rouler et où les gens transportent des objets en verre décadents dans des valises Peli, il est facile d’oublier que la vedette de ce week-end reste une substance contrôlée classée B, dont la possession est passible d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement.
« C’est formidable de venir ici et de se sentir si libre, entourée de tous ces gens qui partagent les mêmes idées, poursuit Corey, mais une fois ce week-end terminé, je sais que je vais simplement retourner à mon quotidien, un quotidien où je suis diabolisée parce que j’utilise la médecine que je trouve la plus efficace pour moi ».
En quittant les lieux avec un sac rempli d’accessoires gratuits, de stickers et d’un pendentif golden nugget, on prend le train avec un amas de supporters de foot qui fêtent une victoire, visiblement ivres. Ils sont plutôt inoffensifs, s’amusent à lancer des bouteilles d’eau et à chanter des chansons sur des gens qu’ils soupçonnent d’être des pédophiles. Une atmosphère qui ajoute une couche de tension inutile à un voyage en train déjà hors de prix.
C’est un cliché éculé, mais comparé à la foule de types à l’air endormi qu’on a laissée derrière nous en train de fumer des buzz avec des canettes de Fanta, il n’est pas difficile de savoir ce qui m’a mis le plus mal à l’aise. En fait, dans un environnement où l’on pourrait s’attendre à une certaine prudence à l’égard des médias, la plus grande hostilité qu’on a ressentie aura été celle d’une masseuse qui m’a sermonné sur ma nuque trop tendue.