À une vingtaine de kilomètres de Paris, au milieu d’un vaste local dans la zone industrielle de Sartrouville, trône une petite cabane en bois. A l’intérieur, un entrelacs de métal, de fils, d’écrans, de brume et de lasers. Nous avons passé la porte de la Cellule de contact, le fruit de 30 ans de travail des membres de l’IFRES, l’Institut français de recherche et d’expérimentations spirites. C’est ici, dans les volutes de vapeur produites par une machine à fumée, qu’apparaissent les visages et les messages que les entités « venues de l’autre monde » transmettent à l’association. 

La session d’aujourd’hui a lieu un dimanche après-midi, comme d’habitude. Elle est rediffusée en direct sur Zoom, pour les curieux qui ne peuvent pas faire le déplacement jusqu’à Sartrouville, et l’équipe s’affaire pour être prête. La pièce est plongée dans une pénombre inquiétante. Catherine Kosmala, la trésorière de l’association, est mise à contribution : elle pompe pour faire fonctionner la machine à fumée, tandis que Joël Ury et Laurie Dutoit ajustent précautionneusement contraste, balance des blancs et saturation afin d’obtenir des images bien claires des apparitions. « Un peu moins de bruit s’il vous plaît, sinon on ne va jamais y arriver », grogne Laurie à l’adresse des visiteurs venus participer à l’expérience.

À un rassemblement de spirites, il y a quelques années, une dame s’exclame : « Je vois un trait sanguinolent sur votre gorge ! » D’après elle, une des anciennes incarnations de Joël a été décapitée pendant la Révolution française.

Joël Ury et Laurie Dutoit sont les co-présidents de l’IFRES. Laurie porte un perfecto en cuir rouge et des Converses. Quand elle rencontre Joël, dans les années 1980, elle est très perturbée : une odeur d’œuf pourri la suit partout depuis plusieurs mois. Lui, qui est déjà médium, lui en explique la cause : le cadavre d’un homme avec qui Laurie a partagé un cachot dans une vie antérieure la suit partout. « Ça a été un terrible soulagement, et je ne sens plus rien aujourd’hui », souffle Laurie.  Joël porte un catogan, une balle de .44 Magnum à la ceinture – « J’adore les armes à feu », explique-t-il – et une bague gravée Harley-Davidson. Il est biker et employé à la mairie de Montreuil. Depuis tout petit, il entend les esprits et nourrit une obsession pour la guillotine. Dans le milieu, il est une rock star. A un rassemblement de spirites, il y a quelques années, une dame s’exclame : « Je vois un trait sanguinolent sur votre gorge ! » D’après elle, une des anciennes incarnations de Joël a été décapitée pendant la Révolution française.

Le larynx artificiel

Au début, Joël communiquait avec les esprits comme tous les autres médiums. Il entrait dans une sorte de transe, et perdait le contrôle de sa main, qui noircissait des pages et des pages de messages opaques venus d’une autre dimension. « Parfois, c’était dans d’autres langues, et souvent, ce qu’ils racontaient dépassait largement mon niveau d’études », se marre-t-il. Ce procédé s’appelle l’écriture automatique : l’esprit se sert du cerveau et de la main de Joël pour communiquer. Le médium en a tiré trois livres, récit de ses interactions répétées avec plusieurs entités distinctes. Daniel, je ne sais pourquoi, sorti en 2016, raconte par exemple l’histoire de Daniel, « un petit garçon mort étranglé par sa mère devenue folle ». Les trois ouvrages sont exposés sur un chevalet, au pied de la Cellule de contact, faiblement éclairés par une bougie.

Ces conversations ne cessent pas, mais prennent peu à peu une autre tournure dans les années 1990. Les esprits suggèrent à Joël de passer à la transcommunication expérimentale, qui consiste à utiliser des objets électroniques avec lesquels les esprits peuvent interagir. Ils lui intiment de se procurer une télévision, dans la neige de laquelle ils pourront apparaître, puis d’expérimenter avec lumière et fumée. Alors il s’exécute. La dernière trouvaille de l’association, c’est le larynx artificiel : des capteurs enregistrent les variations de la pression atmosphérique dans la pièce, variable que les esprits peuvent modifier à leur guise. Ensuite, le logiciel interprète ces modifications pour en tirer des sons. Pour l’instant, l’outil ne détecte que les voyelles. Les entités ne peuvent pas encore former des phrases, mais en attendant, la personne présente dans la cellule peut « demander » à l’esprit une lettre, qu’il reproduit pour prouver sa présence.

La double vie d’un ingénieur

Justement, le larynx braille des consonnes métalliques comme un vieux synthétiseur analogique. Sébastien ouvre et ferme la porte de la Cellule, et le larynx change tout de suite de ton. « Tu vois à quel point c’est sensible ? » La technologie est pensée par les gens de l’autre monde, mais il faut bien des humains pour construire les machines et les faire fonctionner. Ça tombe bien, l’IFRES est bien dotée en têtes diplômées. Sébastien est un ex-informaticien goguenard un peu adolescent qui fréquente aujourd’hui le cours Florent. Quand il n’est pas occupé à démontrer les prouesses du larynx, il résout les problèmes de réseau et fait défiler sur son ordinateur des lignes de code absconses.

Assis à sa droite, il y a aussi François*, les yeux rivés sur un écran, un peu timide, chercheur en physique dans le labo d’une prestigieuse école d’ingénieur, qui veut taire sa double vie de spirite : « Je pense que mes chefs n’apprécieraient pas », regrette-t-il. Aujourd’hui comme tous les dimanches, pendant des heures, il code discrètement le logiciel du larynx sur un coin de table. « Il est convaincu que le moment est venu de sortir un papier dans une revue scientifique, que nous avons assez d’éléments. De mon côté, je suis plus circonspect », modère Joël.

Faire tourner les tables, c’est la préhistoire

« Les esprits ne nous disent jamais clairement comment nous y prendre. Donc on essaye, on tâtonne, et on voit ce qui fonctionne », explique Joël. « L’expérimentation se fait avec son lot d’aléas », ajoute le nouveau compagnon de Laurie, Amar, sur le tchat Zoom, alors que certains spectateurs s’impatientent. « Ce n’est pas très amusant, je ne pense pas que je vais rester très longtemps », peste l’un d’entre eux. Aujourd’hui, c’est une des caméras qui a lâché. En plus, les deux derniers passages dans la Cellule de contact n’ont pas été concluants. « Je ne vois rien du tout », désespère Joël.

Contrairement à d’autres lieux spirites, les locaux de l’IFRES n’ont rien d’ésotérique. Ils ressemblent plutôt à grand un studio d’enregistrement, avec des câbles, des ordinateurs, une régie. « On n’est pas des illuminés. On a été les premiers à sauter sur le Pfizer », rigole Joël. « Pour nous, faire tourner les tables, ce genre de choses, c’est la préhistoire », renchérit Laurie. « Enfin, une fois on l’a quand même fait pour un reportage radio de Marc Menant. Ça a duré toute la nuit. C’était épique », plastronne Joël.

L’IFRES s’inscrit dans la mouvance spirite, fondée par le français Allan Kardec au milieu du XIXe siècle – sa tombe est aujourd’hui une des plus visitées du cimetière du Père-Lachaise. Il découvre la pratique des tables tournantes, venue des États-Unis, en mai 1855. Sa croyance en la possibilité de communiquer avec les morts séduit Victor Hugo et Arthur Conan Doyle avant d’atteindre le Brésil, où elle compte aujourd’hui 6 millions d’adhérents. L’IFRES se distingue du modèle brésilien grâce à son approche « purement expérimentale », comme l’explique l’anthropologue Claire Souillac.

Cet état d’esprit séduit les curieux, comme Sébastien et Louis, les deux scientifiques de l’association, et rassure les personnes en deuil, qui constituent la majorité de ceux qui passent à l’IFRES. Catherine Kosmala, la trésorière, a perdu son fils de 25 ans dans un accident de moto en 2014. Depuis, elle communique régulièrement avec lui dans les locaux de l’association. « Il se déplace beaucoup. En ce moment il est aux Etats-Unis, avec beaucoup d’autres entités. Ils attendent un événement grave, ils ont beaucoup de travail. » Pour le repos éternel, on repassera. Dans la Cellule, alors que l’équipe tente de déchiffrer la brume, elle encourage son fils. « C’est bien Julien, t’es trop fort ! » Un V semble se dessiner dans la fumée verte. Joël s’exclame. « C’est le salut des motards ! »

La vérité est ailleurs

« Il y a à boire et à manger dans le spiritisme. Nous, on tâche d’être rigoureux », affirme Joël. L’association possède une autre cellule de contact, à Dijon. Si les mêmes visages sont observés là-bas et à Sartrouville, « ça prouve que nous n’avons pas simplement à faire à de la paréidolie [ndlr : la propension de l’humain à voir des visages partout, comme celui de Jésus sur des toasts], s’enthousiasme Joël en balayant du regard les photos étranges affichées sur le mur. Les scientifiques découvrent des particules régulièrement, il ne fait aucun doute qu’ils prouveront que l’âme ne disparaît pas avec le corps bientôt. » Il est un apprenti scientifique passionné : « Nous ne croyons pas en la réincarnation au sens classique du terme. Par contre, nous savons que les atomes qui nous composent existent depuis le début de l’univers. Il est parfaitement concevable qu’ils conservent la mémoire de leur passé. »

La session, prolongée par une myriade de problèmes techniques, finit plus tard que prévu. Joël et Laurie s’étaient engagés à ce que tous les visiteurs aient l’occasion de passer dans la Cellule pour tenter leur chance avec les esprits, et ils ont tenu leur promesse. « On a encore pas mal de papiers à remplir, et il faut qu’on règle beaucoup de choses avec la compta », s’excuse Joël en fermant la porte.

*Prénom modifié.

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