Une galaxie intime en orbite autour de Nan Goldin et Nobuyoshi Araki
Pour ce faire, les trois commissaires de l’exposition (dont Simon Baker, le nouveau directeur de la MEP, passé auparavant par la fameuse Tate londonienne) ont réunis 14 artistes, dont les deux stars de l’intime que sont Nan Goldin et Nobuyoshi Araki qui servent de fil conducteur à ce panorama du dévoilement amoureux. Quatorze photographes, des plus célèbres aux moins connus, des plus institutionnels aux talents en germe, qui ont travaillé – quand ils et elles n’en ont pas fait le sujet majeur de leur œuvre – sur le concept, fluide et mouvant, de l’intimité.
« L’idée de départ vient de Simon Baker, nous explique Pascal Hoël, co-commissaire de l’exposition. Il a en tête ce concept depuis longtemps, suite à une discussion avec la photographe américaine Nan Goldin, qu’il interrogeait sur le voyeurisme dans son œuvre, et lui a répondu : “Ce n’est pas possible que je sois voyeuse de ma propre vie !” Une réflexion qui, pour Simon, fait écho à un commentaire de l’artiste japonais Nobuyoshi Araki à propos de sa série Sentimental Journey : “Quand je regarde ces photographies, je me dis que l’amour en est absent, que d’une certaine façon, je n’ai pas réussi à le capturer”. Lorsque Simon est arrivé à la MEP et a réalisé qu’on possédait des œuvres aussi importantes que The Ballad of Sexual Dependency – 1973 – 1996 de Goldin ou la série Sentimental Journey d’Araki, il s’est dit que c’était un formidable sujet à développer et a eu l’idée de rassembler le tout sous la forme d’une playlist, non pas sonore, mais visuelle ! »
L’intime, une notion fluide et mouvante
Organisée en forme de balade où les clichés ont remplacé les tubes, centrée autour des deux figures tutélaires de l’intime que sont Nan Goldin et Nobuyoshi Araki, Love Songs se partage, comme le recto/verso d’une cassette, entre les deux étages de la MEP. La face A parcourant les années 1950 à 2000, pendant que la face B s’intéresse à ces vingt dernières années. Mélange de pointures majeures et d’artistes contemporains, le parti pris de l’exposition est de s’aventurer tout autour du globe, de varier les thématiques (de l’amour fou à la rupture redoutée, du voyage de noces à la disparition de l’être aimé, de la banalité du quotidien aux partenaires d’un soir). Comme de mélanger les techniques et pratiques (noir et blanc, couleur, retouches, Polaroïds, découpages et collages, petits et immenses formats…), d’alterner les genres comme les sexualités, histoire de mieux toucher du doigt l’étendue, et les multiples ramifications, du sujet.
« L’exposition montre l’intimité à un instant T, poursuit Pascal Hoël. Il faut se rappeler qu’exposer un photographe comme Larry Clark était encore interdit il y a dix ans à Paris, que beaucoup de choses ont changé ces derniers temps autour de la révélation de l’intime, que certaines photos qu’on pouvait montrer dans les années 70’s et 80’s peuvent aujourd’hui être considérées comme “problématiques“ et certains pays ont un rapport très différent de nous avec l’intime. Par exemple, le jeune photographe chinois Lin Zhipeng ne peut pas montrer ses images dans son pays natal. Surveillé et censuré par les autorités, il est obligé de publier des livres et d’exposer à l’étranger ! »
Amour, plans culs et ruptures…
Au-delà des œuvres connues que sont les clichés de l’écrivain et photographe Hervé Guibert qui shoote à tout va son amant Thierry, aussi muse et personnage de ses romans, de la série Tusla de Larry Clark sur le quotidien d’une bande de skaters paumés entre baise et défonce ou de la série L’Œil de l’amour de René Groebli, dont la lune de miel révélée, pourtant très sage pour le regard actuel, fit scandale dans les années 50, l’exposition est l’occasion, accentuée par une scénographie inventive, de découvrir le travail saisissant d’artistes moins médiatisés. Comme celui, bouleversant, de l’américaine Sally Mann qui pendant six ans va témoigner de la dégradation du corps de son mari atteint de dystrophie musculaire.
Du jeune Lin Zhipeng, dont les photos, véritables explosions de couleurs basées sur ses plans cul, possèdent la même poésie que celles de son contemporain Ren Hang qui s’est suicidé en 2017. Mais aussi l’œuvre diaboliquement perturbante de la japonaise Hideka Tonomura qui croque à cru les plans cul de sa mère, révélant ce qui unit de manière si complexe ces deux femmes. Mais surtout les inédits, jamais montrés et bouleversants, d’Alix Cléo Roubaud qui, sachant sa mort prochaine, multiplie, dans une tentative désespérée, les portraits du mathématicien et poète Jacques Roubaud, son époux.
Les mystères de l’amour
La force et la réussite de Love Songs tiennent dans le fait d’avoir évité le piège de l’exhaustivité et du didactisme, la photographie étant, depuis sa naissance et par essence, le média privilégié de l’intime. Mais d’avoir opté pour la flânerie et la surprise (on peut ainsi parcourir l’exposition armé d’une playlist confectionnée spécialement pour l’occasion) en sélectionnant une série d’œuvres qui, singulières autant sur la forme que sur le fond, correspondent entre elles par ricochets, tout en offrant un écrin sur mesure à tout ce déballage intime. On en ressort ému et perturbé, voyeur malgré tout, comme lorsqu’on force par mégarde l’intimité de l’Autre, envahi d’interrogations sur notre propre rapport à l’intime et ses limites. Des questions, somme toute légitime, comme le confirme Pascal Hoël : « La photographie est un outil fondamental pour dévoiler ou montrer l’intimité. On a toujours l’impression que les limites sont atteintes, qu’on ne pourra pas aller plus loin que ce qui a été déjà montré. Mais, années après années, surgissent de nouveaux artistes qui nous étonnent toujours. C’est leur talent et leur génie de nous montrer, et de nous convaincre de regarder des choses, de façon acceptable et visible, qui nous renvoient à notre propre soi. »
« Love Songs : photographies de l’intime », jusqu’au 21 août 2022. Maison Européenne de la Photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris.
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