Cela fait sept ans qu’Amanda ne vit plus dans son appartement avec son mari et ses enfants. Elle vit à l’extérieur, sur le balcon, dans un abri improvisé que son mari lui a fabriqué. Elle ne pénètre dans l’appartement que pour aller aux toilettes. La pandémie n’a fait qu’empirer les choses, renforçant l’emprise de ses troubles anxieux sur son quotidien.
Il y a un an, Amanda ne se serait probablement pas présentée à ce rendez-vous, l’annulant à la dernière minute ou le laissant simplement passer. Au fil du temps, elle a subi trop de traitements et de thérapies expérimentales qui ne lui ont, au final, apporté que peu ou pas de soulagement. Mais en avril 2022, elle a trouvé le chemin de cette clinique – et du premier traitement qui lui a semblé vraiment efficace.
Environ 30 % des patient·es souffrant de dépression présentent une résistance au traitement, c’est-à-dire une maladie qui ne s’améliore pas avec la thérapie psychiatrique traditionnelle. L’année dernière, une étude portant sur 79 patient·es souffrant de dépression résistante a montré qu’une dose unique de psilocybine – le composé psychédélique des champignons hallucinogènes – accompagnée d’une thérapie immédiate améliorait l’humeur d’un tiers des participant·es. Ces résultats prometteurs s’ajoutent aux preuves de plus en plus nombreuses que les psychédéliques pourraient constituer un outil important dans le traitement des troubles mentaux.
Les premières études portant sur la thérapie psychédélique remontent aux années 1950 et 1960, mais les projets de recherche ont été interrompus dans les années 1970 et 1980 en raison de la criminalisation croissante de ces substances. L’un des pays qui a le plus contribué à cette recherche est la Suisse, où la thérapie psychédélique a été brièvement légalisée entre 1988 et 1993 et utilisée pour traiter près de 200 patient·es privé·es.
La recherche a repris au début des années 2010 et, depuis 2014, les médecins peuvent demander une dérogation au gouvernement suisse pour administrer à leurs patient·es des substances illégales, comme des champignons magiques, du LSD et de la MDMA. Le Dr Granata a reçu une licence d’un an pour le faire et a traité 20 personnes avec de la psilocybine au cours de cette période.
La plupart de ses patient·es viennent à son cabinet pour des douleurs chroniques – migraines, céphalées en grappe, douleurs fantômes. Notre compréhension scientifique de l’action des psychédéliques n’est pas encore très claire, mais des études ont montré qu’ils favorisent probablement la plasticité du cerveau, ce qui signifie qu’ils peuvent stimuler les neurones afin de former de nouvelles connexions, ce qui réorganise les schémas de pensée.
Amanda considérait ce type de thérapie comme son dernier recours. Après avoir grandi dans un environnement traumatisant, elle a d’abord réussi à remettre sa vie sur pied quand elle était jeune adulte. Elle est allée à l’université, où elle a rencontré Tim en 1988. Elle a voyagé, fait la fête. En 2003, le couple s’installe à Zurich et fonde une famille. Mais un élément déclencheur inconnu la précipite alors dans un état de trouble émotionnel qu’elle tente d’atténuer en se réfugiant dans l’alcool.
« J’étais une alcoolique fonctionnelle », déclare Amanda en se remémorant les premières années de sa dépendance. « Je ne buvais que le soir, mais je buvais beaucoup trop et ça commençait à affecter ma vie de famille. » Si au début l’alcool l’aidait à éloigner ses pensées indésirables, l’efficacité de ce remède a rapidement décliné. En 2007, Amanda se rend compte qu’elle a un problème et décide de chercher de l’aide. Mais avec des enfants encore petits, elle ne supporte pas l’idée de les quitter pour de longues périodes.
Pendant plusieurs années, Amanda accepte de se rendre dans différents centres de désintoxication et cliniques psychiatriques – 18 fois au total, parfois pour quelques semaines, parfois pour plusieurs mois. Très souvent, elle est placée en institution avec des personnes souffrant de troubles mentaux graves et divers, ce qui la fait se sentir en danger. Tôt ou tard, elle rechute. « Même si j’étais là volontairement et que je pouvais demander à sortir, c’était ce sentiment d’enfermement qui m’effrayait », explique-t-elle.
Elle a même essayé d’arrêter chez elle à plusieurs reprises, utilisant des médicaments pour le sevrage comme les benzodiazépines. « Il m’a fallu beaucoup de volonté… mais une fois que je m’y suis mise, j’ai pu arrêter de boire à la maison pendant un certain temps, dit-elle. Ensuite, la pression montait, montait, jusqu’à ce que je me retrouve totalement paralysée dans ma tête et que je rechute une nouvelle fois ».
Plus le temps passait, plus ça empirait : si Amanda a envisagé le suicide, c’est parce qu’elle « ne pouvait pas vaincre cette chose ». Ses tentatives de mettre fin à ses jours – 12 au total – l’ont amenée à être internée de force, ce qui a alimenté le cycle des thérapies infructueuses et aggravé sa maladie.
Son dernier séjour à l’hôpital remonte à l’été 2021. Un séjour qui lui a fait comprendre qu’elle ne voulait plus jamais retourner dans un service psychiatrique. « J’avais perdu beaucoup de poids, jusqu’à 50 kg, raconte-t-elle. J’en avais assez ». C’est alors qu’elle est tombée sur un documentaire consacré à une étude menée en Suisse sur le traitement des alcooliques par les psychédéliques. Elle s’est inscrite pour y participer et a été orientée vers Livia Granata.
Dans un premier temps, ils ont essayé un traitement à base de kétamine administrée par voie intraveineuse. La kétamine – anesthésique utilisé dans les soins d’urgence, mais aussi comme drogue récréative – prise à faible dose génère des effets psychédéliques. Elle s’est également révélée être un antidépresseur et un anti-suicidaire efficace, en particulier dans le cas de la dépression résistante au traitement.
Pendant quatre jours consécutifs, Amanda a reçu des perfusions. Elle a perdu connaissance, a eu des hallucinations, a eu peur et a demandé après son mari. Après les séances, son état mental n’avait pratiquement pas changé.
Granata a alors décidé d’essayer de lui administrer de la psilocybine – 20 milligrammes par séance au début, puis 30 parce qu’elle « la tolérait extrêmement bien » selon la neurologue. Au total, elles ont fait six séances d’environ huit heures, durée nécessaire à la dissipation des effets. Granata et son équipe ne sont pas des thérapeutes – ils se contentent de surveiller Amanda pendant qu’elle écoute de la musique, s’allonge sur le canapé ou le tapis, met un masque sur ses yeux, colorie des mandalas et s’abandonne tout simplement aux sensations procurées par la substance hallucinogène.
Beaucoup de patient·es pleurent pendant le traitement, explique Aisha Savdi, assistante médicale au sein de l’équipe. Certain·es veulent être pris·e dans les bras, d’autres souhaitent être laissé·es seul·es. Les séances font souvent ressurgir des souvenirs et des émotions refoulés. Nombreux sont les personnes qui déclarent observer leur vie de l’extérieur. Les choses deviennent plus claires, les perspectives changent.
Pour Amanda, l’effet hallucinogène était plus faible que ce qu’elle avait expérimenté avec la kétamine. Les lumières se floutaient légèrement, mais surtout, elle se sentait bien. Détendue, sans une once d’anxiété. « Tim a eu du mal à me ramener jusqu’à la voiture, parce que j’observais toutes les couleurs vives comme une gosse, dit-elle. Ça a certainement changé mon attitude, je me suis sentie comme libérée d’un poids. »
Depuis, elle et son entourage ont constaté une nette amélioration de sa dépression et de son anxiété sévère. Bien qu’elle ne supporte toujours pas de quitter le balcon, elle a pu sortir de chez elle, aller chez le coiffeur, se promener ou voir une amie. Aujourd’hui, elle est également capable de visionner des vidéos sur les traumatismes de l’enfance sans s’effondrer. « Mon esprit semble plus ouvert, ce qui me permet de mieux assimiler les choses », dit-elle.
En septembre dernier, elle a même pu partir en vacances avec son mari pour la première fois depuis des années. « Quelque part en Grèce, dans notre endroit préféré, là où on avait l’habitude d’aller chaque année, rapporte Tim. Oui, c’était un sacré pas en avant ».
Un autre changement est également survenu : l’envie de boire a disparu. Amanda est abstinente depuis avril 2022 – sa plus longue période sans alcool depuis 20 ans. Granata lui a prescrit un spray nasal à la kétamine pour l’aider à lutter contre les envies de boire qui se manifestent encore parfois, surtout lorsque des bouleversements interviennent dans sa vie. Par exemple, cette histoire de vacances a été difficile. Mais jusqu’à présent, elle a réussi à ne pas céder.
« Je ne suis pas retournée au fond de ce trou. Enfin, brièvement, mais ce n’était pas encore vraiment le fond », a déclaré Amanda. Quatre mois après le traitement initial, son humeur a de nouveau chuté, si bien que le Dr Granata a décidé de lui donner un coup de pouce en commençant la nouvelle série de thérapies en septembre 2022. Amanda s’est également mise en quête d’un thérapeute qui s’y connaît en traumatismes, avec pour ambition d’explorer la thérapie par la parole pendant qu’elle est sous substances.
Granata avoue être très impressionnée par ses progrès, surtout si l’on tient compte de ses antécédents en matière d’interventions psychiatriques et de traitements médicamenteux. « L’utilisation de cette substance quatre à six fois a permis de réaliser ce que les autres thérapies n’ont pas réussi à faire pendant des années, a-t-elle déclaré. C’est ce qui fait la particularité de ces drogues : leur rapidité d’action et la durée de leur effet. »
En attendant, Tim garde espoir. « Je suis un optimiste né », dit-il. Même si la situation est encore difficile, il a constaté une nette amélioration de l’humeur d’Amanda, dans sa capacité à faire des choses, à honorer ses rendez-vous et à être présente pour sa famille. Quel que soit le résultat final du traitement, ce type de thérapie reste à ses yeux bien meilleur que les méthodes traditionnelles.