Je suis un homme cisgenre, et je n’ai jamais questionné le genre qui m’a été assigné à la naissance. Par contre, j’ai toujours combattu la définition de la masculinité qui y était associée et dans laquelle j’ai dû évoluer. Je ne correspond pas à l’archétype de la virilité et ça a suffi pour qu’on en déduise un tas de choses sur moi. Qu’est-ce qui dans mon corps, dans mes gestes, dans ma manière de parler ou de m’habiller, était interprété comme autant de signes qui me plaçaient en dehors de l’hétéro-normativité ? Et pourquoi ? Remettre en question ce que les genres nous imposent m’est rapidement apparu comme une nécessité, voire un moyen d’émancipation.

Récemment, j’ai voulu rencontrer des personnes qui refusent la catégorisation et évoluent au-delà de la traditionnelle binarité de genre. Quand on touche à ce sujet, on se heurte souvent à de l’incompréhension ou du mépris. Entre les gens qui embrassent le changement et ceux qui s’accrochent au passé, la tension est réelle. La déconstruction fait flipper. Sans doute parce qu’elle implique une perte de repères. Pourtant, cette perte semble bien nécessaire quand on sait qu’elles sont vecteurs de discrimination et d’exclusion. 

Durant plusieurs mois, j’ai suivi cinq personnes qui explorent et vivent les questions de genre dans leur identité, pour documenter leur quotidien et mieux comprendre leur vécu. L’exposition photo et vidéo « Flowing Spirits, Beyond the Binary » au Cinéma Galeries est le résultat de ces moments de rencontre.

Nina Fafchamps (24 ans, elle)

Mai 2021. C’est à Liège que je retrouve Nina. Ce jour-là, elle organise une Pride alternative et inclusive. Nina a de longs cheveux blonds, un perfecto en cuir, un rouge à lèvre léger. À côté d’elle, un panneau « crush the cistem ». Elle relit son discours et allume une cigarette. Nina a décidé de révéler son identité de genre il y a quelques mois. Dans quelques jours, elle va commencer sa transition hormonale. C’est une belle étape pour elle. Elle m’annonce aussi qu’elle va bientôt faire changer sa carte d’identité. Aux yeux des autres et dans la société actuelle, ça permet d’apaiser un peu le quotidien. Mais pour elle, la réalité est plus complexe. « J’ai fait les démarches pour être reconnue en tant que femme aux yeux de l’État, c’est la seule possibilité qui existe en Belgique, explique Nina. Mais en soi, je ne me sens ni femme ni homme, je me sens plurielle. »

Il est 14 heures, les gens commencent à arriver rapidement sous une pluie battante. La musique est lancée, un Rain on Me qui va très bien avec l’ambiance, et les corps se libèrent. Beaucoup sont jeunes. « Quand je vois cette nouvelle génération, ça me donne de l’espoir », me glisse Nina.

« C’est à cause de ce manque de visibilité que j’ai toujours cru que j’allais mourir avant mes 25 ans. »

Après avoir dansé sur quelques hits, Nina coupe la musique et monte sur un banc. Elle attrape un micro, prend la parole : « La communauté Trans est encore aujourd’hui mise en retrait, invisibilisée ou mal représentée. C’est à cause de ce manque de visibilité que j’ai toujours cru que j’allais mourir avant mes 25 ans. C’est à cause de ça que toute ma vie, j’ai pensé que personne ne m’aimerait, que j’étais dégoutante, que je ne méritais rien. C’est à cause de ces représentations que les personnes qui éprouvent du désir pour nous se cachent et ont honte, tellement honte que parfois elles nous tuent. » Derrière ces mots, ce sont des réalités quotidiennes. « Me faire insulter en rue, ça arrive tous les jours, me dit-elle. Quand une voiture passe à côté de moi et que le conducteur ouvre sa fenêtre et crache dans ma direction parce que je suis qui je suis, je ne comprends pas. C’est juste de la haine ».

La pluie n’empêche personne de continuer la fête. Nina danse, entourée des personnes qui lui sont chères. En plus de défendre les droits des personnes LGBTQIA+, elle milite aussi pour les personnes vivant avec le VIH. Ce n’est pas son premier ni son dernier combat.

Camille Pier (33 ans, il)

Juin 2021. C’est sous le soleil que je frappe à une haute porte en bois dans un quartier d’Ixelles, à Bruxelles. Derrière, une grande cour dans laquelle une Volvo blanche nappée d’un voilage rose est garée. Plusieurs personnes boivent des bières. Camille se produit ici avec le collectif Not Allowed – Glitter’s time dont il fait partie. Slameur, poète, performeur, dessinateur, Camille touche à pas mal de choses.

Dans les coulisses, Camille se recouvre le visage de fond de teint, souligne ses yeux, enfile une perruque de plumes. Dans la vie, il jongle entre différents projets, toujours liés à son expression artistique. Pour lui, travailler dans une institution reste compliqué, notamment après sa mauvaise expérience dans une organisation socioculturelle : « Une personne comme moi qui débarque dans un bureau, c’était pas évident. »  Après deux ans à jouer le Wikipedia de la transness et face aux commentaires incessants et autres blagues violentes, il finit en burn-out.  « On vit dans un monde où on force les gens à rentrer dans certaines cases et la récompense à la clé, c’est d’être validé. », résume Camille.

« On ne fait plus du tout de compromis pour changer la façon dont on veut dire les choses. »

Le spectacle d’aujourd’hui est sans concessions. « J’ai l’impression qu’avant, j’avais intégré le fait de ne pas être acceptable, il fallait que je me tamise pour que ça passe. Maintenant, on ne fait plus du tout de compromis pour changer la façon dont on veut dire les choses. »

De retour en coulisses, la pression retombe pour tout le monde et je félicite Camille. Son spectacle libère les tensions et met en scène ses ressentis personnels. Grandir sans se retrouver dans la binarité de genre est un processus déroutant. Pour le traverser, il faut du temps, et Camille a su s’entourer des bonnes personnes.

Marie (36 ans, iel)

Juillet 2021. Sur la place Morichar, à Saint-Gilles, les skaters glissent et discutent dans le fracas des planches. Marie est là avec son fils. Iel enfile ses rollers, son fils monte sur son vélo. Marie place des plots pour faire du zigzag et tente des tricks pour négocier les virages. Pendant ce temps, son fils fonce à toute vitesse autour de la place et me montre fièrement ses dérapages réussis.

Après quelques slaloms, Marie me rejoint sur le banc et on se met à discuter de la parentalité, des attentes et des craintes lorsqu’on a un enfant : « Il y a vraiment eu un changement au moment où j’ai eu mon fils. Je m’étais jamais senti bien dans le fait d’être meuf. En portant un enfant, en accouchant, en l’allaitant, je pensais que c’était bon, j’avais fait le truc ultime de la féminité, on allait enfin me lâcher la grappe. Mais il y a plein d’injonctions à être mère. Ça a aussi déclenché tout un parcours par rapport à mon identité de genre. La non-binarité, c’est complètement mindblowing parce que le genre est vécu comme un spectre dans lequel il est possible d’avoir une position qui peut évoluer en fonction des ressentis et de la vie. C’est ça qui fait complètement péter les plombs aux gens. »

« Clairement, l’un des endroits les plus violents pour moi, c’est l’école de mon fils. C’est vraiment le lieu de la construction de la norme. »

Il est midi, il fait chaud et le fils de Marie demande s’il peut enlever son t-shirt. « Non, si les filles ne peuvent pas être torse nu en ville, toi non plus », lui explique Marie. Il n’est pas étranger à ces questions, c’est un petit garçon ouvert, curieux et informé. Sa maman lui donne le plus d’outils possibles pour qu’il puisse explorer et grandir en dehors des cadres normatifs.

Mais c’est pas toujours facile, surtout quand on sait qu’il passe la moitié de son temps à l’école : « Clairement, l’un des endroits les plus violents pour moi, c’est l’école de mon fils. J’ai réussi au fil du temps à me construire une bulle de protection avec des personnes bienveillantes que j’ai choisies. C’est vraiment le lieu de la construction de la norme. Mon fils est hyper OK avec la non-binarité, la transidentité, les pronoms neutres, il est libre de s’habiller et d’explorer les choses comme il veut. Mais j’ai déjà eu une discussion avec d’autres mamans qui me demandaient si je ne croyais pas que “je le forçais un peu à aimer les robes” avec toutes mes histoires de genre. C’était assez violent. Les personnes trans, les gays, les lesbiennes, elles ont fait comment alors ? On a bien été forcé·es par l’hétéro-normativité toute notre vie et pourtant, on n’est pas hétéro ». Dès que la famille entre en jeu, la norme revient avec plus de force encore.

Juriji Der Klee (31 ans, elle)

Septembre 2021. Je retrouve Juriji chez elle. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était il y a trois ans, lors des soirées Bénédiction. Depuis, les choses ont évolué pour elle. Juriji performe régulièrement au cabaret Madame Arthur à Paris et a entamé sa transition : « J’ai eu beaucoup de mal à accepter l’enveloppe corporelle dans laquelle je suis. Mais plus le temps avance, plus je suis en accord avec et je l’aime davantage ». 

Un métro passe en sous-sol et fait légèrement vibrer les murs. On se pose dans sa cuisine. Juriji habite face à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, en plein centre de Bruxelles. Je lui demande comment elle vit cette confrontation quotidienne avec l’espace public. « Avec ma transition, ça devient très rare qu’on me mégenre, dit-elle. Avant, j’avais droit à tout type de propos et d’actes irrespectueux à mon égard : des gens m’ont suivi, m’ont insultée, m’ont craché dessus. Du coup, j’ai misé sur le vélo pour me déplacer parce que les transports en commun, ça peut être une confrontation très violente. On dirait que tout est permis, et surtout le pire ». 

« Ce qui est assez paradoxal, c’est que si tu repasses un peu l’histoire de l’être humain, les personnes trans ou non-binaires ont toujours existé. »

On sonne, un livreur apporte un colis, qui s’ajoute aux nombreuses autres boîtes qui occupent la cuisine. Juriji prépare mille choses à la fois. Être queer est devenu recherché, convoité même, comme une nécessité pour cocher la case « diversité ». Sans se plaindre de cette nouvelle visibilité, il est bien de la prendre tout de même avec prudence : « Ce qui est assez paradoxal, c’est que si tu repasses un peu l’histoire de l’être humain, les personnes trans ou non-binaires ont toujours existé. Il y a des rapports aux genres très intéressants partout, il faut juste se renseigner. Finalement, c’est le monde occidental qui est très binaire. C’est drôle de vouloir tout d’un coup découvrir ça alors que ça a toujours été là. »

Juriji ouvre un paquet dans la cuisine et en sort une tenue en latex noir. C’est suggestif, juste au corps. Tout ce qu’elle aime. Sur scène, elle est cette femme belle et fatale ; un personnage qu’elle cultive et qu’elle utilise pour se découvrir.

Jhaya Caupenne (25 ans, iel)

Octobre 2021. Je me rends au festival Homografia, un événement queer qui met en avant les représentations non-normatives. Je suis là pour voir Jhaya, une danseuse non-binaire. Chaque fois que je l’ai vue, Jhaya était flamboyante : tenues colorées, maquillage, bijoux rutilants, avec ce détail très personnel qu’est le rouge à lèvres bleu. Mais ce magnifique look peut aussi la mettre en danger : « On m’a déjà encerclée et insultée. Je me suis même déjà fait lapider dans un parc, par des enfants ». Jhaya ne s’interdit rien pour autant, et sort habillée et maquillée comme iel le souhaite.

Jhaya travaille sur le corps, ce qu’il peut raconter, ce qu’on y lit de masculin, de féminin et comment le genre dans lequel on est assigné peut affecter notre façon de bouger : « J’essaye d’amener les gens à réfléchir sur le fait qu’une posture peut être changée. Le corps, c’est quelque chose qu’on peut modeler. Dans mon adolescence, j’ai souvent été confrontée à des choses que je n’avais pas le droit de faire parce que j’étais considérée comme un homme. Quand je me suis affirmée en tant que personne non-binaire, j’ai commencé à me sentir plus à l’aise dans mon corps. Je me suis mise à me maquiller, à changer ma garde-robe. Ça m’a fait du bien et ça a beaucoup joué sur le regard des autres. Après des années de déprime, j’ai enfin pu dire que j’étais heureuse, je ne devais plus cacher la personne que j’avais envie d’être. »

« Quand j’ai découvert l’univers Ballroom, j’ai eu l’impression qu’un monde s’effondrait et qu’un autre se montrait à moi. J’ai réalisé que je n’étais pas seule. »

La lumière se tamise et Jhaya s’avance sur scène, recouverte d’un drap. Celui-ci valse vite alors que la performance commence et qu’iel déploie son art. Très vite, son corps se découvre. Ses muscles sont saillants, soulignés par des sous-vêtements en dentelle, ils ruissellent de sueur. C’est une célébration de la fluidité dans laquelle les mains tournent, l’attitude en impose, les tombés au sol sont précis. Jhaya fait partie de la scène Ballroom et c’est devenu une partie très importante de sa vie. « Je me suis souvent sentie seule, entourée de personnes hétéros qui banalisaient mon combat. Quand j’ai découvert l’univers Ballroom, j’ai eu l’impression qu’un monde s’effondrait et qu’un autre se montrait à moi. J’ai réalisé que je n’étais pas seule. On forme une communauté à l’international. Quand j’étais jeune, je ne voyais pas de futur pour moi, j’étais en dépression, je sortais tous les weekends. Quand j’ai découvert la Ballroom, ça a changé ma vie ».

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