La faute au Brexit, explique Elvire Fabry, chercheuse senior spécialiste des politiques commerciales à l’Institut Jacques Delors. La sortie du pays de l’Union européenne (UE) a engendré “une perte d’attractivité pour les chauffeurs puisque l’activité est devenue plus coûteuse et moins fluide. L’application du Brexit dur, avec la fin du marché unique et de la liberté de circulation, a rendu les itinéraires vers le Royaume-Uni beaucoup moins rentables”, détaille-t-elle.
À cela s’ajoute “le choix du Royaume-Uni de restreindre les octrois de visa. La main d’oeuvre partie du pays pendant les confinements n’a pas pu revenir parce qu’elle est souvent étrangère, ce qui donne lieu à une perte d’activité forte dans certains domaines”. C’est particulièrement le cas dans l’agriculture, la restauration, ou le secteur routier. Dans ce dernier, le manque de main d’oeuvre est structurel, mais le Brexit a amplifié le phénomène. Désormais, il manquerait 100.000 chauffeurs dans le pays.
Face à ce blocage, le gouvernement de Boris Johnson a dû assouplir au moins temporairement sa ligne en matière d’immigration, en accordant 10.500 visas temporaires de travail. Avec plus ou moins de succès: dans le secteur routier, seuls 27 chauffeurs ont déposé une demande sur 300 visas disponibles…
Aucune anticipation du gouvernement
Toutefois, met en garde Aurélien Antoine, professeur des universités en droit et directeur de l’Observatoire du Brexit, attention à ne pas faire du “Brexit bashing”. Si celui-ci a des impacts sur les pénuries, la reprise économique post-pandémie doit aussi être mise en avant. Dans le monde entier, des phénomènes similaires sont observés dans certains domaines comme les jouets ou les voitures, cela à cause d’une production pas assez soutenue conjuguée à une forte hausse des prix.
Concernant les chauffeurs poids lourds, la pandémie reste un facteur important puisque les centres de formation ont dû être fermés pendant les mois de confinement, empêchant l’arrivée sur le marché de l’emploi de nouveaux routiers.
C’est donc la conjugaison du Brexit et du Covid-19 qui a mené le Royaume-Uni à la pénurie. Mais si le second a été désigné comme la cause des problème depuis un an et demi, “maintenant que l’économie repart, on voit plus clairement l’impact du Brexit”, juge Elvire Fabry. Car les conséquences du retrait de l’UE n’ont tout simplement pas été anticipées.
Le gouvernement britannique a fait “une gestion politique du Brexit focalisée sur le Global britain (plan d’action sur la place du Royaume-Uni dans le monde, NDLR) et le take back control (reprendre le contrôle), une stratégie complètement déconnectée de la réalité économique”, analyse la chercheuse. La rhétorique s’appuyant sur la lutte contre l’immigration et la fin de la libre circulation des Européens a fait oublié le “rôle-clé” de cette dernière dans le fonctionnement de l’économie britannique. “La politique migratoire a été manipulée pour aboutir au Brexit, sans penser aux conséquences. Pourtant, les risques étaient lisibles”, confirme Antoine Aurélien, aussi auteur de Brexit, une histoire anglaise (Dalloz, 2020)
Boris Johnson opportuniste
De son côté, Boris Johnson s’est justifié à la convention du parti conservateur organisé du dimanche 3 à ce mercredi 6 octobre, arguant que l’économie du pays est actuellement en pleine transition. Il veut passer d’un “système cassé” reposant sur “de bas salaires, une faible croissance, de faibles qualifications et une faible productivité, le tout rendu possible et facilité par une immigration incontrôlée”, à une économie post-Brexit dont “hauts salaires” et “hautes qualifications” seront les piliers.
Antoine Aurélien reste pour l’instant dubitatif. “Sur le principe, on peut souhaiter que ce que le Premier ministre dit soit vrai, et que les entrepreneurs augmentent de 20% les salaires, comme certains l’ont déjà fait. Il faudra voir sur le long terme”, estime-t-il. Mais d’après l’enseignent-chercheur, Boris Johnson fait pour l’heure seulement “preuve d’opportunisme. Il n’a jamais évoqué cet aspect dans ses programmes”.
Et sa volonté de transition de l’économie pourrait prendre beaucoup de temps, explique Elvire Fabry: “Ce sera difficile à mettre en oeuvre du jour au lendemain, d’autant plus s’il n’y a pas d’inflexion de la politique migratoire.” Pour Aurélien Antoine, cette période de transition pourrait même durer une dizaine d’années. “C’est le temps qu’il a fallu pour stabiliser l’économie après l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne en 1972, effective en 1973”, rappelle-t-il.
De là à parler d’un nouveau “hiver des mécontentements”, cet épisode de 1978-1979 où de grandes grèves ont ébranlé le pays, comme l’évoquent certains médias et personnalités politiques? “L’impatience risque de s’installer”, reconnaît Elvire Fabre. Toutefois, Antoine Aurélien se veut moins pessimiste: “Le pays connaît un défaut d’approvisionnement, ce n’est pas un problème d’origine sociale comme lors de ces grandes grèves. Mais l’hiver prochain, si le gouvernement ne parvient pas à améliorer la situation, peut-être que le mécontentement pourrait s’exprimer.” Pour l’instant, les Britanniques espèrent surtout pouvoir avoir leur dinde sur la table de Noël.
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